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molière - Page 6

  • Génie de Molière (en passant)

    (…)

    DOM JUAN. – Tu te moques : un homme qui prie le Ciel tout le jour ne peut pas manquer d’être bien dans ses affaires.

    LE PAUVRE. – Je vous assure, Monsieur, que le plus souvent je n’ai pas un morceau de pain à me mettre sous les dents.

    DOM JUAN. – Voilà qui est étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins. Ah, ah ! je m’en vais te donner un louis d’or tout à l’heure, pourvu que tu veuilles jurer.

    LE PAUVRE. – Ah, Monsieur, voudriez-vous que je commisse un tel péché ?

    DOM JUAN. – Tu n’as qu’à voir su tu veux gagner un louis d’or ou non. En voici un que je te donne, si tu jures ; tiens, il faut jurer.

    LE PAUVRE. – Monsieur !

    DOM JUAN. – A moins de cela, tu ne l’auras pas.

    SGANARELLE. – Va, va, jure un peu, il n’y a pas de mal.

    DOM JUAN. – Prends, le voilà ; prends, te dis-je, mais jure donc.

    LE PAUVRE. – Non, monsieur, j’aime mieux mourir de faim.

    DOM JUAN. – Va, va, je te le donne pour l’amour de l’humanité. (…)

     

    Molière, Dom Juan, acte III, scène 2.

     

    Molière à 35 ans, par Roland Lefèbvre.jpg

     

    Pas moins que les fustigations complémentaires des femmes savantes, ou encore des précieuses ridicules, et de ce cochon d’Arnolphe, la scène où Dom Juan ordonne au mendiant de jurer aurait dû suffire à faire comprendre, après qu’il avait moqué Tartuffe et qu’il aura moqué Alceste, que Molière, loin de chercher à insulter vraiment qui que ce soit, loin aussi de s’engouffrer dans un quelconque parti, tenait simplement, ainsi que René Girard le dit de la Passion du Christ controversée de Mel Gibson (1), « la tendance héroïque à mettre la vérité au-dessus même de l’ordre social », vérité qui, même sans mentir, tant la question de la sincérité est une bulle de néant, ne peut pas être dite – le principe conflictuel propre au théâtre laissant seulement s’exprimer, dans la dimension même du dialogue, tout ce qui précisément n’est pas elle ; toutes choses que ne contredit pas, bien au contraire, la remarque fameuse de La Flèche, adressée sans doute à la totalité dans la suite des temps des avares dans l’ordre de l’esprit : « Qui se sent morveux, qu’il se mouche. »

    On s’est beaucoup mouché, en effet, dans les « papiers » (2) de Monsieur de Molière ; c’est sa gloire – notons que seules l’instrumentalisation et l’incompréhension, en dépit qu’on en ait, lui assurent aujourd’hui encore sa grande renommée. 

     

     

    (1) J’ai trouvé très amusant, dans un billet d'exactement deux phrases sur Molière, de glisser en surplus de celui de Girard le nom de Mel Gibson.

    (2) On ne dispose d’aucune ligne autographe de Molière. Certaines personnes sérieuses imputent à Corneille la paternité des quatorze pièces en vers et de deux en prose (Dom Juan et L’Avare). L’hypothèse, vraie ou pas, est de toute façon intéressante ; et pour qui s’intéresse aux œuvres plus qu’aux biographies, elle suppose autant que l’inverse que Molière ait écrit tout Corneille ; et invite au moins à les relire ensemble.

     

  • Bref passage de Thomas Jefferson

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    Et l’on pouvait prévoir qu’avec le temps les caractéristiques spéciales du novlangue deviendraient de plus en plus prononcées, car le nombre de mots diminuerait de plus en plus, le sens serait de plus en plus rigide, et la possibilité d’une impropriété de termes diminuerait constamment.

    Lorsque l’ancilangue aurait, une fois pour toutes, été supplanté, le dernier lien avec le passé serait tranché. L’Histoire était récrite, mais des fragments de la littérature du passé survivraient çà et là, imparfaitement censurés et, aussi longtemps que l’on gardait l’ancilangue, il était possible de les lire. Mais de tels fragments, même si par hasard ils survivaient, seraient plus tard inintelligibles et intraduisibles.

