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Theatrum Mundi - Page 161

  • Artefact, de Maurice G. Dantec

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    Ayant laissé toutes les apparences, non seulement ce que perçoivent les sens, mais ce que l’intelligence croit voir, il tend toujours plus vers l’intérieur, jusqu’à ce qu’il pénètre, par l’effort de l’esprit, jusqu’à l’invisible et à l’inconnaissable et que là il voie Dieu. C’est en cela que consiste la vraie connaissance de celui qu’il cherche et sa vraie vision, dans le fait de ne pas voir, parce que celui qu’il cherche transcende toute connaissance, séparé de toute part par son incompréhensibilité comme par une ténèbre.

    Saint Grégoire de Nysse, La Vie de Moïse

     

    Artefact est bien sûr un roman. Un seul roman composé de trois romans : « Vers le nord du ciel », « Artefact », « Le Monde de ce Prince ». On peut peut-être dire de ces romans qu’ils sont indépendants, et il est assurément possible de les lire séparément ; mais ils ne sont certainement pas autonomes : tous trois sont en effet régis par et soumis à la même Loi, qu’ensemble ils indiquent (et peut-être déterminent) et à laquelle, non moins, ils obéissent. Et voilà bien la raison par laquelle ces trois romans en font un seul et unique, ne dévoilant son sens que par la façon dont ils inter-agissent entre eux… Sur quoi ? Sur, comme n’a de cesse de le répéter Dantec en son roman (mais est-ce bien lui ?), le cerveau du lecteur. C’est-à-dire, en l’espèce, sur moi.

    Artefact est bien sûr un roman. Mais ce n’est pas seulement un roman. C’est également un poème. Et même un poème dramatique, d’une dramaturgie très singulière, propre à la décourager les tenants d’une lecture scénaristique cherchant toujours à voir le film dans – si ce n’est même, au fond : devant – le livre qu’ils « lisent ». Lesquels prétendus « lecteurs », avec un vocabulaire de joueurs de cartes ou d’étudiants en journalisme, ne pourront jamais que faire l’impasse sur le second de ces romans du roman, « Artefact », lequel ne donne pourtant pas pour rien son nom à l’ensemble.

    Car c’est bien en ce second roman que se trouve, non pas bêtement le centre – quoiqu’il le soit aussi, et pour ainsi dire : physiquement –, mais le cœur atomique du roman, irradiant en tous sens, imposant une relecture complète du précédent et contaminant le suivant.

    Lire « Artefact » dans Artefact, avec la lenteur sans doute qu’une telle densité demande et finalement impose, lecture insupportable aux hommes pressés (mais par quoi ?) que nous sommes incessamment sommés (mais par qui ?) d’ « être », offre seul au lecteur la possibilité d’un saut que je suis très mal qualifié à dire quantique. Lire « Artefact » dans Artefact permet aux trois romans, nonobstant la linéarité chronologique de la lecture physique, de devenir simultanés ; et partant, d’être un seul. – S’il y a un seul roman, en somme, c’est parce que votre lecture des trois romans s’actualise sans cesse dans le temps même de votre lecture physique et chronologique et que votre lecture du premier des trois, « vers le nord du ciel », n’a plus rien à voir à la fin du troisième roman, « le Monde de ce Prince », avec la lecture initiale que vous en aviez faite. Votre lecture de « vers le nord du ciel » est en quelque sorte relue par la lecture du « Monde de ce Prince », telle qu’elle est permise, ou nécessitée, par « Artefact ». De sorte que, finalement, dans le temps même de votre lecture physique, linéaire et chronologique, vous êtes « contraint » à lire simultanément les trois romans, en un seul ; et que, fermant après la dernière page le livre, l’actualisation de ces trois romans en un seul se poursuit. Vous continuez de lire. A moins que vous ne commenciez…

