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  • Inferno, de Romeo Castellucci

    (Article initialement publié sur Ring.) 

     

    Inferno_Castellucci_Etranglement.jpg

    Bien. Je vais vous raconter.

    Il y aura peut-être de petites inexactitudes dans le déroulé. La mémoire…

    Vous voudrez bien noter, au passage, que cet article en désordre réussit au moins cet exploit d’inclure l’intégralité du texte de la « pièce de théâtre » en question, Romeo Castellucci continuant de dire que ce qu’il fait sur la scène est du théâtre.

    Et s’il le dit, c’est que c’est vrai.

    Et ce ne sont pas les spécialistes de la presse nationale, pour l’heure du moins, qui vont le contredire.

    Dans Le Monde, la toujours judicieuse Brigitte Salino titre éloquemment : Castellucci mène « L’Enfer » au sommet.

    Dans Libération, l’illustre René Solis, livrant  un article au titre hautement post-sartrien : L’« Inferno » c’est nous, doublé d’un sous-titre délirant d’éloge : « Théâtre. Romeo Castellucci insuffle à Dante une nouvelle énergie », voit même dans ce spectacle un enchantement : « Tous les vingt ou trente ans, un spectacle réussit l’enchantement de la cour d’honneur. C’est parfois la magie d’un acteur (Gérard Philipe dans son pourpoint de prince de Hombourg), ou l’évidence d’une énergie nouvelle (le ballet de Maurice Béjart). Inferno de Castellucci a cette force-là, qui nettoie le regard, ouvre des chemins, ne vise pas la perfection, et s’intéresse à ceux qui le font. […] Sidération et mélancolie plus que torture ou désolation, Inferno raconte la chute, la tristesse, le plongeon toujours recommencé, la répétition éternelle. La nostalgie de la douceur. »

    Pour insuffler une nouvelle énergie à un immense auteur ancien, il suffit de se passer de son texte. Bref, Dante sans Dante est un enchantement. CQFD.

     

    Cette fois, je raconte.

    La chose se passe, donc, dans la célèbre cour d’honneur du Palais des papes.

    Un type seul entre du fond, au centre du grand plateau presque nu (il y a juste une grosse boîte noire, à Jardin, c’est-à-dire à gauche pour le spectateur), descend lentement vers le public, s’arrête et dit :

    « Je m’appelle Romeo Castellucci. »

    Début de spectacle que notre maître René Solis compare à la première phrase de Moby Dick et  interprète (tout seul) comme signifiant : « Je m’appelle Romeo Castellucci et c’est moi qui ai peur ».

    Ainsi commence Inferno, « libre adaptation » de Dante par Romeo Castellucci, et cette phrase, en somme, sera la seule. Même s’il y en a approximativement quatre ou cinq autres ensuite, dont un chœur qui répète : « Je t’aime, je t’aime, je t’aime, je t’aime… ».

    Mais bon. Quelqu’un amène au type qui a dit s’appeler Romeo Castellucci une combinaison renforcée, qu’il enfile tandis que sept maîtres-chiens, flanqués de sept bergers allemands, entrent à l’avant-scène Jardin (toujours à gauche, donc, pour le spectateur). Les maîtres-chiens attachent au sol par le moyen de chaînes leurs toutous.

    Puis un berger allemand venu de Jardin entre à toute vitesse, se jette sur le pauvre Romeo, le renverse. Un deuxième chien arrive, à toute vitesse aussi, se jette sur lui. Puis un troisième.

    Romeo est au sol, malmené par les vilains toutous. Pauvre Romeo. La chose dure quelques minutes, dans les hurlements (amplifiés ?) des sept chiens-spectateurs, puis, on ne sait pourquoi, un type à Jardin siffle les trois chiens attaquant Romeo, lesquels chiens obéissent à l’instant.

    Puis les sept maîtres-chiens et leurs chiens quittent à leur tour le plateau. Silence.

    Le pauvre Romeo, si je comprends bien, est laissé là pour mort. Oh, pauvre Romeo.

    Quelqu’un entre, recouvre le corps de Romeo d’une peau de chien, de berger allemand.