    Il était impossible de traduire en novlangue aucun passage de l’ancilangue, à moins qu’il ne se référât, soit à un processus technique, soit à une très simple action de tous les jours, ou qu’il ne fût, déjà, de tendance orthodoxe (bienpensant, par exemple, était destiné à passer tel quel de l’ancilangue au novlangue).

    En pratique, cela signifiait qu’aucun livre écrit avant 1960 environ ne pouvait être entièrement traduit. On ne pouvait faire subir à la littérature prérévolutionnaire qu’une traduction idéologique, c’est-à-dire en changer le sens autant que la langue. Prenons comme exemple un passage bien connu de la Déclaration de l’Indépendance :

     

    « Nous tenons pour naturellement évidentes les vérités suivantes : Tous les hommes naissent égaux. Ils reçoivent du Créateur certains droits inaliénables, parmi lesquels sont le droit à la vie, le droit à la liberté et le droit à la recherche du bonheur. Pour préserver ces droits, des gouvernements sont constitués qui tiennent leur pouvoir du consentement des gouvernés. Lorsqu’une forme de gouvernement s’oppose à ces fins, le peuple a le droit de changer ce gouvernement ou de l’abolir et d’en instituer un nouveau. »

    Il aurait été absolument impossible de rendre ce passage en novlangue tout en conservant le sens originel. Pour arriver aussi près que possible de ce sens, il faudrait embrasser tout le passage d’un seul mot : crimepensée. Une traduction complète ne pourrait être qu’une traduction d’idées dans laquelle les mots de Jefferson seraient changés en un panégyrique du gouvernement absolu.

    Une grande partie de la littérature du passé était, en vérité, déjà transformée en ce sens. Des considérations de prestige rendirent désirable de conserver la mémoire de certaines figures historiques, tout en ralliant leurs œuvres à la philosophie de l’angsoc. On était en train de traduire divers auteurs comme Shakespeare, Milton, Swift, Byron, Dickens et d’autres. Quand ce travail serait achevé, leurs écrits originaux et tout ce qui survivait de la littérature du passé seraient détruits.

    Ces traductions exigeaient un travail lent et difficile, et on pensait qu’elles ne seraient pas terminées avant la première ou la seconde décennie du XXI° siècle.

    Il y avait aussi un nombre important de livres uniquement utilitaires – indispensables manuels techniques et autres – qui devaient subir le même sort. C’était principalement pour laisser à ce travail de traduction qui devait être préliminaire, le temps de se faire, que l’adoption définitive du novlangue avait été fixée à cette date si tardive : 2050.

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     Fin de l’appendice, intitulé « Les principes du novlangue », achevant réellement le roman 1984 de George Orwell. Etonnant, non ? de voir passer là Thomas Jefferson, rédacteur de la Déclaration d’Indépendance des Etats-Unis d’Amérique et plus tard, fondateur du Parti Républicain. Déclaration d’égalité des droits et présence du Créateur ; on est en 1776, un avant la Constitution des Etats-Unis, treize ans avant la Révolution française. 1984 fut écrit entre 1945 et 1948.

    Pour le reste, nous en venons en France aujourd’hui à traduire Molière, mais dans la langue de qui ?

  • Immensité de Philippe Minyana (fabula rasa 3)

