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poésie - Page 16

  • A. B. C.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    La littérature n’existe pas dans le vide. Les écrivains, comme tels, ont une fonction sociale définie, exactement proportionnée à leur valeur EN TANT QU’ECRIVAINS. C’est là leur principale utilité. Tout le reste n’est que relatif, et temporaire, et ne peut être estimé que selon le point de vue de chacun.

    Les partisans d’idées particulières donneront plus de valeur à des écrivains qui sont de leur avis qu’à des écrivains qui ne le sont pas. Ils attribuent – c’est très souvent le cas – plus de valeur à de mauvais écrivains qui sont de leur parti ou de leur religion qu’à de bons écrivains d’un autre parti ou d’une autre Eglise.

    Mais il existe une base qu’on peut estimer exactement, indépendamment de toute question de point de vue.

    Les bons écrivains sont ceux qui gardent au langage son efficacité, c’est-à-dire ceux qui en conservent sa précision et sa clarté. Il importe peu que le bon écrivain veuille être utile, ou que le mauvais écrivain veuille faire du tort aux gens.

    Le langage est le principal moyen qu’ont les humains de communiquer. Si le système nerveux d’un animal ne transmet plus de sensations ou de stimuli, l’animal dépérit.

    Si la littérature d’une nation décline, cette nation s’atrophie et périclite.

    Votre législateur ne peut inventer des lois pour le bien du peuple, votre chef ne peut commander, votre peuple (s’ils ‘agit d’un pays démocratique) ne peut instruire ses « représentants » de ses besoins, que grâce au langage.

    Le langage nébuleux des escrocs ne sert que les tentatives temporaires.

    Une certaine somme de communication, dans de nouvelles spécialités, passe par une formulation mathématique, par les arts plastiques, par les diagrammes, par des formes purement musicales, mais personne ne propose de substituer ces formes à celles du discours ordinaire, personne ne pense même qu’il soit possible de suggérer une telle chose.

     

     

    Ubicumque lingua romana,

    ibi Roma.

     

    La Grèce et Rome civilisés PAR LE LANGAGE. Le langage est dans les mains des écrivains, dans leur pouvoir.

     

    « Insulter des peuples laids et sans langue »

     

    mais ce langage ne sert pas seulement à enregistrer des hauts faits. Horace et Shakespeare peuvent bien proclamer sa vertu monumentale et mnémonique, cela n’en épuise pas le sujet.

    Rome s’éleva avec la langue de César, d’Ovide et de Tacite. Elle déclina dans un ramassis de rhétorique, ce langage des diplomates « fait pour cacher la pensée », et ainsi de suite.

    L’homme sensé ne peut rester assis tranquillement à ne rien faire quand son pays laisse mourir sa littérature, quand la bonne littérature ne rencontre que mépris, de même qu’un bon docteur ne peut avoir la conscience tranquille quand un enfant ignorant est en train de s’inoculer la tuberculose comme s’il s’agissait simplement de manger des tartes à la confiture.

     

     

    Il est très difficile de faire comprendre aux gens cette indignation impersonnelle qui vous prend à l’idée du déclin de la littérature, de ce que cela implique et de ce que cela produit en fin de compte. Il est à peu près impossible d’exprimer, à quelque degré que ce soit, cette indignation, sans qu’aussitôt l’on vous traite d’ « aigri » ou de quelque autre chose du même genre.

    Néanmoins « l’homme d’Etat ne peut gouverner, le savant ne peut communiquer ses découvertes, les hommes ne peuvent se mettre d’accord sur ce qu’il convient de faire, sans le langage », et toutes leurs actions, toutes les conditions de leur vie sont affectées par les défauts ou les qualités de leur langue.

    Un peuple qui croît dans l’habitude d’une mauvaise littérature est un peuple sur le point de lâcher prise sur son empire et sur lui-même. Et ce laisser-aller n’est en rien aussi simple et aussi scandaleux qu’une syntaxe abrupte et désordonnée.

    Cela concerne la relation entre l’expression et le sens. Une syntaxe abrupte et désordonnée peut être, par moments, tout à fait honnête, et une sentence minutieusement construite peut n’être, par moments, qu’un minutieux camouflage.

     

     

     

    Ezra Pound, A. B. C. de la lecture (1934), début du chapitre III, traduction de Denis Roche.

     

    Ezra Pound 1945 May 26.jpg

     

    Pound, a b c lecture.jpg
  • Savoir de guerre, de Christophe Van Rossom

     

     

    La phrase est là surgie, précise, nette – pensée. Aucune étrangeté formelle, et pourtant la plus grande. Chaque page en contient dix, cent, mille, bibliothèques à ouïr, bruissant dans le silence.

    Chaque poème est séparé des autres, et pourtant lié à eux ; de saut en saut, « quantiquement », l’œuvre avance, fort construite malgré l’apparence contraire, au gré de ses parties : elle s’achemine lentement, quoique toujours un peu trop vite, vers cette fin deux fois romaine, sac inclus.