    Puis un type presque nu vient à côté de Romeo et prend sur lui la peau de l’animal – c’est l’envol de son âme, explique mon voisin à sa femme.

    Le type presque nu commence d’escalader le haut mur de fond de scène du Palais des papes.

    Il ira jusqu’en haut, trente-cinq mètres, exécutant quelques jolies figures au passage de la fenêtre de l’Indulgence. Brigitte Salino du Monde  voit d’ailleurs dans cette ascension silencieuse « l’une des plus belles chose jamais vues à Avignon ». Tandis que René Solis au regard nettoyé nous précise : « Où est L’Enfer selon Castellucci ? Ici, maintenant, dans les murs du palais des Papes. »

    Vers la fin de son ascension, entre une jeune fille, banalement vêtue, qui bombe très lentement (en fait, tout est très lent) le mur du Palais : JEAN, en lettres capitales. « Un sacrilège, une note d’humour », commente le grand René Solis.

    Puis elle s’éloigne vers le Jardin. « Jean », si c’est bien lui, est arrivé au terme de son escalade, et se tient debout sur le mur, à Cour.

    Tiens, Jean a trouvé un ballon, tout là-haut, un ballon de basket je crois, et il va l’envoyer à la demoiselle, il vise, ça y est, il l’envoie, le ballon tombe, rebondit, rebondit, et la demoiselle l’attrape.

    Et maintenant, elle joue à le faire rebondir.

    Les rebonds sont amplifiés. De plus en plus. La lumière descend. Les rebonds font de plus en plus de bruit. Des nappes sourdes de sons graves envahissent l’espace, les rebonds du ballon assurent la rythmique, il fait sombre, les fenêtres du mur du Palais s’allument, s’éteignent, « on se déplace là-dedans », le bruit encore plus, on se croirait dans un film d’épouvante et c’est très drôle.

    Au bout d’un long moment de ce vacarme à jeux de lumières, entre à Cour une soixantaine de personnes un peu zombies, et lentes, donc.

    Elles tombent une à une, jusqu’à faire une sorte de tapis de corps colorés.

    La jeune fille à ballon de basket tient toujours la place centrale.

    Les soixante corps « roulent en dansant » lentement vers le fond de scène.

    Il y a du silence, à présent. Du calme.

    Un des corps sort du tapis, vient relever la demoiselle gardant le ballon, qui va s’allonger dans le tapis. Puis un autre corps vient relever le releveur, et ainsi de suite. Il y a des gens de tous les âges, des petits enfants, un vieillard.

    Je viens de vous raconter les vingt premières minutes, disons, du spectacle.

    Impressionnant, n’est-ce pas ?

     

    Après quoi je commence à avoir du mal à remettre les choses en ordre. Moments « marquants » :

    Dans un grand cube de verre, des enfants de deux ans, peut-être trois, jouent ; ils sont surveillés par un nounours géant (un adulte). Durée approximative : cinq, six minutes. Palpitant.

    Il y a des gens, avec des enfants, des bébés. A un moment, il y a même deux personnes qui s’approchent, se rencontrent. J’ai même vu une femme danser deux minutes. Si.

    On amène un piano à queue et on le brûle sur la scène (préalablement arrosée).

    Soixante figurants se mettent deux par deux et jouent à s’égorger au ralenti. Mais le vieux monsieur est tout seul, alors il dit : « Où es-tu ?... Où es-tu ?... Je t’implore… » et un jeune gars arrive, ils sont contents de se voir, s’enlacent, puis le jeune gars égorge le vieux monsieur, qu’est-ce que c’est beau, ça en raconte des choses, hein ?

    On fait défiler sur le mur du fond de scène la liste des œuvres d’Andy Warhol, laquelle est interrompue par un hommage aux acteurs morts de la Sociétas Raffaello Sanzio (la compagnie de Romeo Castellucci himself). Pendant ce temps-là, montés un à un sur le cube à gamins, des gens basculent dans le vide et disparaissent.

    Tous les figurants sont d’un côté, et de l’autre, il y a un beau cheval blanc (tiens, l’Apocalypse) : personne ne bouge pendant longtemps. D’une intensité dramatique à faire pâlir William Shakespeare, l’auteur de C’est beau un cheval la nuit (je suis bien sensé vous résumer L’Enfer de Dante, moi).