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    J’aime bien Philippe Minyana : il faut pour tartiner à ce point-là rien moins que rien une sorte particulière de génie, fût-il immensément dérisoire ; et pour tirer de cette boursouflure de néant rien moins qu’une carrière, il faut une endurance, une persévérance, peut-être même une foi dans l’infatuation, qu’aucune sorte réelle de doute jamais n’entache. Pour répondre avec une aussi admirable continuité au commandement mutique de l’époque, qui veut – l’époque comme son commandement, puisqu’ils sont apparemment permutables à l’envi – que de ce rien l’on fasse du bruit (je songe au bruit que font les êtres humains, le plus souvent, lorsqu’ils s’imaginent parler), il faut avoir placé très tôt, et incessamment, donc, l’entièreté de son talent dans le travail de réticulation que demande, que dis-je ? qu’impose le théâtre de service public, en cela exactement identique au reste du monde, qu’il condamne pourtant à tour de bruit pour immoralisme du haut de ses chaires mortes. Mais tout de même, il ne s’était encore jamais vu qu’une œuvre aussi intégralement vaine et vide atteignît les sommets de la culture publique. Comprenez-moi bien, camarades : Philippe Minyana n’est pas une exception, il est simplement un pionnier et c’est bien différent. L’indifférence du public à son œuvre ne semble pas décourager un instant, bien au contraire, les petits décideurs autocrates de Ministère, lesquels sont bien évidemment, dès qu’il s’agit d’ordure et de pognon, imités par tout le jeu de dominos des « diffuseurs d’ambiance », directeurs de salles de spectacle pour la plupart, ces larbins strictement imbéciles chargés de veiller à ce qu’il faut bien nommer l’uniformité nationale de la diversité culturelle. Il a même pu se trouver que des lycéens des filières littéraires à option théâtre, bienheureux qui n’avaient même jamais entendu parler de Dom Juan, fussent contraints par les programmes de l’Education Nationale (sic) à « étudier » telle ou telle des déjections de notre dramoncule patenté. Et un tel héraut de la bouillie dramatique contemporaine, hissé jusques au faîte de cette gloire de pacotille que lui trament nuitamment les tâcherons du journalisme le plus confiné, et par ailleurs subventionné par ces mêmes décideurs autocrates, ne pouvait pas, comme pour justifier de son rang, ne pas à son tour s’entourer d’une courette de metteurs en scène en mal de reconnaissance, de comédiens et comédiennes cherchant d’improbables Molières dans les décombres partout étalés de l’intelligence. Rien donc, on le comprendra aisément, ne pourra me consoler d’avoir manqué le passage dans ma ville de la dernière déjection spectacularisée de notre dramoncule de service public, laquelle déjection n’est rien d’autre en réalité que l’offrande votive que doit Minyana au Système qui depuis longtemps maintient son indigence à hauteur de confort. Laquelle pièce a pour titre on ne peut plus profond – pour peu que l’on songe à la satisfaction de la corvée enfin achevée d’écrire, un tel titre s’éclaire de lui-même : Voilà ; laquelle pièce est présentée ainsi dans le programme du théâtre public de ma ville, sans qu’il ait semblé nécessaire à quiconque, tant la chose sans doute n’a pas semblé importante, de préciser à qui exactement on devait une telle prouesse d’analyse du réel (le réel, c’est ce qui a remplacé la réalité) : l’auteur, notre génie selon l’organigramme, ou son metteur en scène, demi-mondaine de système pouvant espérer au mieux le demeurer, ou encore un anonyme du théâtre d’accueil et paniqué de résumer l’indigence :

     

     

     

    « Épopée de l’intime, refrains et ritournelles du temps qui passe.

    Qu’est-ce qu’on dit, qu’est-ce qu’on fait quand on rend visite à quelqu’un ? On s’embrasse, on offre fleurs ou nougats ; on s’embrasse encore ; on demande des nouvelles, on rit, on rit si fort qu’on se met à tousser ; et puis on éternue. Il faut fermer la fenêtre ! Ah non ouvre la fenêtre ! On boit, on mange, saucisses ou riz pilaf ; on va dans le jardin. Ils sont beaux tes cognassiers !

    Et puis on se quitte ; on s’embrasse ; on se dit au revoir, à bientôt ! Et puis on revient, on s’embrasse, on offre fleurs ou nougats. Oh le beau foulard ! Mais non c’est un mouchoir ! On rit, on éternue. Oh, j’ai un frisson ! Ferme la fenêtre ! On s’étreint, on se fait des confidences. J’ai un traitement à la cortisone ! À la cortisone ! On toque à la porte ! Qui est-ce ? Ils reviennent encore. Le temps est passé. Ils ont des enfants. Oh les beaux enfants ! Coco prête ton jouet ! Mais où est la vieille Betty ? Et qui toque à la fenêtre ?
    Les trois amis viennent chez Betty, qui vit seule avec son chat. Où ça ? À Juvisy-sur-Orge ? Peut-être ! Il y a Ruth, qui a de beaux cheveux, Nelly qui rit à perdre haleine, Hervé, qui a une moustache. Hervé a un chien. Dans la maison de Betty il y a la cafetière, le coucou, une grande baie et une porte-fenêtre, des chats, des plantes. Ruth, Nelly, Hervé sont ses amis. »

