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critique - Page 25

  • L'enseignement de l'ignorance (2)

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    Ce billet suit le précédent (car je ne crains pas le pléonasme).

     

    Elle envoya donc l’enfant à l’école où les acquisitions de ce jeune esprit ne dépassèrent pas, en plusieurs années, l’art d’écrire sans orthographe et de calculer sans exactitude. Mais la vase de divers égouts n’eut pas de secret pour elle. Le biceps arithmétique ne devait se développer que plus tard, à l’arrivée de l’argent.

     

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  • L'enseignement de l'ignorance

    Les constats éclairés de Jean-Claude Michéa seraient pour le moins désespérants, si tout hélas ne portait à les justifier – et je tiens qu’il faut tenter de ne pas désespérer de la réalité, tout espoir, catastrophe incluse, ne pouvant malgré tout venir que d’elle –, et s’ils ne se trouvaient présentés dans des livres dont je dirais qu’ils sont rafraîchissants d’intelligence ; car c’est une consolation de savoir qu’il se trouve encore en ce pays en proie au plus grand sinistre de son histoire, sinon pas : en proie au sinistre de son histoire même, quelques esprits capables de nous donner, des maux dont nous souffrons, une explication raisonnable, étayée par des faits vérifiables, dans une syntaxe impeccable (1).

    Aussi, étant sur tant de points bien au-dessous de cet auteur, n’entreprendrai-je pas une critique du livre qui m’intéresse ce jour, L’enseignement de l’ignorance, mais me contenterai-je de recopier le chapitre V de ce livre, que je m’autorise au surplus à débarrasser de ses notes, au demeurant fort intéressantes :

     

    A présent qu’il s’efface de nos vies, et bientôt de nos mémoires, nous comprenons un peu mieux ce qu’était vraiment le monde moderne jusqu’à une date récente. Ce qui faisait sa complexité effective, au-delà des simplifications rituelles de l’idéologie, c’était justement cette contradiction permanente entre les règles universelles du capitalisme et la civilité particulière des différentes sociétés où sa construction était expérimentée.

    C’était donc un monde où le « mode de production capitaliste » était bien loin de régner en maître. Tout autour de lui, en effet, subsistait un vaste ensemble de conditions écologiques, anthropologiques et morales, où, sans doute, le pire pouvait côtoyer le meilleur, mais dont on s’aperçoit, rétrospectivement, que si elles avaient rendu possible un degré déjà élevé de production capitaliste, c’était dans la mesure même où, selon des modalités diverses, elles permettaient d’en limiter ou d’en amortir les effets les plus dévastateurs. C’est, avant tout, ce dispositif historique compliqué qui rend intelligible l’ambiguïté constitutive de la plupart des institutions du temps, à commencer par l’Ecole républicaine, elle-même.

    Une fonction décisive de cette dernière était déjà, bien sûr, de soumettre la jeunesse aux contraintes de l’Ordre Nouveau, c’est-à-dire au règne naissant de l’universalité marchande et de ses conditions techniques et scientifiques. En témoigne, entre mille exemples, le combat obstiné mené par l’Ecole laïque contre les « patois » et contre diverses traditions populaires ou locales qui, d’un point de vue capitaliste, sont toujours, par définition, archaïques et irrationnelles. C’était également un lieu – où cette fois pour des raisons tenant, essentiellement, aux lointaines origines historiques de l’institution – s’exerçaient encore trop souvent des formes de discipline, de surveillance et de contrôle autoritaire, à coup sûr incompatibles avec ce qu’exige la dignité des individus modernes. Mais, en même temps, cette Ecole républicaine se souciait réellement – et sans doute, avec beaucoup de sincérité – de transmettre un certain nombre de savoirs, de vertus et d’attitudes qui étaient en eux-mêmes parfaitement indépendants de l’ordre capitaliste. On aurait le plus grand mal, par exemple, à déduire la décision d’enseigner le latin, le grec, la littérature ou la philosophie, des contraintes particulières de l’accumulation du Capital. En réalité, chacun voit bien qu’une culture classique réellement maîtrisée, nourrie, par exemple, des modèles du courage antique ou des chefs-d’œuvre de l’intelligence critique universelle, avait au moins autant de chances de former des Marc Bloch ou des Jean Cavaillès, que des spectateurs sans curiosité intellectuelle ou des consommateur disposés à collaborer sur tous les modes au règne séduisant de la marchandise.

    C’est ce fragile compromis historique, sur lequel reposaient, tant bien que mal, les différentes sociétés modernes, qui s’est trouvé progressivement brisé, au cours des inoubliables années soixante.

     

    A suivre…

     

    (1) Signe de temps, je me demande en revanche comment et si ma phrase tient debout.