    Un seul exemple, à ma lecture le plus frappant – et donc pas nécessairement le plus fin. La dernière phrase du second roman, « Artefact », en sa question syntaxiquement très simple et pourtant très complexe : « Es-tu une personne ? », tandis que je commençais concrètement la lecture du « Monde de ce Prince », m’a brutalement ramené en arrière, très précisément au paragraphe ouvrant à la fois « vers le nord du ciel », premier roman des trois, et Artefact tout entier. Voici ce premier paragraphe, qu’il m’avait déjà fallu un certain temps à admettre – même au simple titre d’hypothèse –, tant il suppose que vie et mort coïncident exactement, ou plutôt que naissance et mort coïncident exactement, ce qui ne poserait pas tant de problèmes s’il ne s’agissait de la naissance et mort de celui qui parle (ou écrit) : « C’est ce matin-là que je suis né. Ce matin-là, à 8 h 46 et 40 secondes très exactement. C’est aussi l’instant où je suis mort. » Cette ouverture de la narration est en même temps une sortie hors du temps, sortie que la lecture d’ « Artefact » a non seulement intensifiée mais aussi fait sauter sur une autre ligne de narration. Et c’est cette même question « Es-tu une personne ? » qui viendra éclairer d’une lumière très crue, plus violente même que la série de crimes atroces et drôles qui y est en détails décrite, les dernières pages du « Monde de ce Prince ».

    La question posée (une des questions posées, plutôt) est celle de l’identité de celui qui parle. La question posée est celle de la parole ; et celle de la Parole. Car ce que sait un lecteur de cet art martial très ancien, et désormais très méprisé, qu’est le théâtre – ou : la littérature dramatique, comme on dit de nos jours pour faussement les séparer –, c’est cela : Un personnage, qu’il mente ou non, ne dit jamais la vérité. Ou bien : La vérité ne peut pas être dite. Ou encore : La vérité est le non-dit, et non seulement le non-dit mais encore le non-dicible, de la somme des paroles des personnages. Je ne puis donc pas tenir pour anodin le fait que les trois romans de Dantec soient précisément trois narrations distinctes, indépendantes, trois Je qu’il faut, quelque complexe et parfois rebutant que cela soit, admettre de devenir, l’un après l’autre et simultanément, pour accéder enfin, mais cette fois en silence, à l’unité du roman Artefact.

    Faire l’impasse sur « Artefact », qu’on le parcoure ou non des yeux, c’est faire l’impasse sur Artefact. Il est bien évidemment possible, ainsi que certains journalistes n’ont pas manqué de vivement le conseiller, les romans étant formellement et scénaristiquement indépendants, de lire seulement « vers le nord du ciel » et « le Monde de ce Prince » ; mais c’est se priver de lire un roman, pour en lire seulement deux. Et finalement, cela revient à tomber au piège que le roman de Dantec ne cesse pas de nous dire qu’il nous tend. D’une telle lecture duelle, on pourrait même conclure en se demandant sans trop d’apparente aberration s’il n’est pas question, finalement, dans ces deux romans apparemment opposés, d’une réflexion sur les conséquences post-traumatiques des accidents de voiture. Question qui, évidemment, tombe immédiatement dans l’anecdote pour tout lecteur d’Artefact.

    Pour conclure cette approximative notule, je dirais que le lecteur ne peut de toute façon éviter le piège que lui tend – et qu’est en soi – le dispositif romanesque de Dantec ; simplement peut-il soit y tomber, soit le devenir.

     

  • Guérilla

    Pourquoi le style précis des meilleurs écrivains d’aujourd’hui me semble-t-il étrangement désarmé ?

    Parce que tous ces connards défilent.

    « Regardez-moi. »

    Et si leur style est armé, c’est seulement pour la parade.

    « Regardez-moi. »

    Ils aspirent à devenir visibles. Ils le seront.

    Le bel ordonnancement de leur langue, c’est certain, ne résistera pas au moindre assaut de la massive imbécillité contemporaine.

    Ces singularités prétendues s’offrent pour cible. On dirait des soldats français de 1914, en bel uniforme rouge et bleu dans les blés jaunes.

    Ils écrivent en gants blancs. Pour que leur suicide ait de la gueule.

    Mais c’est précisément par leur suicide en cours qu’ils sont par avance comptabilisés au profit de la modernité. Et qu’ils deviennent comme tout le monde de très anonymes cadavres.

    Ah, on les regarde enfin ; mais on ne les distingue plus.

     

    Ils finissent par pleurnicher.

    Par implorer ces ennemis qu’ils convoitent d’applaudir à leur mort très prochaine, évidemment assurée parce qu’il y a pour cela des polices, dont ils se font gloire à crédit.

    Car c’est dans leur défaite anticipée, souhaitée, voulue, rêvée, délirée même surtout, qu’ils placent leur héroïsme abject.

    Héroïsme qu’eux-mêmes proclament incontestable. Ils ne savent pas qu’ils font du Marketing, ces MM. Jourdain en habit littéraire et briguant à Paris un marquisat quelconque.