    Les figurants se déploient au pied des gradins, déplient une immense toile blanche dont ils recouvrent l’intégralité du public. Camping.

    Il y a des moments de silence, et des moments avec beaucoup de son fatiguant.

    Vers la fin, qui n’en finit pas de tarder, on amène une voiture accidentée, brûlée aussi peut-être, et il en sort un clone perruqué d’Andy Warhol qui n’a rien à nous dire. Ici, d’ailleurs, même Brigitte Salino, qui a trouvé sommital tout ce qui précède, émet une réserve à l’emporte-pièce : « Mais on se demande bien pourquoi Andy Warhol occupe la fin de L’Enfer, sautant d’une voiture calcinée. Il y a là vingt minutes inutiles. Elles n’offensent pas le souvenir du spectacle, qui transforme le Palais en une « forêt obscure » où chacun est invité à faire son propre voyage ». 

    Huit ou dix téléviseurs sont apparus aux plus hautes fenêtres du mur de la cour d’honneur ; sur chaque, une lettre ou un écran noir : on peut lire le mot « ETOILES ». Un à un les téléviseurs viennent s’écraser sur la scène, vingt mètres plus bas environ. Reste seulement à lire : TOI. ( – Moi ? Quelle leçon de poésie nous fait-là Dante Castellucci !)

    Et comme dit René Solis : « Si le déploiement des visions n’a rien d’une grand-messe, c’est que tout se déploie avec une fluidité et un souci de la composition qui ne laisse aucune place au solennel. »

    Le solennel, voilà l’ennemi. Mais heureusement, le déploiement se déploie.

    Inferno_Castellucci_Warhol.jpg

    Ce que j’ai compris de ce spectacle ?

    Eh bien, les gens naissent, les gens meurent, et entre ces deux pôles, ils s’ennuient et font des enfants, mais surtout, ils s’ennuient en spectateurs.

    Génération, corruption, miroir.

    Vous ne me croirez peut-être pas, mais je le savais.

    Si jamais ce que j’ai compris est bien ce que Romeo Castellucci souhaitait que je comprenne, il n’avait qu’à le dire clairement, avec des mots, la chose aurait duré moins longtemps, et ça aurait été plus économique pour tout le monde.

    Ai-je été ému à un quelconque moment ?

    Non. Mais je me suis passablement emmerdé. Et certains sons m’ont agacé les dents.

     

    Ceci dit, Romeo Castellucci m’a tout l’air d’être un honnête « artiste contemporain ». Dans le petit programme remis au spectateur, il y a un court texte du « metteur en scène » joliment intitulé : J’ai quelque chose à dire, dont j’extrais ces quelques phrases :

    « La Divine Comédie est un projet impossible, c’est clair. La grandeur de ce livre excède le littéraire et, en terme de théâtre, elle le fait tourner à vide. Mais c’est alors qu’à travers l’impossible, je peux atteindre tous les possibles. »

    Et un peu plus loin :

    « En ce sens, être Dante. Adopter son attitude comme au début d’un voyage dans l’inconnu. Dire l’œuvre comme si elle n’avait jamais été écrite, jamais dite. Assumer cette responsabilité : prendre le risque de s’exposer totalement au ridicule.

    Il faut faire Dante, être Dante et non son œuvre. »

    Bref, à mission impossible, ridicule accompli.

     

    Mais enfin, soyons charitable, ne tirons pas sur le Dantiste.

     

  • Claudel dans le programme

    avignon.jpg

     

    Je continue ici ma lecture aléatoire du programme officiel du Festival d’Avignon 2008, livret bien édité, d’une centaine de pages.

    Je rappelle que les « artistes associés » de ce Festival sont la comédienne Valérie Dréville et le metteur en scène « concepteur » Romeo Castellucci.

     

    C’est en tombant, à la fin du volume, sur la page « Calendrier des spectacles » que je m’en suis aperçu :

    Ils avaient disparu.

    Qui ?

    Les auteurs dramatiques.

    Enfin, ceux qui restaient.