     

     

     

    N’est-ce pas intégralement magnifique ? Et l’on voudrait que je me console d’avoir manqué une merveille de cet acabit ? Mais je triche, évidemment : Rien ne me console comme justement cette présentation ; elle a même l’étonnant mérite de discriminer comme parfaitement imbéciles les personnes qui, n’ayant aucun intérêt à se faire voir pour raisons de réticulation professionnelle, l’ayant lue, se sont néanmoins rendues au théâtre pour y voir Voilà de Philippe Minyana. Conclusion : Minyana est une Province du ridicule, Cantarella est son chef-lieu, Giorgetti son sinueux cours d’eau – sécheresse et grandes crues…

    Liens :

    Fabula rasa

    Joris Lacoste, génie (fabula rasa 2)

        

  • J'écris du théâtre et c'est idiot

    Au fond, il en est bien peu qui sachent encore, dans le milieu de leur vie, comment ils ont bien pu en arriver à ce qu’ils sont, à leurs distractions, leur conception du monde, leur femme, leur caractère, leur profession et leurs succès ; mais ils ont le sentiment de n’y plus pouvoir changer grand-chose.

    Musil, L’homme sans qualités

     

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    J’ai commencé d’écrire du théâtre quand j’ai compris qu’il était mort. Il y a dix ans. J’avais vingt-cinq ans. Et vraiment, je trouve plaisant d’écrire des dialogues quand la conversation est morte ; plaisant d’écrire de très réels conflits quand les versions officielles prétendent sans honte à la socialisation pacificatrice, au Consensus ; plaisant de sexuer des personnages qui eux-mêmes, comme tout le monde, rêvent d’unifier le genre humain dans le maternage global ; plaisant de fabriquer des situations concrètes quand l’abstraction pathogène étend sa domination ; plaisant de parler sans métaphore exotique d’ici et d’aujourd’hui quand les arts alités dans l’unité de soins palliatifs étatico-européenne – en guise d’euthanasie, peut-être – se font humanitaire invitation au rêve, à l’émotion ou à la poésie ; plaisant de penser tout cela comme autant de preuves étranges et violemment paradoxales nommant l’incomparable ordure de l’époque.

    Bref, je trouve plaisant d’écrire du théâtre quand il n’y en a plus. Il se peut que tout le monde vous dise qu’il n’y en a jamais eu autant, mais ça n’a aucune espèce d’importance.

     

    A l’origine, il y eut la tragédie et la comédie, dont relèvent encore, s’en croiraient-elles affranchies, toutes nos formes bâtardes.

    La tragédie soutient les fictions et les mythes à l’origine du pouvoir ; ainsi soutient le pouvoir. La tragédie met en scène la Référence. C’est son boulot. Elle est cause que le théâtre appartient à l’Etat. Elle trouve parfois une marge de manœuvre nouvelle quand l’Etat veut oublier une partie de sa fiction originelle. La tragédie, néanmoins, se reconnaît à ce qu’elle est toujours sérieuse ; elle est même le modèle absolu de l’esprit de sérieux.

    La comédie, quant à elle, a une tendance certaine à méchamment abîmer tout ce qu’elle touche. La première comédie d’Aristophane, hélas perdue, lui vaut alors d’échapper de justesse à une condamnation à mort pour haute trahison. Tartuffe, L’Ecole des femmes, Le Misanthrope et même Dom Juan ne sont pas des tragédies ; le scandale les accompagne. Ubu Roi non plus n’est pas une tragédie. Tout cela n’est pas sérieux. Si la comédie appartient pour partie à l’Etat ou à ses produits dérivés décentralisés, c’est dans l’exacte mesure où celui-ci veut l’empêcher de rire (je ne parle pas ici du rire du public, mais du rire de la comédie même). Tout ce qui se place sous le plus ou moins haut patronage de l’Etat, s’il peut parfois faire rire, doit jurer que pour sa part il ne sait pas du tout rire. Et bien rares sont hélas les parjures…

