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L'enseignement de l'ignorance

Les constats éclairés de Jean-Claude Michéa seraient pour le moins désespérants, si tout hélas ne portait à les justifier – et je tiens qu’il faut tenter de ne pas désespérer de la réalité, tout espoir, catastrophe incluse, ne pouvant malgré tout venir que d’elle –, et s’ils ne se trouvaient présentés dans des livres dont je dirais qu’ils sont rafraîchissants d’intelligence ; car c’est une consolation de savoir qu’il se trouve encore en ce pays en proie au plus grand sinistre de son histoire, sinon pas : en proie au sinistre de son histoire même, quelques esprits capables de nous donner, des maux dont nous souffrons, une explication raisonnable, étayée par des faits vérifiables, dans une syntaxe impeccable (1).

Aussi, étant sur tant de points bien au-dessous de cet auteur, n’entreprendrai-je pas une critique du livre qui m’intéresse ce jour, L’enseignement de l’ignorance, mais me contenterai-je de recopier le chapitre V de ce livre, que je m’autorise au surplus à débarrasser de ses notes, au demeurant fort intéressantes :

 

A présent qu’il s’efface de nos vies, et bientôt de nos mémoires, nous comprenons un peu mieux ce qu’était vraiment le monde moderne jusqu’à une date récente. Ce qui faisait sa complexité effective, au-delà des simplifications rituelles de l’idéologie, c’était justement cette contradiction permanente entre les règles universelles du capitalisme et la civilité particulière des différentes sociétés où sa construction était expérimentée.

C’était donc un monde où le « mode de production capitaliste » était bien loin de régner en maître. Tout autour de lui, en effet, subsistait un vaste ensemble de conditions écologiques, anthropologiques et morales, où, sans doute, le pire pouvait côtoyer le meilleur, mais dont on s’aperçoit, rétrospectivement, que si elles avaient rendu possible un degré déjà élevé de production capitaliste, c’était dans la mesure même où, selon des modalités diverses, elles permettaient d’en limiter ou d’en amortir les effets les plus dévastateurs. C’est, avant tout, ce dispositif historique compliqué qui rend intelligible l’ambiguïté constitutive de la plupart des institutions du temps, à commencer par l’Ecole républicaine, elle-même.

Une fonction décisive de cette dernière était déjà, bien sûr, de soumettre la jeunesse aux contraintes de l’Ordre Nouveau, c’est-à-dire au règne naissant de l’universalité marchande et de ses conditions techniques et scientifiques. En témoigne, entre mille exemples, le combat obstiné mené par l’Ecole laïque contre les « patois » et contre diverses traditions populaires ou locales qui, d’un point de vue capitaliste, sont toujours, par définition, archaïques et irrationnelles. C’était également un lieu – où cette fois pour des raisons tenant, essentiellement, aux lointaines origines historiques de l’institution – s’exerçaient encore trop souvent des formes de discipline, de surveillance et de contrôle autoritaire, à coup sûr incompatibles avec ce qu’exige la dignité des individus modernes. Mais, en même temps, cette Ecole républicaine se souciait réellement – et sans doute, avec beaucoup de sincérité – de transmettre un certain nombre de savoirs, de vertus et d’attitudes qui étaient en eux-mêmes parfaitement indépendants de l’ordre capitaliste. On aurait le plus grand mal, par exemple, à déduire la décision d’enseigner le latin, le grec, la littérature ou la philosophie, des contraintes particulières de l’accumulation du Capital. En réalité, chacun voit bien qu’une culture classique réellement maîtrisée, nourrie, par exemple, des modèles du courage antique ou des chefs-d’œuvre de l’intelligence critique universelle, avait au moins autant de chances de former des Marc Bloch ou des Jean Cavaillès, que des spectateurs sans curiosité intellectuelle ou des consommateur disposés à collaborer sur tous les modes au règne séduisant de la marchandise.

C’est ce fragile compromis historique, sur lequel reposaient, tant bien que mal, les différentes sociétés modernes, qui s’est trouvé progressivement brisé, au cours des inoubliables années soixante.

 

A suivre…

 

(1) Signe de temps, je me demande en revanche comment et si ma phrase tient debout.

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