     

    Je m’explique :

    Face au titre : « Partage de midi », on peut lire cette étrange brochette de noms : « Baron/Bouchaud/ Clamens/Dréville/Sivadier ».

    Paul Claudel a disparu.

    De même, face au titre : « Hamlet », vous trouverez le nom « Thomas Ostermeïer » ; face à « La Mouette », « Claire Lasne Darcueil ». Pas de William Shakespeare, ni d’Anton Tchekhov à l’horizon.

    Face à « Inferno », le beau nom de « Romeo Castellucci » ; et, bizarrement, face à « La Divine Comédie », celui de Valérie Dréville (en effet, la dame lit Dante – le vrai –, un seul soir, bien sûr).

    Je trouve cela tellement parlant que je ne ferai pas de commentaires.

     

    Pour qu’on ne dise pas que j’exagère, néanmoins, je précise que le sommaire, quoique présenté différemment, obéit aux mêmes règles : Titre et metteur en scène (ou chorégraphe ou je ne sais quoi), évacuation de l’auteur (quand il y en a un).

     

    Revenons à Paul Claudel, disparu.

    Valérie Dréville, artiste associée au Festival d’Avignon 2008, ouvre ledit Festival avec Partage de midi de Paul Claudel. La mise en scène est signée des acteurs eux-mêmes : Gaël Baron, Nicolas Bouchaud, Valérie Dréville, Jean-François Sivadier, auxquels s’est ajoutée Charlotte Clamens. Tout cela est tout à fait intéressant (j’aime l’idée que les acteurs décident de se passer d’un metteur en scène), et nous explique l’étrange brochette de noms mentionnée plus haut. Comme ce spectacle ouvre le 4 juillet le Festival d’Avignon, et joue toute sa durée, jusqu’au 26, il est présenté en début de programme (p. 6 et 7).

    La page 6 présente les artistes (hors Valérie Dréville, « artiste associée » déjà présentée), la page 7 le spectacle.

    La page 6 nous présente donc, laïus académique après laïus académique, les comédiens ou/et metteurs en scène Gaël Baron, Nicolas Bouchaud, Charlotte Clamens, Jean-François Sivadier, puis, à la toute fin, Paul Claudel (il devait rester de la place). Ça se présente comme ça :

     

    « Paul Claudel (1868-1955) a 37 ans lorsqu’il écrit Partage de midi, œuvre autobiographique revendiquée. Au sortir d’une relation amoureuse avec une femme mariée, il a vécu le drame d’une séparation. De cette passion vécue en terre chinoise, lorsqu’il était consul de France, naîtra la première version de Partage de midi, éditée à 150 exemplaires adressés en secret à quelques amis. Ce n’est qu’en 1948 qu’il acceptera qu’une version remaniée soit publiée et mise en scène par Jean-Louis Barrault. »

     

    Et hop. Tout y est, non ?

    Vous avez bien vu passer là le plus grand génie théâtral du XX° siècle ? Le colosse littéraire, un des seuls en un siècle essentiellement romanesque, à ne passer jamais par le roman (ni d’ailleurs, ou si peu, par la philosophie)… Lui préférant le théâtre, le poème, l’essai et la théologie.

     

    Ceci dit, et pour changer un peu, je me réjouis que Partage de midi soit l’œuvre la plus jouée durant ce Festival. J’espère seulement que sa représentation sera digne.

    Oui, digne.

     

    Paul_Claudel.jpg

     

     

    Notez que Dante, lui, n’est pas du tout présenté.

    Mais c’est parce que Castellucci est Dante.

    Et Castellucci, bien sûr, est présenté.

    Donc Dante aussi.

    Etc.

  • Castellucci dans le programme (2)

    Romeo Castellucci2.JPG

     

    Je tourne enfin la page présentant le projet de Divinna Commedia selon Castellucci, pour lire les pages consacrées aux deux spectacles et à l’installation. Ces textes de présentation sont toujours signés d’Antoine de Baecque.

