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Tabac - Page 2

  • Fumez en paix (smoking to Byzantium)

    Thèse, antithèse, synthèse.

    Bon. Je vais le dire pour qu’on me foute la paix. Fumer, c’est mal, c’est pas bon pour la santé, tout ça, tout ça...

    D’un autre côté, plus administratif, plus ministériel même, la Santé est très mauvaise pour les fumeurs.

    Bref, ne fumez pas, ça fait un trou dans l’ultime lambeau du dernier poumon de la Sécu (euthanasie prévue ?).

     

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    Labarum.

    Plus sérieusement, si j’ose dire, j’ai acheté en Espagne, il y a quelques semaines maintenant, une cartouche de Pall Mall sans filtres à 23 euros.

    Les paquets espagnols sont, Union Européenne oblige, eux aussi assortis de la mention macabre «  Fumer tue » (« Fumar puede matar »).

    Ce qui est beau, sur les paquets de Pall Mall, c’est qu’on trouve, juste au-dessus de ce vœu de mort à peine dissimulé formulé à l’encontre du fumeur, qu’on suppose être également l’acquéreur, c’est précisément qu’ils sont munis d’une contre-formule, inscrite dans la bannière sous le blason :

    IN HOC SIGNO VINCES.

    Par ce signe tu vaincras.

    Ce signe est, en l’espèce, la croix ; et cette parole, l’ordre que Dieu donna à Constantin, lequel obéit, faisant marcher son armée derrière l’étendard à la croix ou au chrisme (le labarum), à la veille de la bataille de Milvius. En 312. En 313, les persécutions de Dioclétien finirent, et l’Edit de Milan autorisa la religion chrétienne dans l’Empire. Constantin, qui donnera son nom à Byzance et en fera la Nouvelle Rome, sera baptisé sur son lit de mort, en 337.

    Fumez dans la paix du Christ, mes frères.

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    Ségrégation.

    La devise de la maison Pall Mall, « Wherever Particular People Congregate », en revanche, a disparu. Peut-être du fait des législations un peu partout qui interdisent aux Particular People (et aux autres fumeurs) de « congrégater » tranquillement au chaud.

    Les Normative People segregate, en somme.

     

    Post-scriptum.

    Le sous-titre (insensé, d’ailleurs) de ce billet est adapté du poème William Butler Yeats, Sailing to Byzantium, dont le premier vers, devenu célèbre récemment, est : « That is no country for old men ».

    Constantin, à Sainte-Sophie.jpg

     

     

     

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  • Zones

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    – Ils sont tout de même marrants, me dit le vieux en allumant un clopiot comme seuls les anarchistes savent les rouler. Ils vont multiplier les hangars de marchandises, ces saloperies avec leurs parkings et leurs panneaux publicitaires de merde à l’entrée des villes toutes identiques ; et pour cela, ils vont vider les centres-villes de leurs petits commerces, avec leurs rues piétonnières (piétonnières, c’est du français dégueulasse !), leurs taxes de salopards, leurs interdictions de fumer des clopes, et l’alcool qui va suivre, sinon pas la viande rouge. C’est le plan commercial. D’un autre côté, ils vont désenclaver, comme ils disent, les quartiers sensibles, et leur permettre d’accéder aux centres-vides. C’est le plan social. Autant dire qu’ils vont faire des centres-villes à l’abandon le terrain de jeu des bandes rivales de connards, leur champ de bataille. Et il n’y aura même plus un flic, puisque ces connards-là foutront des contredenses aux gars mal garés sur les parkings des zones…

    – En somme, il n’y aura plus que des zones…

    – L’urbanisme, c’est encore et toujours la destruction des villes. La fin de l’Histoire, enfin, son effondrement… Elle fait sous elle, maintenant, l’Histoire. Elle se chie dessus, oui monsieur ! Et toi, mon petit gars, tu vas faire quoi, alors ?

    J’ai allumé une cigarette, c’était mon tour, et je suis demeuré silencieux.