    Les sales petits cons.

    Pervers jusqu’à vanter eux-mêmes leur radicalité non-pareille. Et même leur salope honnêteté de potentats intellos.

     

    Ils idolâtrent la Littérature à majuscule, cette vieille maquerelle putassièrement hypostasiée ; et comme ces drôles sont inspirés, évidemment, ils entendent celle-ci leur murmurer à l’oreille : « File à la Cour jouer à la guerre, mon petit, et tâche de ne pas salir ton beau costume en langue française. »

    Le style de Chateaubriand taille et tranche dans son époque. C’est sa gloire.

    Imiter le style de Chateaubriand, c’est ni plus ni moins se déguiser en cow-boy, au mieux en Abencerage. Parce qu’il aime Jeanne d’Arc, Péguy ne part pas à la guerre engoncé dans une armure médiévale. Il y mourra quand même.

    Nos écrivains sont des enfants. Ils ne croient plus en Dieu, ou plus vraiment, parce que deux mille ans de Chrétienté se balaient d’un battement de cils convenu, ou d’un haussement d’épaule. Mais ils croient au Père Noël, qui est bien mieux. Et à la Mère Noël, qu’ils nomment Littérature.

    Oh, ils soupçonnent vaguement qu’elle n’existe pas, la Mère Noël, mais ne toléreront pas qu’un journaliste l’affirme. Car les journalistes sont leurs frères inférieurs.

     

    Ils ne taillent ni ne tranchent dans leur époque, et pas davantage ne l’atomisent. Leur beau style est une épée de bois.

    Ils sont des enfants, qui jouent à la guerre dans un monde fait pour eux.

    « On n’a qu’à dire que je suis le grand écrivain Zorro… » « Ouais, et moi je serais Wonder Woman… » Etc.

    Mais bien sûr, mon chéri… Ta cotisation au Club est à jour ?

    Ils font semblant de faire ce qu’ils font.

     

    Les écrivains ne font pas la guerre. Non, ils se font photographier, filmer en train de faire semblant de faire la guerre.

    L’imposture n’a besoin que de postures.

    Et comme ils sont de mauvais acteurs débitant à la chaîne d’insignifiantes répliques accrocheuses, le téléfilm fait chier tout le monde. Même les cons, qui préfèrent changer de porno.

    Ils s’en plaindront, les écrivains. Pleurnicheront sur la perte du respect qu’on témoignait à leurs ancêtres.

    Mais aussi, comme tout se recycle, ils trouveront bien le moyen de s’en faire une gloriole de pacotille, emboucheront la publicitaire trompette du maudit. A peu de frais, comme tout le reste.

    Et ils ne maudiront personne. Ne diront mal de rien. Brosseront leur uniforme, de peur d’être grondé par la Grosse Mère Littérature.

    L’essentiel étant bien sûr qu’ils restent entre eux. Entre personnes supérieures, jalouses et susceptibles. Buvant au même abreuvoir une soupe au lait qui leur monte à la tête.

    L’essentiel étant qu’ils soient parqués bien au chaud dans quelques muséaux arrondissements nauséeux. Dont ils feront dans leurs œuvres des univers totaux.

    Le plus souvent oisifs, mais toujours prêts à turluter pour la gloire un éditeur plus prestigieux que le leur, qu’ils méprisent pour de rien. Pas pour de vrai ni pour de faux, pour de rien.

    Tremblants et prompts à fuir devant le dernier des rappeurs à métal incrusté venu fliquer leur réserve de culs-pincés décomplexés. Parce qu’il ne faut pas salir son beau costume en langue française, c’est Maman qui l’a dit.

     

     

    La Littérature à majuscule est une saloperie romantique.

    Une gueule d’ombre qui bouffe ses adorateurs mêmes, s’en nourrit, et chie le restant par paquets de livres.

    Lesquels nous entretiennent avec une bravoure factice de l’élégance perdue, de l’éloquence en miettes, ou de n’importe quoi n’importe comment…

    Et même de la perte du sens.

  • Le gai savoir, par Friedrich Nietzsche

     

     

    A l’honneur des « homines religiosi ».