     

    On n’apprend pas grand-chose sur ce que sera Inferno de Castellucci :

    « Inferno [de qui ? de Dante ? ou de Castellucci ? Ah, j’oubliais, c’est pareil…] est un monument de la douleur. L’artiste doit payer. Dans la forêt obscure où il d’emblée plongé, il doute, il a peur, il souffre. Mais de quel péché l’artiste est-il coupable ? S’il est ainsi perdu, c’est qu’il ne connaît pas la réponse à cette question. Seul sur le grand plateau du théâtre, ou au contraire muré dans la foule et confronté à la rumeur du monde, l’homme que met en scène Romeo Castellucci subit de plein fouet cette expérience de la perte de soi, désemparé. Tout ici l’agresse, la violence des images, la chute de son propre corps dans la matière, les animaux, les spectres. La dynamique visuelle de ce spectacle a la consistance de cette hébétude, parfois de cet effroi, qui saisit l’homme quand il est réduit à sa petitesse, démuni face aux éléments qui l’accablent. Mais cette fragilité est une ressource, cependant, car elle est la condition d’une douceur paradoxale. Romeo Castellucci montre à chaque spectateur qu’au fond de ses propres peurs, il existe un espace secret, empreint de mélancolie, où il s’accroche à la vie, à « l’incroyable nostalgie de sa propre vie ». »

    Ca promet, n’est-ce pas ? Monument de la douleur, plongé dans une forêt, muré dans la foule, la chute de son corps dans la matière, et mieux encore : dynamique visuelle qui a consistance d’hébétude…

    Ca a l’air formidable, tout bonnement.

     

    Ce qui est tout à fait étonnant, finalement, c’est qu’on puisse déduire, du galimatias qui sert de prose à Antoine de Baecque, que le projet de Castellucci ne manque pas de cohérence.

    Dans la présentation de l’installation Paradiso – je viendrai à Purgatorio ensuite – notre journaliste présente ainsi le Paradis selon Castellucci :

    « C’est un monde paradoxal, sans incarnation : dans Inferno, l’homme était exclu des élus, ici il est exclu du monde, condamné à errer dans un univers sans corps, sans visage, sans matière, un lieu de pure lumière et de sonorités sans limites, tout entier dévoué à la seule gloire du Dieu créateur. »

    Puis cite Castellucci, grand contempteur (apparemment) et rival (j’imagine) de ce Dieu créateur :

    « Pour moi, c’est le chant le plus épouvantable, précise d’ailleurs Castellucci à propos du Paradis de Dante, une forme d’exclusion renversée, et non pas un accueil en forme de bienvenue ! »

    Ce qui est formidable aussi, non. Mais surtout instructif, si l’on résume ainsi, selon le principe du nihilisme actif :

    Le Paradis aussi, c’est l’Enfer. Il n’y a donc plus ni Enfer ni Paradis.

     

    La Divine Comédie de Dante était tout entière tendue vers le Paradis, vers « l’Amour qui meut le soleil et les autres étoiles ».

    Celle de Castellucci ne risque guère d’être « divine » : l’Enfer et le Paradis s’annulent ; et peut-être est-ce pour cela que Castellucci ne fait spectacle que de l’Enfer et du Purgatoire, laissant son redondant Paradis désincarné être une « installation ».

     

    Voyons donc ce Purgatorio :

    « L’homme qui traverse le purgatoire – le « chant de la terre » – est un être curieux, sans cesse arrêté par le concret des choses et des objets qui l’entourent, dans une représentation de sa propre vie. Cette matière [ ?] l’occupe, l’encombre, l’attache, et souvent le tourmente. Elle témoigne de ce qu’est précisément le purgatoire selon Romeo Castellucci : la vie humaine dans sa répétition quotidienne, la familiarité des tâches de tous les jours, le piège de la routine, l’expérience du corps banal, les retrouvailles avec le monde fini, la nature connue, les matières de la vie. »

    Bien. Annulez l’Enfer et le Paradis, il reste la vie quotidienne. Le purgatoire de Castelluci est la matière témoignant de la matière.

    On n’avait vraiment pas besoin de Dante pour en arriver là.

    A moins qu’il ne se soit agi, au fond, que de démolir Dante.