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  • Independence night

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    Je conçois très bien qu’on soit en désaccord total avec toute définition de la culture, à commencer par celle que, en 1971, dans Les chênes qu’on abat, relatant une conversation de 1969, André Malraux place dans la bouche d’un général de Gaulle cherchant assez joliment ses mots : « Après tout, le mot culture a un sens. Qu’est-ce qui se continue – vous voyez ce que je veux dire – qu’est-ce qui ne se continue pas ? Il s’agit d’une opposition plus profonde qu’entre l’éphémère et le durable, vous comprenez bien : de ce qu’il y a de mystérieux dans la durée. Cette bibliothèque n’est pas une collection de vérités, opposée à des calembredaines. Il s’agit d’autre chose. Rien de moins clair que la victoire des œuvres sur la mort. »

    Depuis nous avons bel et bien changé de monde. Et Malraux, après avoir fait dire à son interlocuteur qu’ « il est étrange de vivre consciemment la fin d’une civilisation », concluait la première version de son ouvrage sur cette phrase, qui paraîtra peut-être murayenne à certains : « La nuit tombe – la nuit qui ne connaît pas l’Histoire. »

    Et en effet, nous ne sommes plus tellement certains que les mots aient un sens, qu’il s’agisse ou non de celui de culture ; que quelque chose se continue ne paraît guère souhaitable ; corollairement, l’opposition entre le durable et l’éphémère a été tranchée au profit de l’éphémère ; le mystère avec le durable itou s’en est allé ; les bibliothèques, lorsqu’elles survivent, accumulent des calembredaines bien inférieures aux fatrasies médiévales. Bref, rien n’est aujourd’hui plus clair que la victoire de la mort sur les œuvres.

    Les exemples d’un tel effondrement abondant d’évidence, il ne semble guère difficile de se pourlécher de ces anecdotes qui ont succédé aux événements, lesquelles anecdotes ne peuvent en somme être ordonnées que selon la gravité de la maladie qu’elles révèlent. Il n’est donc utile de s’attarder à commenter que celles se présentant sous forme de symptôme manifeste.

     

    Ainsi, France 2 diffusait dimanche soir (2 octobre), en deuxième partie de soirée, une émission intitulée : « Les indépendants montent le son », qui avait été préalablement enregistrée dans les salles et salons du ministère de la Culture, ainsi que dans les jardins du Palais-Royal, avec la complicité d’une Christine Albanel réjouie, passablement guillerette. On pouvait voir là, avec beaucoup de courage, ou de masochisme, c’est selon, évoluer (dans la nouvelle acception de ce verbe) la fine fleur de la chanson (plus ou moins) française, dont je ne résiste pas à vous citer la liste :

    Ayo, Keziah Jones, Travis, Amadou et Mariam, Aaron, Camille, Julien Clerc, Carla Bruni, Christophe, Renan Luce, Grégoire, Vincent Delerm, Bloc Party, Bense, Mattrach.

    On pouvait également se repaître, entre ses petites chansons idiotes pour adolescents éternels qui font généralement office de publicité citoyenne sur France Inter, de béats discours optimistes sur l’avenir de tout et de n’importe quoi : Laurent Baffie et Stéphane Blakowski représentaient sans doute la philosophie, Anne Roumanoff et Charles Berling la morale, Bernard Murat et Yvan Le Bolloch’ la théologie, Philippe Besson et Jean-Jacques Annaud la scolastique ; quoique toutes permutations semblent également possibles, tout étant égal à tout, valant tout. Il y avait encore d’autres prestigieux intervenants dont les noms – ils ne m’en voudront pas, je le crains – m’échappent ; et d’un intérêt comparable.

    Personne, fort heureusement, ne s’est avisé de se demander ce que pouvait bien être cette indépendance prétendument en question. Pas même Carla Bruni. « Les indépendants montent le son » étant un nom d’émission défrisant de connerie, comme à peu près tout ce qui se torche sous nos cieux médiatiques, et pas même foutu, hélas, de prétendre au contrepet, j’en ai déduit, à tort ou à raison, que l’indépendance, désormais, consistait seulement dans le fait de monter le son. J’aurais préféré qu’une telle indépendance baissât plutôt l’abat-jour...

    Bref, c’était le genre de soirée imbécile que n’aurait pas reniée un Jack Lang, premier en date de ces ministres des déprédations ordinaires, à moins qu’on ne le suppose conscient du coup de vieux qu’elle lui donne, le vouant, non moins que tout le bazar d’artistes en peau de lapin qu’il avait en son temps fourbi, à un oubli immensément mérité. C’était le genre de soirée parfaite pour valider les thèses que l’on peut à présent dire ethnologiques, présentées dans le patois journalistique ordinaire, d’un Donald Morrison dans Que reste-t-il de la culture française ?

     

    Diagnostiquer dans ce cloaque une tumeur au cerveau était un jeu d’enfant. Comme aussi définir, en dépit qu’elle en ait, la culture : La culture est l’approbation de ce qui est, quoi que ce soit. Mais cette définition même, qui ne le voit ? s’effondre sur elle-même, et jusqu’à rendre superfétatoire le mot qu’elle définit. Le ministère de la Culture et de la Communication pourrait aussi bien devenir le ministère de la Communication, ou, pour faire plus moderne, le ministère de la Comm’. Puisque cette émission culturelle ne se distinguait en rien de celles qui ne le sont pas. La mort envahit tout.

     

    Ah, j’allais oublier le plus beau. L’ensemble était présenté par le sémillant et défraîchi Guillaume Durand, véritable clou du spectacle, sinon pas du cercueil. Lequel s’était costumé d’un fort seyant pulovère noir sur lequel on pouvait lire en majuscules blanches, culture française oblige, The Beatles. J’y ai vu là comme un programme : le monde a commencé en 1960, même Elvis appartient à la préhistoire, rien de ce qui a existé avant ne doit avoir de valeur positive. L’extension du domaine de la fin de l’Histoire se fait à vitesse carcinomique.