  • Une clope de Pâques

     

     

     

     

     

    A six heures trente, je suis sorti de la maisonnette de vacances à l’équipement standard tout au bout de la petite ville et, sous un crachin léger de neige fondue, j’ai regardé longuement le paysage désolé devant moi, la rivière grise et rapide aux reflets marron noir, les arbres encore d’hiver, le pont métallique d’un vert atroce sur le chemin de fer qui semble-t-il ne sert plus, les maisons vieilles parsemées sur les monts ternes. Sous le ciel gris pâle aux nuances de plomb, la vue déployait cette sérénité de la tristesse, immense et majestueuse, finalement reposante. Cette vallée du Lot, à tout prendre, et à rebours de l’imagerie touristique, aurait pu aussi bien être une vallée d’Ardennes ou du Jura, des Vosges ou de Haute-Marne, tant est présente cette parenté de pauvreté et, à travers elle, cette humilité somptuaire des hommes qui travaillent la terre, qui travaillent à la terre et ressemblent à leur terre, ce monde ancien, déjà cassé, que nous voulons détruire encore, ce monde simple et dur dont, compliqués et mous pour rien, nous sommes l’antithèse, ce monde qui ne nous fait plus même honte, ce monde que nous voulons oublier et que donc, nous ne voyons déjà plus, ce monde de silence que notre indifférence de bruit et de fureur ravage absolument, ce monde témoignant aujourd’hui du passé de nos pères et dont nous ne voulons plus rien savoir ou aimer, tant nous sommes occupés et possédés à jouir sans retenue de nos déprédations bariolées. Pas davantage que nous ne voulons aimer ou savoir ce monde ancien, nous ne parvenons ordinairement à comprendre la haine lente qui nous meut, la haine insue qui nous commande, nous qui en elle nous mouvons comme naturellement, cette haine désormais qui est l’air même que nous respirons. Il y a sur la rivière une digue de grosses pierres que des mains d’hommes ont jadis assemblée, une grue de chantier de métal gris aux terminaisons jaunes, et partout alentour dans ce dimanche de Pâques qui dort, des tâches de verdure morne dans un pays marron gris.

    Mon café à la main, j’ai allumé une cigarette et je me suis dit que les paysages tristes et souvent anodins des campagnes de France étaient ce qui restait de la vieille Chrétienté ; que ce paysage sous mes yeux, comme tant d’autres, était plus chrétien en tout cas que cette église désaffectée puis réaffectée à autre chose, et peu importe quoi, dans laquelle, hier, nous avons joué notre spectacle, Ce que j’ai fait quand j’ai compris que j’étais un morceau de machine ne sauvera pas le monde ; que ce festival pour lequel j’étais là, pour lequel mes compagnons endormis et moi avions fait ce voyage, que ce festival de vulgarité et d’abjection qui avait en sa programmation coincé mon produit de consommation culturelle entre les compagnies aux noms évocateurs : Mornifle et La Torgnole, était en somme sinon le plus imbécile des fleurons de notre époque, du moins le plus significatif et le plus voué à l’expansion et donc aussi le plus assassin. Je me suis dit aussi que je travaillais décidément au cœur même de la haine et de la destruction, dans la plus grande entreprise de déculturation, fonctionnant maintenant, depuis deux bons siècles qu’elle est sur le marché, à son rythme de croisière, et qui prend donc le nom désormais monstrueux de culture ; laquelle entreprise ne se contente pas seulement d’installer ses chapiteaux mortifères à côté des églises, mais vient faire au-dedans éclater sa parole de néant, sa sinistre parole nivelant d’une autorité qu’elle ne s’avoue pas détenir toutes les aspérités réelles de la vie, son abjecte parole horizontalisant de force toute velléité même de verticalité, sa parole enfin criminelle de préparer ainsi la voie au tout proche discours de haine enfin avouée qui finira d’achever cette civilisation à l’agonie, allah akbar. Je me suis dit encore que mes petits sabotages internes à cette machine de mort, si tant est déjà qu’ils ne sont pas l’excuse d’un cerveau débile, ne serviraient de rien tout simplement parce que cette machine dysfonctionne pour fonctionner, et que, même si je le sais, même si je le dis, même si je le hurle, ce ridicule dysfonctionnement picrocholin ne donnera pas même un hoquet à cette machine, ne suspendra pas un millième de seconde sa destruction de croisière. Et dans le même temps, ce paysage me reposait, et pas seulement de mes trois heures de mauvais sommeil pourri d’alcools ; ce paysage me reposait de moi, il me lavait ; plus, ce paysage simple et grandiose, à l’éradication totale duquel je travaille, et qui agonise sous notre travail de fossoyeurs ludiques et forcenés, trouvait encore, du fond de sa douleur, la force de pardonner son assassin. J’ai lancé le mégot dans l’herbe, et je suis rentré boire un autre café, faire mon sac, réveiller mes compagnons… Adieu Figeac et les rives du Célé, nous avions la France à traverser, ce jour de Pâques.