    Ce qui est bien possible, après tout…

     

    Notre bon journaliste poursuit :

    « Il [l’homme, donc] se sait condamné à errer là, parmi la réalité, à la fois représentée sans distance, de manière abstraite, et de façon hyperréaliste, « une réalité sans ombre » dit le metteur en scène, qui s’est attelé à un important travail sur les formes en devenir. »

    Passons sur ce que peut bien signifier s’atteler à un important travail sur les formes en devenir

    Et regardons agir le même principe du nihilisme actif : l’abstraction c’est la réalité, la réalité c’est l’abstraction, il n’y a donc plus ni réalité ni abstraction.

     

    Conclusion :

    « La punition, ici, c’est tout simplement de vivre, de faire l’expérience du monde. »

     

    Ce qui serait désolant, si Castellucci n’était pas un génie créateur capable à lui seul d’hypostasier le Néant :

    « Ce Purgatorio est donc [ !]  plus qu’un spectacle, car c’est aussi pour le spectateur l’occasion d’une expérience à laquelle Romeo Castellucci donne beaucoup de prix : se retrouver, soudain, de l’autre côté du jeu du théâtre, dans l’envers de la représentation. »

    Quelle audace !

    Personne n’y avait jamais pensé !

    La suite :

    « Comme si chacun pouvait assister au spectacle de sa propre vie, mais primitive, renvoyée aux premiers temps, ceux des origines et de la naissance. Cette lucidité tout à coup offerte, comme une expérience de retour à la vue au sein de la nature contemporaine, de retour à la sensation au milieu de la ville moderne, n’est-elle pas plus terrible encore ? »

    Plus terrible que quoi, mon lapin ? Que la vie quotidienne ? Que l’envers de la représentation ?

    Conclusion :

    « C’est une angoisse existentielle qui sourd de ce spectacle, comme si les sensations et le corps se dissolvaient dans la matière [la comparaison veut-elle dire quelque chose ?]. »

     

    Bref, quand « une angoisse existentielle sourd » d’un spectacle, celui-ci est plus qu’un spectacle. Mais quoi ?

     

    Une conclusion aussi gigantesque nécessitait des moyens colossaux.

    Castellucci est un artiste planétaire ; un artiste globalisé.

    Il faudra bien en finir avec les langues, ces frontières.

    La planète culturelle en semble réellement convaincue, à simplement jeter un œil à toutes ces structures planétaires imbécilement conjurées à la destruction de l’œuvre de Dante (le vrai) :

    « Production de la Trilogie : Sociétas Raffaello Sanzio, Festival d’Avignon, Le Maillon-Théâtre de Strasbourg, Théâtre auditorium de Poitiers-Scène nationale, Le Duo (Dijon), barbicanbite09 (Londres) dans le cadre du Spill Festival 2009, de Singel (Anvers), Kunstenfestivaldesarts / La Monnaie (Bruxelles), Festival d’Athènes, UCLA Live (Los Angeles), Napoli Teatro Festival Italia, Emilia Romagna Teatro Fondazione (Modène), La Bâtie-Festival de Genève, Nam Jun Paik Art Center/Geyonggi-do (Corée), Vilnius Capitale européenne de la Culture 09, « Sirenos »-Festival international de théâtre de Vilnius, Cankarjev dom (Ljubljana), F/T09 – Tokyo International Arts Festival.

    Avec le soutien du ministère italien du Patrimoine et des Activités culturelles, de la Région Emilie-Romagne et de la Ville de Cesena avec l’aide du programme Culture (2007-2013) de l’Union européenne. »

     

    Budget de « création » ?

    A votre bon cœur…

     

    N'oubliez pas, comme dit ce bon Antoine de Baecque, que l'artiste doit payer...

     

     

  • Castellucci dans le programme

    Romeo Castellucci.jpg

    Le programme du Festival d’Avignon est décidément très instructif.

    Il est placé, pour une grande part, sous le signe de Dante. Et de la Divinna Commedia.

    Apparemment, du moins.

    Car c’est Romeo Castellucci qui s’en charge.

    L’Enfer (Inferno) et Le Purgatoire (Purgatorio) donneront lieu à deux spectacles, Le Paradis (Paradiso) à une installation.

    Tout ceci, selon la formule, « librement inspiré de La Divine Comédie de Dante ».

    Oui, oui, librement inspiré.