    Il n’y a plus apparemment aujourd’hui de tragédie. Ses avatars néanmoins sont bien là : tout ce qui parle sérieusement de soi-même en relève. Et force est de constater que l’Etat, qui n’est plus Providence et qui est même déjà carrément Banqueroute, ne cesse pas d’inclure, d’acheter : plus que jamais  il a besoin de soutien. Les anciens arts populaires moribonds, cirque, marionnettes ou danse, sont devenus très sérieux, soutenus par des masses énormes de discours sociopolitiques en amont : ils ne rigolent pas avec les messages citoyens et muets qu’ils ont à délivrer. Le texte disparaît ; l’image règne, l’abrutissement musical gouverne ; les auteurs classiques sont ringards quand ils ne sont pas tout bonnement protofascistes.

    Ce nouveau théâtre, qui va parfois jusqu'à lui-même se prétendre post-dramatique, soutient bien la nouvelle normativité anti-normative. Il montre aussi, en négatif, quel est ce nouveau pouvoir analphabète ; et quel effondrement de la raison cache réellement notre nouvelle gloriole démocratique. Tous ces navrants spectacles où d’identiques artistes analphabètes disent ce qu’ils ont à dire, sont hélas les tragédies de notre époque. Ces abrutis incultes, collectivement, sont Racine. Ces danseurs syndiqués évoluant à quatre pattes, multimédiés en temps réel, couverts de sperme, écrasés sous leurs propres hurlements évidemment subversifs, sont Hugo, Corneille, Claudel – qui vous voudrez. Il semble bien que le pouvoir aujourd’hui ne puisse plus être soutenu qu’ainsi : il a ce qu’il mérite.

    Il reste encore deux ou trois archaïques attardés qui mettent en scène les vrais textes de Corneille, Péguy ou même Brecht (désormais. Car la raison qui mettait en tension dialectique la conservation et le progrès est morte effondrée sous le déluge de citoyenneté citoyenne, totalitarisme antiraciste paradoxalement hérité du nazisme.) ; mais cette anomalie réactionnaire en quoi consiste de soutenir une forme dépassée du pouvoir, sera bientôt définitivement résorbée dans des flots de soi-disant langages visuels et inarticulés incomparablement plus modernes.

    La plupart des comédies aujourd’hui vautrées sur le marché, jouent aussi dans cette misérable cour-là ; qu’elles le veuillent à toute force ignorer n’y change rien. Elles font rire des crétins formatés, dans une ambiance conviviale fabriquée à la chaîne. Car les comédies, elles aussi désormais, sont là pour transmettre des messages citoyens et subversifs complètement neuneus. La comédie s’est vendue pour faire rire ; elle parle avec un sérieux de plomb et gagne à sa cause, sans résistance aucune, des parterres de cadavres – de sept à soixante-dix sept ans.

    Reste la comédie qui rit plutôt qu’elle ne fait rire.

    Il se peut même qu’elle ne soit pas drôle du tout, puisqu’elle ne se définit que de finir bien ; il se peut même qu’elle finisse mal, contrairement à sa définition canonique, parce que c’est aujourd’hui la meilleure fin possible, et surtout la seule vraie ; il se peut même qu’elle viole l’obligation poétique de faire des métaphores floues, c’est-à-dire complaisantes, et parle concrètement de choses concrètes (quoi de plus amusant aujourd’hui que d’appeler un chat un chat, une chatte une chatte ?). – Mais il se peut aussi qu’elle protège formidablement quiconque vient en son rire s’abriter.

    C’est ce que, personnellement, et contre tout le reste, j’appelle le théâtre. Il est rare. Tant mieux. Quand bien même on considérerait cela comme une sorte d’exil, la santé de fer de son texte peut suffire. Il peut aussi être représenté, ce théâtre, puisque ça n’a plus d’importance. Restez chez vous.

    Février 2006

     

  • L'Ecole du rire

     

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    J’entendais, je ne sais plus quel samedi, dans son émission Répliques, sur France Culture, Alain Finkielkraut constater rien moins que la disparition de l’humour.

    Et certes, peu de choses sont aussi tragiques que cette disparition.

    Mais cette disparition elle-même n’est pas nette : elle est, comme tout ce que produit l’idée de transparence, salopeusement opaque.