      La lutte contre l’Eglise est sans doute entre autres aspects – car elle signifie mille choses diverses – la lutte des natures plus vulgaires, plus légères, plus confiantes, plus superficielles contre la domination des hommes plus graves, plus profonds, plus contemplatifs, c’est-à-dire plus méchants et plus méfiants, qui furent longtemps à scruter avec une suspicion profonde la valeur de l’existence comme aussi leur propre valeur : le vulgaire instinct du peuple, sa joie sensuelle, son « bon cœur » s’insurgèrent contre eux. L’Eglise romaine tout entière repose sur la suspicion méridionale à l’égard de la nature humaine, et qui dans le Nord prêta toujours au malentendu : suspicion qui constituait pour le Midi européen l’héritage du profond Orient, de l’antique et mystérieuse Asie et de son esprit de contemplation. A lui seul le protestantisme est un soulèvement populaire en faveur des braves gens, ingénus, confiants, superficiels (le Nord montre toujours plus de bienveillance et de platitude que le Midi) ; mais ce fut la Révolution française qui remit enfin solennellement et sans réserve le sceptre au « brave homme » (au mouton, à l’âne, à l’oie, en un mot à tout ce qui est d’une irrémédiable platitude, à tout ce qui braille, qui est mûr pour la maison de fous des « idées modernes »).

    Nietzsche, Le gai savoir, fragment 350, traduction de Pierre Klossowski.

  • Olivier Py, grenelle de bénitier

    Voici une sorte de billet d'humeur. J'espère ne pas en produire trop souvent. Ou bien sous d'autres formes...

     

    1. Editorial

    Olivier Py l’écrit dans son éditorial de saison : il veut faire de l’Odéon « un théâtre festif et populaire ». S’il ne s’attarde pas sur l’épithète festif, c’est certainement parce qu’un théâtre aujourd’hui qui ne serait pas festif est impensable, irreprésentable. Il faut dire qu’on enterre en grandes pompes une civilisation.

    En revanche, il s’attarde et tartine sur l’épithète populaire. Et sous prétexte de la repenser, il accumule les souverains poncifs de notre époque aberrante, homme engagé, exception, altérité, consumérisme, passions…

    Un exemple : « Le spectateur engagé n'a rien à revendiquer que son altérité, il est le peuple, il est ce public populaire dont nous avons tant besoin. » C’est complètement idiot, ça ne veut rien dire ; et c’est au fond toujours la même vieille histoire de la chose populaire décrétée unilatéralement : Moi, Machin, je décide que ce que je fais est populaire.

    A ce compte-là, il serait tout à fait facile à Olivier Py, si l’occasion lui en était fournie, d’ouvrir par exemple un théâtre prolétarien à Dubaï. Ou un théâtre-qui-est-ce-que-je-dis-qu’il-est dans le désert de Gobi.

    « Le spectateur engagé […] est le peuple, il est ce public engagé dont nous avons tant besoin. » Ou bien le spectateur engagé est générique et multiple, et Py nie alors l’individualité de chacune des personnes réelles composant « ce » dernier, n’importe quel spectateur étant exactement identique à n’importe quel autre ; ou bien un seul spectateur, qu’il dirait peut-être alors « symbolique », suffit à faire un public populaire. Ce n’est pas très clair. Souhaitons donc, sans y croire, un seul spectateur par soirée au Théâtre de l’Odéon.

    Je me souviens que le dernier grand auteur dramatique français, Eugène Ionesco, répondait à nos théâtreux puritains qu’il faisait du théâtre impopulaire.

     

    2. 68

    Il y a aussi, bien sûr, comme nous sommes en France, l’inévitable mai 68. Qu’Olivier Py, en charge du Théâtre de l’Odéon, se doit de commémorer ; on ne sait trop pourquoi, mais on voudrait que la chose soit évidente. Oui, on.

    Je lis dans Libération du 12 mai 2007 une interview de notre génial « poète » par l’affligeant René Solis, que le premier a confié à Laure Adler, quelconque Bernadette Soubirous de l’abrutissement culturel – notez le pléonasme –, la charge de préparer le quarantième anniversaire de « Mai », comme dit le journaleux. Evidemment, Olivier Py se fait fort de nuancer ce qu’il est ailleurs convenu (par ironie sans doute) de nommer « l’héritage » de 68  et parle des « splendeurs et ridicules du mouvement ». Non sans avoir auparavant précisé qu’il « aime le 68 de la libération sexuelle, pas celui du « Plus jamais Claudel ! ».