     

     

    « Ne cherchons plus à domestiquer les imbéciles. Nous n’en aurons pas le temps. Laissons-les croire que nos forteresses sont accessibles. Ils n’ont pas besoin de nous pour spontanément en gagner les culs-de-basse-fosse tandis que nous sourions au soleil. »

     

     

    Le poème est un savoir de guerre, le recueil un butin pris à quelque mauvais ennemi ; non pas un ennemi poétique, vague et flou, ou mythique, mais notre monde. La phrase juste ne se satisfait pas de sonner, si elle ne ramène avec elle des mémoires ensevelis, oubliés. Car d’abord il est question de la vie, aujourd’hui, et de battre, si possible, l’énormité de tout ce qui la veut empêcher.

     

     

    « Nous n’avons pas une vie, mais plusieurs, oui.

     

    Seuls les imbéciles se contentent de la plus périphérique, de la plus asservie d’entre elles. »

     

     

     A la maxime, à l’aphorisme, fait toutefois contrepoint, mais comme du dedans de lui, ce savoir de guerre que présente ici tel particulier, selon ce qu’il a vécu, et lu, et aimé.

     

    « Quand tu avances, la Bibliothèque marche avec toi. »

     

      Ce savoir de guerre est accumulé depuis l’enfance et il vient se ramasser là, en ces quelques pages, avec ses fulgurances, ses goûts, ses choix – rien qui soit indifférent ; il peut être question de Troie, ou bien de Cecilia Bartoli ; d’Ages d’Or divers, numérotés, ou de Gustave Flaubert ; La Fontaine et Gorgias se font face à livre ouvert.

     

    Bien sûr, je pourrais dire aussi ce qui, personnellement, dans ce Savoir de guerre m’agace ou me hérisse. Mais cela n’a aucune espèce d’importance. Je me trouve simplement, lecteur, devant un soldat qui raconte sa guerre, un poète ; et sauf à tricher, personne en vérité ne se trouve fondé à lui dire : « Tu te trompes ». Car il ne se trompe pas ; simplement n’avons-nous pas vécu tout à fait la même guerre.

     

     

    Savoir de guerre, van Rossom.jpg

     

    Savoir de guerre, Christophe Van Rossom

    Ed. William Blake and Co.

    20 euros. 

     

     

  • Non poésie

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    De plus en plus souvent, je ne mets pas en ligne des billets écrits, tapés. Je les relis, et puis : à quoi bon ?

    Parfois, aussi, j’ai honte. Ils disent exactement ce que je veux dire, ce que je pense ; et donc, je ne les mets pas en ligne.

    Je me suis bien rendu compte de cela ; aussi ai-je cessé d’écrire des billets.

    La phrase atteint son but et le détruit.

     

    – Qu’est-ce que tu vas écrire, maintenant ? me demande une amie.

    – Je ne sais pas, moi. Des poèmes d’amour.

    Il touche le fond. Je l’ai clairement vu penser ça. Mais elle a juste dit :

    – Je crains le pire.

    Il y a eu un silence.

    – Tu es amoureux ?

    – Pour quoi faire ?

    D’ailleurs, je n’aime pas non plus la poésie.

    Des miniatures comme celle-ci ne méritent pas qu’on passe à les écrire plus de temps qu’à les lire.

     

    Je mens, bien sûr.

    Je sais très bien ce que j’écrirais si j’avais du courage.

  • Cool

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Sur notre autoroute, les cadavres servent de bornes kilométriques ; ainsi, ils servent encore et personne ne les voit. Tous les dix kilomètres, il y a un fœtus éclaté. Celui-là, au moins…

    Ce qui serait vraiment criminel, c’est de les laisser traîner. C’est ce que j’ai dit en reprenant une bière tiédasse. Celui-là, au moins, n’a pas su qu’il souffrait. C’est quand même bon, de rire. Ma collègue a rigolé aussi.

    Regarde comment il est mort, celui-là : il marchait, la voiture l’a fauché volontairement, les gars sont descendus, puis ils l’ont un peu éventré, ils l’ont castré et lui ont fait manger ses couilles. Durée : quatre minutes vingt. Il a mis des heures à crever, ensuite.

    Ouais, c’est un peu ennuyeux, à force. La bagnole, les coups, le bouffage de couilles, c’est bien ; mais l’agonie dure trop vraiment longtemps. On s’emmerde. On la coupera au montage. Vous conduisez dans un état proche de l’hypnose.

    Ou on garde une image pour une minute. Les neuf heures d’agonie sans intérêt en accéléré, soit vingt-deux secondes et quelques de film. Comme l’éclosion d’une fleur. L’écran me fatiguait les yeux.

    J’ai ouvert la bière, c’était vraiment une bonne soirée. Je ne suis pas rentré trop tard, j’avais envie de baiser.

     

     

     

     

     

     

  • Imago mortis

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Peut-être était-ce à cause de la musique dans l’habitacle, mais le paysage plat – vert éclatant des jeunes pousses, ciel gris, champs de fleurs jaunes –  rompu en son mitan par la voie romaine, m’a aujourd’hui paru relever tout à fait de la science-fiction. Je me sentais là comme chez moi, impeccablement seul, me mouvant sans effort, ne comprenant pas un mot de ce qui était chanté, dans ce paysage où je n’habite pas. Extase douce dans la matrice automobile. Une façon sans doute de sommeil.