     

     

    Que les humoristes ne soient pas drôles est un signe des temps ; et c’est peut-être ça le plus drôle.

    (La même chose à la fois m’atterre et me fait rire ; ce doit être cela, l’humour du désespoir. On vit jadis des gens mettre un point d’honneur à mourir juste après un bon mot. Notre civilisation – n’en déplaise au Président Mickey Grenelle, le mot civilisation n’est rendu réellement problématique que par l’impossibilité concrète d’encore lui accoler le mot notre (qu’est-ce que cela voudrait dire : « ma » civilisation ?) – meurt dans les borborygmes les plus affreux qui soient. S’étonner que ces immondices vocaux – non pas verbaux – soient produits par de prétendus humoristes avoue platement que l’on passe à côté de son époque).

    Il faudrait rire par-dessus son époque.

    Et ce n’est pas toujours si simple.

     

     

    Entre tant, il nous faut bien admettre que l’humour a plusieurs façons de disparaître.

    Il tend, par exemple, à se confondre au mépris pur et bas. C’est le versant Ardisson-Baffie, abyssale vulgarité qui, dans sa normative inversion des pôles, se croit une aristocratie – laissez moi rire !

    Mais il y a aussi – c’est un mode de disparition plus subtil, sans doute – son institutionnalisation, qui est en cours, qui est imminente, et qui, comme toutes les catastrophes produites à cadence par notre belle époque, va réussir.

    Un exemple ?

    A Reims, un journal gratuit de médiocre qualité, L’Hebdo du vendredi, consacre un article à l’ouverture d’une salle de spectacle privée. La salle s’appelle « A l’affiche », permet d’accueillir 250 personnes :

    « C’est Sylvain Collaro, propriétaire du café-théâtre le Don Camillo à Paris et associé au projet, qui a présenté le concept de « A l’affiche » rejoint ensuite sur scène par son frère Stéphane, célèbre créateur de l’émission le Bébête show et par Jean-Claude Walbert. Rapides et directs, les trois amis ont rappelé brièvement la vocation des lieux à savoir l’humour, le théâtre, la chanson et la promotion de jeunes artistes en devenir. » (Je laisse au nommé Julien Debant, signataire de l’article, la responsabilité de sa syntaxe.)

    Jusque là, rien que de très banal. Mais voilà :

    « Outre la diffusion de spectacles, « A l’affiche » devrait proposer des cours pour apprendre le métier d’humoriste. »

    Pourquoi pas, en effet ? La phrase suivante :

    « « Nous allons déposer un dossier auprès de l’Education Nationale et nous espérons pouvoir ouvrir notre école de l’humour à la rentrée 2008/2009 » précise Jean-Claude Walbert. »

    On y est.

    A quand l’ouverture d’une hypokhâgne préparant ouvertement à la « Star’Ac » ? D’un BTS « métiers de la pornographie » ?

    Rien ne dit que le dossier sera favorablement accueilli par l’Education Nationale. Mais si ce n’est cette année, ce sera la suivante ; et si ce n’est avec Collaro, on pourra certainement trouver des gens moins ringards : Cauet, par exemple, ou Michaël Youn – que j’ai déjà proposé pour la Comédie française…

     

     

    – Tu as fait l’école du rire ?

    C’est ainsi que cette ancienne blague idiote, qui suivait ordinairement une précédente blague pas drôle, va devenir réalité.

    L’Ecole du rire.

    Et ce rire même, que devra-t-il être sinon citoyen, tolérant, écologique ?

     

     

    Je suis désespéré. J’attends Molière, et le Saint-Esprit…

     

     

    Il disparaît aussi, l’humour, sous sa forme populaire, spontanée. Car enfin, il n’est point d’abord chose de spécialiste. A présent que les nouveau-nés, flanqués de leurs mères et pères, font leur apparition dans les cafés non-fumeurs, il faut s’attendre à ce que les blagues qui ne tombent pas encore sous le coup de la loi fassent l’objet d’une traque imbécile ; à ce qu’il se trouve, dans les plus brefs délais, un lobby de connasses et connards dénonçant je ne sais trop quel « blague-de-culage passif » (comme on dit : tabagisme passif) pervertissant nos adorables poupons…

    L’humour meurt. Et l’âge adulte avec lui.