    Je sais que des rebelles moutonnants ont, entre mille autres imbécillités, braillé en 68 des « Plus jamais Claudel ! ». C’est un fait. Bien. Mais la libération sexuelle ? De quoi parle-t-on, exactement ? Et dans quelle langue ? Libération sexuelle de quoi ? La France, par exemple, en 1944 et 1945 a été libérée du joug de l’Allemagne des nationaux-socialistes (ou : nazis). C’est un fait. Mais je voudrais bien qu’on me dise enfin de quoi la sexualité a bien pu être libérée en mai 1968 ? Il semble pourtant largement attesté que les hommes (le masculin inclut ici le féminin) avaient bien avant l’an de grâce 1968 éprouvé l’existence du plaisir sexuel. A moins qu’on ne parle ici, à mots couverts, des premiers balbutiements de la pornographie obligatoire,  et considérée comme nouvelle norme anti-normative, sous le régime dictatorial de laquelle nous vivons aujourd’hui…

     

    3. De la religion

    Dans la même interview, Py précise avoir « dit 150 fois qu’[il] n’était pas un poète chrétien ».

    Si c’est vrai, pourquoi le dire 150 fois ? (Est-ce que je passe mon temps, moi, à rabâcher 150 fois que je ne suis pas un auteur agnostique, musulman, juif, hindou, animiste, etc. ?) Pour accéder à quel poste ? Et si c’est faux, cela fait tout bonnement 3 X 50 reniements. Ce qui est tout de même assez considérable. Le coq a une extinction de voix.

    Mais le « poète » précise : « Mon poème, c’est justement toute ma part inconvertie ». Et plus loin, cette phrase absolument formidable : « Le théâtre, c’est le lieu du païen ».

    Arrêtons-nous ici un moment.

    Au milieu environ de l’article, Py doit répondre devant l’Inquisiteur « libérationnel » Solis d’une accusation, ici parfaitement anonyme, portée contre l’un de ses écrits dans lequel on lui reprocherait de faire « du prosélytisme chrétien rampant ». Ce dont il se défend.

    Il a déjà dû, préalablement, justifier que les termes « offrande propitiatoire » lui venaient d’Eschyle et non de la Bible. Dont acte.

    Et Olivier Py, parlant de lui-même à la troisième personne du singulier, de préciser que si l’homme est chrétien, le poète ne l’est pas, et le directeur non plus. Suivi de « Je trouverais même scandaleux qu’il le fût. »  Ah bon. Mais ce « je »-là, qui trouverait scandaleux que le directeur fût chrétien, quel est-il ? Qui, de l’homme, du poète ou du directeur, répond à Solis ?

    Voilà donc une sinistre trinité de pacotille, et dans laquelle il seulement possible de se perdre. L’entité indéterminée Olivier Py est constituée 1. d’un homme chrétien, 2. d’un poète païen et 3. d’un directeur non encore qualifié. Lesquels, entre eux, ne sont pas bien d’accord (quelque pratique que cela semble par ailleurs). Au point qu’on peut se demander qui dirige le Théâtre National de l’Odéon. Et lequel des trois le Ministre de la Culture a nommé. Et si ce genre de distinction est porté dans le contrat du directeur Py, ce qui serait assez comique.

    L’immense René Solis dit alors, et nous en arrivons à notre point : « Mais vos spectacles ne comportent-ils pas une dimension liturgique ? »

    Et Py répond : « Aucunement. Je n’ai jamais confondu la messe et le théâtre. Le théâtre, c’est le lieu du païen. C’est cela que je montre. D’où la débauche, la nudité, la musique. »

    Voilà le sommet.

    Le sommet du n’importe quoi, il va sans dire.

    A un niveau d’intrication, et de confusion, des quelques paramètres ici en question rarement atteint.

    Ouvrons ensemble si vous voulez bien le dictionnaire nommé Trésor de la langue française au mot liturgie, et lisons-en la première définition – celle qui concerne cette antiquité grecque qui semble à tous, manifestement, préférable au christianisme : « Charge d'un service public ou parfois religieux dont l'exécution était confiée aux citoyens les plus riches de la cité. » (c’est moi qui souligne).

    Mais évidemment, quand Solis évoque la liturgie, il pense exclusivement au christianisme et impose, parce que notre époque est un suicide, à son interlocuteur de se défausser, sous peine de disqualification pour non-conformisme. Quand Solis impose l’éviction de la liturgie, c’est celle du service public qu’il croit défendre de toutes ses forces de nain, qu’il impose. Ce brave journaliste bardé de certitudes faciles ne sait pas ce qu’il fait.