     

    Les travaux de l’« artiste » Castellucci, pardon : les créations, sont présentés dans ce programme par le « critique » Antoine de Baecque (car nous vivons dans le monde merveilleux où les critiques acceptent de rédiger les programmes, où l’éloge a priori est le ciment de l’approbation de ce qui est…).

     

    Extrait de la présentation du projet général :

    « Si La Divine Comédie est un texte qui accompagne Romeo Castellucci depuis son adolescence, il n’en propose pas une « adaptation » littérale. Son travail est inspiré par ce texte, comme il l’écrit dans ses notes de travail : « Lire, relire, dilater, marteler et étudier à fond La Divine Comédie pour pouvoir l’oublier. L’absorber à travers l’épiderme. La laisser sécher sur moi comme une chemise mouillée. » »

     

    Comme c’est beau.

    L’inspiration est donc l’action de faire disparaître les textes.

    Notre époque est inspirée et Castellucci est son symptôme.

    Castellucci a bien sniffé toutes les lignes de Dante, et il va nous expirer deux spectacles et une installation.

     

    Notre valeureux critique poursuit ainsi :

    « Mais il [Castellucci, hein, pas Dante] vise surtout à « devenir » Dante. »

    Et le tour est joué. Voilà, ça y est. Fastoche, pour lui.

    Et il n’y a même pas à en douter ! C’est beau, la critique, tout de même.

     

    Vous aussi, cher lecteurs, devenez Dante ! Voici la recette :

    1. Lisez La Divine Comédie.

    2. Ensuite relisez-la (c’est pourtant simple).

    3. Dilatez-la (démerdez-vous, soufflez dedans, par exemple).

    4. Martelez-la (avec un marteau post-« nietzschéen », par exemple).

    5. Etudiez-la à fond (s’il en reste).

    6. Et maintenant que vous avez étudié à fond, hop, vous pouvez oublier La Divine Comédie.

    On étudie pour oublier, bien sûr. On fait disparaître. Mieux : étudier à fond, c’est oublier.

    Comment ? Mais enfin, 7. absorbez-la à travers l’épiderme, La Divine Comédie, voyons. Et en même temps, 8. laissez-la sécher (oui, voilà, comme une chemise mouillée).

    C’est difficile ? C’est que vous n’êtes pas Romeo Castellucci, tiens.

    Vous ne pourrez donc pas devenir Dante.

     

    Trêve de plaisanterie :

    Vous croyiez naïvement que Dante, c’était La Divine Comédie ?

    Eh bien, non.

    Quand Romeo Castellucci lit La Divine Comédie, il « incorpore » Dante jusqu’à le devenir. (Vous vous trouviez moderne, de ne pas croire à la transsubstantiation ? Vous l’aurez quand même, sauce Castellucci, et fourrée à la merde.)

    Après quoi, évidemment, il peut se passer de « son » texte, puisque chacun de ses gestes est un geste de Dante.

    On pourra donc voir cet été, à Avignon, deux spectacles et une installation de Dante lui-même. (Evidemment, il faut y croire. Vous vous croyiez aussi débarrassé de la croyance ?)

    Parce que si Dante revenait aujourd’hui, il ne passerait pas sa vie à écrire La Divine Comédie, non, il nous torcherait ça vite fait, en réalisant des spectacles vivants à grands frais, des créations, même, au Festival d’Avignon. D’ailleurs, il s’appellerait Romeo Castellucci. En toute simplicité. (Et la réincarnation, vous y croyez, non ?)

    Dieu aussi, d’ailleurs, s’appelle Castellucci.

    Par bonheur, il y en a plein, des dieux, de nos jours.

    Il y a aussi Jan Fabre, par exemple. Entre autres, là aussi.

    On peut choisir. Selon les travaux et les jours, les heures et les humeurs.

    C’est l’avantage du néopaganisme.

    Je suis un homme de peu de foi.

     

    J’attends le retour des sacrifices.

    Humains, tant qu’à faire.

    Avouez que ça aurait de la gueule, quand même, un sacrifice humain.

    Un bébé, par exemple.

    Dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, au hasard.

    Quelle subversion.

    Non mais.

     

    avignon.jpg