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Duel

– Je te trouve bien désabusé, me lance un collègue, au dessert.

– Ouais…

Silence.

Il me regarde, l’air navré. Il jubile et je m’en fous.

– Excuse-moi… mais tu as la tête d’un type qui pourrait se mettre à pleurer, là, comme ça, pour rien…

Silence encore.

C’est parce que je te regarde, abruti. Tu as remarqué, pourtant, que je te regardais. Mais tu es incapable de faire le lien. Ce n’est pas sans raison :

Il serait déplorable, apparemment, de n’être plus abusé ; ou, en tout cas, de l’être moins.

– Tu ne crois plus du tout en ce que tu fais ?

– Plus du tout, non…

Reste en creux, voilà.

Ne lui dis pas que tu ne crois pas du tout à ce qu’il fait, lui.

Ne lui dis pas que tu ne crois à rien de ce que tu fais et qu’il aurait pu faire, lui.

Sois désabusé, donc, puisque tu n’as pas cherché à cacher ce que tu n’aurais pu de toute façon cacher ; sois désabusé, mais sociable.

Maintiens les apparences, quoi.

– Je me demande parfois comment tu fais pour tenir ?

Je souris mollement, lève mon verre de vin d’une façon que j’espère significative. Tu veux m’enterrer ? Creuse. Quand tu auras fini, je te laisserai seul au fond.

Il a l’air grave, à présent.

En anglais, grave veut dire tombe.

– Fais attention, hein, quand même…

Evite doucement son regard, tourne tes yeux légèrement vers la gauche, voilà.

– Ne t’inquiète pas, va. Je sais ce que je fais.

La défausse classique du paumé qui n’admettre pas l’être. Paumé. Alcoolique. Ce que vous voulez. N’importe quoi.

Mon collègue, de toute façon, croit au mentir vrai. Comprenez-le, c’est un artiste. Il n’a lu ni le léger Diderot ni le faible Aragon, mais enfin, il sait son catéchisme. Moi aussi, d’ailleurs, j’y crois, au mentir vrai. Mais lui l’aime. Catéchisme oblige. C’est toute la différence. Pauvre merde.

Je lui offre une cigarette. Cette générosité – au prix des cigarettes, de nos jours… – lui semble suicidaire. Je le vois à ce qu’il jubile du dedans de son air navré.

Il prend la cigarette. Fait un signe de tête approbatif pour dire merci.

Silence encore.

Je songe au mensonge. Mentir. Le mensonge a son verbe.

La vérité, elle, n’en a pas.

Le jour où un technocrate ès linguistique sociologique nous chiera par sa bouche un verbe vériter complet, et tous les temps qui vont avec, alors tout sera foutu.

D’ici là, je puis survivre.

Même s’il faut s’envoyer au déjeuner des connards artistiques dans le genre de mon collègue. Et se plaindre pendant deux pleines heures de cette misère nouvelle, tout de même, qu’est la baisse des subventions. Alors que c’est très réjouissant.

Même s’il faut accepter d’être soi-même assimilé à ces connards artistiques. Parce que, bien sûr, c’est vrai aussi ; enfin, pour partie.

Justement, mon collègue a soudain une espèce de petit rire navré, exactement mauvais :

– Il faut dire… Je n’aimerais pas être à ta place. Surtout en ce moment…

Les yeux dans le vague, je lui rends un sourire tordu, impeccable.

– Oh moi non plus, je n’aimerais pas être à ma place…

Je ne l’ai pas lâché sur le ton de la boutade, mais plutôt sur le souffle léger du désespoir. Je parle de la place à laquelle tu crois me mettre, enculé. Mais il préfère comprendre que j’ai perdu les pédales, et de nouveau je mesure sa jubilation à son sourire navré.

Ce brave homme faisait allusion à ma faillite commerciale aussi latente que permanente, voire même à mon très explicite désintérêt pour elle. Tu ne penseras que ce que je veux que tu penses, et tu ne penseras rien.

Ce brave homme faisait allusion surtout à l’éclatante réussite de ses activités commerciales subventionnées. Oh, bien sûr, il était discret… La vente de ses aspirateurs culturels fourgués au porte à porte par une section force de vente proprement avant-gardiste a quintuplé en deux ans. Il envisage maintenant de monter un spectacle de cirque alter-citoyen. Avec des poésies dedans. Rimbaud, Char. Pour doubler encore les ventes. Le Char abia et la caravane passe.

Je n’ai rien contre les commerçants. Je n’en suis tout simplement pas un. Du coup, en général, ils ne m’aiment pas. Sauf les patrons du bar-tabac en bas de chez moi, mais je dois dire à leur décharge que ce ne sont pas d’excellents commerçants. Je les admire d’ailleurs beaucoup d’avoir perdu les deux tiers de leur clientèle en trois mois. Le bar est assez calme à présent pour que j’y fasse mon bureau.

Merde, il m’a posé une question.

– Hein ?

J’attends seulement que ta jubilation se retourne, imbécile. – Il répète, avec un faux air touchant de n’être pas lassé :

– On reprend un café ?

Je tiens mon rôle :

– Un quart de rouge pour deux, plutôt ?

– Ah, non merci…

– Alors moi non plus, alors…

Le rôle de l’alcoolique qui voudrait bien que ça ne se sache pas alors que tout le monde est au courant depuis dix ans et que lui-même, peut-être, n’est pas si dupe qu’il veut bien le laisser entendre…

Je suis loin d’être assez désespéré pour avoir envie de boire avec toi, connard.

Il y a encore des gens simples. Honnêtes. Le plus souvent pas heureux, du coup.

Je romps le silence, avec un enjouement funèbre.

– Allez, tiens, je t’invite…

– Mais non… Merci, mais non…

– Ce n’était pas une question, dis-je doucement, très ferme.

Voilà l’estoc.

Il minaude un peu.

Il est un peu gêné.

Du coup, il fait le type très gêné.

Mais pour d’autres raisons.

Il masque un gêne un peu macabre par une plus grande encore, mais humaniste.

Pas étonnant que tu sois fauché, mon pauvre, dit son regard.

– Je t’invite. C’est comme ça.

– Bon… bon…

On se serre la main sur le trottoir.

Il est un peu moins sûr de lui.

Sa jubilation a commencé de se retourner.

Quand elle aura fini, je serai loin…

Il y a quelque chose qu’il ne comprend pas, je le vois. Et il n’a même aucune idée de ce que cela pourrait être.

Tu te dis que ça ne peut pas venir de moi. Je n’ai tiré aucune flèche.

Pour un peu, il chercherait une cause physiologique. La digestion. Les champignons. La béarnaise qui avait un drôle de goût.

Il ne saura pas.

– Ca va aller? dis-je en lui posant doucement la main sur l’épaule. Comme si la question allait de soi.

Il ne relève rien.

Je lui ai pourtant signifié que j’avais aperçu sa misère.

Il passe complètement à côté.

C’est son job, après tout.

– Oui… oui…

Un murmure. Il est ailleurs. Il est dans le trou.

Dans le trou qu’il m’a creusé.

 

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