    Les deux mots qui ne sont pas nommés ici, mais qui, me semble-t-il, sous-tendent le dialogue sont ceux-ci : République, laïcité. On s’attend à voir surgir au moins l’un des deux pour justifier le directeur de Théâtre national.

    Et pourtant, c’est le mot païen qui sort. Appliqué au théâtre.

    Comme j’imagine qu’Olivier Py aurait pu dire que le théâtre n’est pas le lieu du christianisme (et non pas du chrétien), ou encore qu’il est le lieu de la laïcité (et non pas du laïc), il eût été préférable, d’un simple point de vue grammatical, qu’il emploie le mot de paganisme. Mais bon, va pour païen, qui fleure bon, à la manière de citoyen, son adjectif substantivé et employé en place du substantif original. – A moins qu’il ne faille comprendre, et ce n’est pas peut-être à exclure, que parlant du théâtre Py parle de lui-même.

    Ce qui n’empêche pas de se demander ce qu’est un païen. Eh bien, toujours selon ce même Trésor : « Personne qui pratiquait une des religions polythéistes de l'Antiquité. » Et en particulier : « Personne qui pratiquait une des religions polythéistes gréco-latines de l'Antiquité. »

    Quant au paganisme : « Ensemble des religions polythéistes de l'Antiquité. » Et en particulier : « des religions polythéistes de l'Antiquité gréco-latine. »

    C’est formidable comme on ne sort pas de la religion, des religions. Mais si le paganisme est un ensemble de religions, on voit mal pour quelle raison objective il devrait être préféré au christianisme ; et on ne comprend plus pourquoi Solis qui s’offusquerait volontiers d’un prosélytisme chrétien, rampant ou pas, ne s’offusque pas de ce prosélytisme païen, puisqu’il est également religieux. Et partant, pas laïc.

    Je ne vais tout de même pas aller jusqu’à suspecter ce salarié sectateur (« adepte déclaré d'une doctrine philosophique, religieuse ou politique », faites le bon choix) de Mai 68 d’un anti-christianisme primaire tout à fait contraire à ses propres principes de Tolérance, lesquels sont bien sûr un héritage chrétien, quoique renié et dévoyé. 

    Olivier Py est donc tout à la fois selon la casquette qu’il porte, et la veste qu’il retourne, 1. un homme chrétien, c’est-à-dire monothéiste, 2. un poète païen, c’est-à-dire polythéiste, 3. un directeur de Théâtre national investi d’une mission de service public (cf. liturgie) non qualifié. (Se pourrait-il, d'ailleurs, que le paganisme soit le fantasme religieux de la laïcité, sinon même carrément sa religion, comme si l'on avait magiquement supprimé d'un coup mille six ans ans de chrétienté européenne, hop? Je ne peux plus ne pas le penser. Quant au contenu : la débauche, la nudité, la musique, voilà un chouette programme de théâtre païen, d'un niveau d'exigence pornographique redoutable, et exactement similaire à ce qu'il y a partout ailleurs, n'importe où, dans l'Espace France post-68 baignant de religiosité insue.)

    C’est tout de même étrange.

    Mais c’est seulement parce que cette interview nous a conservé le meilleur pour la fin.

    Car enfin notre superfétatoire pisse-copie affirme avec force, après avoir spécifié conformément à ce qu’on attendait de lui qu’il détestait l’ordre moral, le christianisme moisi et la morale bourgeoise, et qu’être chrétien pour lui consistait à rejeter la misogynie, l’homophobie, le sectarisme, le règne de l’argent (c’est-à-dire consistait en rien qui soit spécifiquement chrétien, puisque Py nous récite ici le catéchisme du bobo citoyen, récite en somme le catéchisme de son public parisien qu'il a en effet tout intérêt à ne pas perdre), ceci : « On peut être chrétien et révolutionnaire ».

    Une parenthèse. Notre époque qui cherche ouvertement à éclater les tabous et à faire disparaître les frontières, reconfigure en réalité autrement ces tabous et frontières, quitte à brouiller la très négligeable séparation entre sphère privée et publique. Mais surtout, elle les reconfigure n’importe comment.

    Ainsi Olivier Py fut-il acculé par le sinistre Solis à confiner son christianisme a la sphère privée (ce qu’il appelle, étrangement : l’homme), puisque ni le poète ni le directeur, dont les activités sont publiques, ne le sont. Mais il parle publiquement de cette intimité… Comme d’ailleurs de l’homosexualité qui, elle aussi, devrait appartenir à la sphère privée.

    Et voilà donc maintenant Olivier Py révolutionnaire, sans qu’il lui soit demandé de spécifier quelle des entités de sa trinité à la con est révolutionnaire. Mais que le surveillant général des vertus René Solis n’en soit pas gêné et ne demande pas à son interlocuteur d’affirmer publiquement qu’il s’agit là d’un vice exclusivement privé, signifie certainement qu’il est permis de l’être à une personne publique en charge d’une institution culturelle nationale.

    Je ne trancherai pas. Je n’irai pas affirmer que le mot  révolutionnaire pourrait enfin venir qualifier le directeur. Mais c’est tentant. Il faudrait juste admettre qu’un révolutionnaire est quelqu’un qui défend les institutions et cherche à garantir leur pérennité (par exemple, en commémorant festivement les événements qui prétendaient les détruire...).

    Ce qui dit assez le point d’abrutissement que nous avons atteint.

    Tout cela n’a aucun sens.

     

    Cette petite note est assez mal foutue, j’en suis conscient. D’un autre côté, son sujet ne méritait pas davantage de travail. Je l’ai d’ailleurs écrite en regardant l’équipe de France de rugby battre de justesse les All Blacks, dans ce quart de finale disputé à Cardiff.

     

  • Duel

    – Je te trouve bien désabusé, me lance un collègue, au dessert.

    – Ouais…

    Silence.

    Il me regarde, l’air navré. Il jubile et je m’en fous.

    – Excuse-moi… mais tu as la tête d’un type qui pourrait se mettre à pleurer, là, comme ça, pour rien…

    Silence encore.

    C’est parce que je te regarde, abruti. Tu as remarqué, pourtant, que je te regardais. Mais tu es incapable de faire le lien. Ce n’est pas sans raison :

    Il serait déplorable, apparemment, de n’être plus abusé ; ou, en tout cas, de l’être moins.

    – Tu ne crois plus du tout en ce que tu fais ?

    – Plus du tout, non…

    Reste en creux, voilà.

    Ne lui dis pas que tu ne crois pas du tout à ce qu’il fait, lui.

    Ne lui dis pas que tu ne crois à rien de ce que tu fais et qu’il aurait pu faire, lui.

    Sois désabusé, donc, puisque tu n’as pas cherché à cacher ce que tu n’aurais pu de toute façon cacher ; sois désabusé, mais sociable.

    Maintiens les apparences, quoi.

    – Je me demande parfois comment tu fais pour tenir ?

    Je souris mollement, lève mon verre de vin d’une façon que j’espère significative. Tu veux m’enterrer ? Creuse. Quand tu auras fini, je te laisserai seul au fond.

    Il a l’air grave, à présent.

    En anglais, grave veut dire tombe.

    – Fais attention, hein, quand même…

    Evite doucement son regard, tourne tes yeux légèrement vers la gauche, voilà.

    – Ne t’inquiète pas, va. Je sais ce que je fais.

    La défausse classique du paumé qui n’admettre pas l’être. Paumé. Alcoolique. Ce que vous voulez. N’importe quoi.

    Mon collègue, de toute façon, croit au mentir vrai. Comprenez-le, c’est un artiste. Il n’a lu ni le léger Diderot ni le faible Aragon, mais enfin, il sait son catéchisme. Moi aussi, d’ailleurs, j’y crois, au mentir vrai. Mais lui l’aime. Catéchisme oblige. C’est toute la différence. Pauvre merde.

    Je lui offre une cigarette. Cette générosité – au prix des cigarettes, de nos jours… – lui semble suicidaire. Je le vois à ce qu’il jubile du dedans de son air navré.

    Il prend la cigarette. Fait un signe de tête approbatif pour dire merci.

    Silence encore.

    Je songe au mensonge. Mentir. Le mensonge a son verbe.

    La vérité, elle, n’en a pas.

    Le jour où un technocrate ès linguistique sociologique nous chiera par sa bouche un verbe vériter complet, et tous les temps qui vont avec, alors tout sera foutu.

    D’ici là, je puis survivre.

    Même s’il faut s’envoyer au déjeuner des connards artistiques dans le genre de mon collègue. Et se plaindre pendant deux pleines heures de cette misère nouvelle, tout de même, qu’est la baisse des subventions. Alors que c’est très réjouissant.

    Même s’il faut accepter d’être soi-même assimilé à ces connards artistiques. Parce que, bien sûr, c’est vrai aussi ; enfin, pour partie.

    Justement, mon collègue a soudain une espèce de petit rire navré, exactement mauvais :

    – Il faut dire… Je n’aimerais pas être à ta place. Surtout en ce moment…

    Les yeux dans le vague, je lui rends un sourire tordu, impeccable.

    – Oh moi non plus, je n’aimerais pas être à ma place…

    Je ne l’ai pas lâché sur le ton de la boutade, mais plutôt sur le souffle léger du désespoir. Je parle de la place à laquelle tu crois me mettre, enculé. Mais il préfère comprendre que j’ai perdu les pédales, et de nouveau je mesure sa jubilation à son sourire navré.

    Ce brave homme faisait allusion à ma faillite commerciale aussi latente que permanente, voire même à mon très explicite désintérêt pour elle. Tu ne penseras que ce que je veux que tu penses, et tu ne penseras rien.

    Ce brave homme faisait allusion surtout à l’éclatante réussite de ses activités commerciales subventionnées. Oh, bien sûr, il était discret… La vente de ses aspirateurs culturels fourgués au porte à porte par une section force de vente proprement avant-gardiste a quintuplé en deux ans. Il envisage maintenant de monter un spectacle de cirque alter-citoyen. Avec des poésies dedans. Rimbaud, Char. Pour doubler encore les ventes. Le Char abia et la caravane passe.

    Je n’ai rien contre les commerçants. Je n’en suis tout simplement pas un. Du coup, en général, ils ne m’aiment pas. Sauf les patrons du bar-tabac en bas de chez moi, mais je dois dire à leur décharge que ce ne sont pas d’excellents commerçants. Je les admire d’ailleurs beaucoup d’avoir perdu les deux tiers de leur clientèle en trois mois. Le bar est assez calme à présent pour que j’y fasse mon bureau.

    Merde, il m’a posé une question.

    – Hein ?

    J’attends seulement que ta jubilation se retourne, imbécile. – Il répète, avec un faux air touchant de n’être pas lassé :

    – On reprend un café ?

    Je tiens mon rôle :

    – Un quart de rouge pour deux, plutôt ?

    – Ah, non merci…

    – Alors moi non plus, alors…

    Le rôle de l’alcoolique qui voudrait bien que ça ne se sache pas alors que tout le monde est au courant depuis dix ans et que lui-même, peut-être, n’est pas si dupe qu’il veut bien le laisser entendre…

    Je suis loin d’être assez désespéré pour avoir envie de boire avec toi, connard.

    Il y a encore des gens simples. Honnêtes. Le plus souvent pas heureux, du coup.

    Je romps le silence, avec un enjouement funèbre.

    – Allez, tiens, je t’invite…

    – Mais non… Merci, mais non…

    – Ce n’était pas une question, dis-je doucement, très ferme.

    Voilà l’estoc.

    Il minaude un peu.

    Il est un peu gêné.

    Du coup, il fait le type très gêné.

    Mais pour d’autres raisons.

    Il masque un gêne un peu macabre par une plus grande encore, mais humaniste.

    Pas étonnant que tu sois fauché, mon pauvre, dit son regard.

    – Je t’invite. C’est comme ça.

    – Bon… bon…

    On se serre la main sur le trottoir.

    Il est un peu moins sûr de lui.

    Sa jubilation a commencé de se retourner.

    Quand elle aura fini, je serai loin…

    Il y a quelque chose qu’il ne comprend pas, je le vois. Et il n’a même aucune idée de ce que cela pourrait être.

    Tu te dis que ça ne peut pas venir de moi. Je n’ai tiré aucune flèche.

    Pour un peu, il chercherait une cause physiologique. La digestion. Les champignons. La béarnaise qui avait un drôle de goût.

    Il ne saura pas.

    – Ca va aller? dis-je en lui posant doucement la main sur l’épaule. Comme si la question allait de soi.

    Il ne relève rien.

    Je lui ai pourtant signifié que j’avais aperçu sa misère.

    Il passe complètement à côté.

    C’est son job, après tout.

    – Oui… oui…

    Un murmure. Il est ailleurs. Il est dans le trou.

    Dans le trou qu’il m’a creusé.