  • Vivre tue

    Je livre ici ce texte, écrit en 2005, qui sert de préface (étrange préface, je l’admets) au premier texte de Tout faut : Les Provinces de l’ennui. J’aurais pu l’actualiser un peu, mais j’ai préféré ne pas.

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    Je voudrais dire, tranquillement, que cette préface ne parle ni du théâtre en général ni de cette pièce en particulier. On peut donc, sans dommages pour la lecture, la passer. Mais comme c’est une préface pour rire, et que ce n’est pas si courant, on peut aussi la lire. Et peut-être éclairera-t-elle un peu la lecture de la pièce, on ne sait jamais.

     

    Sur mon paquet de cigarettes, il est écrit :

    Les fumeurs meurent prématurément.

    Prématurément par rapport à quoi ? me disais-je. Cela doit tout simplement vouloir dire : plus tôt que la moyenne.

    Ecrire cela, ce slogan archi-indiscutable depuis que la vérité est devenue statistique, c’est vouloir convaincre les gens qu’il serait mieux, qu’il serait préférable qu’ils vivent plus vieux.

    Mieux ou préférable pour qui, on ne le saura pas.

    Mais ça a l’air d’aller de soi.

     

    Ce qu’on peut entrevoir, peut-être, sous ce slogan, c’est l’idée bénéfiquement égalitaire qui le supporte.

    Une moyenne est un calcul, on le sait.

    Mais idéalement, égalitairement, une moyenne ne devrait même plus être un calcul, fût-il simple. On devrait pouvoir s’épargner tout calcul. Une moyenne devrait être lisible d’emblée, sans calcul, car idéalement, égalitairement, tout le monde devrait mourir au même âge. Les femmes, les hommes, les  enfants, les ouvriers, les patrons, les chômeurs, les vieux, les cons. Tout le monde.

    C’est formidable, une telle idée.

    Tout le monde crèverait littéralement au même âge très tardif (mais tardif par rapport à quoi ? ne nous posons pas la question) parce que tout le monde vivrait de façon rigoureusement identique et que les aléas biologiques, foncièrement inégalitaires, seraient corrigés par la science, la médecine, la prévention flico-routière et par un feu roulant d’interdictions législatives.

    Pour commencer par le plus simple, on a déjà fait en sorte que tout le monde pense et dise la même chose ; ou plutôt que tout le monde répète le même discours public, celui-là même qu’on nous perfuse constamment à longueur de réseaux surciviques et qui n’est rien d’autre, au fond, qu’une injonction létale.

    Je pensais donc à tout cela, et pour tout vous dire, je m’égarais quelque peu. J’alignais des arguments qui, pour donner une idée assez juste de l’imbécillité totalitaire aujourd’hui au pouvoir, ne pensaient pas plus loin que cette dernière : je découvrais les arguments de l’adversaire et, tout à cette découverte, j’omettais tout bonnement, donc, de les penser.

     

    Non, non, c’est philosophiquement qu’il faut aborder ce slogan.

    Les fumeurs meurent prématurément.

    En faisant à cette époque hautement analphabète le crédit d’un néologisme supplémentaire, cela veut dire :

    Les non-fumeurs meurent maturément.

    En somme, donc, les fumeurs sont des prématurés de la mort, tandis que les non-fumeurs, eux, meurent à terme.

    La vie les accouche de la mort au bon moment.

    Ah, mais c’est qu’on est bien au-delà des moyennes, ici, voyez-vous.

    Le non-fumeur – sinon lui-même l’idée du moins qu’en a le pouvoir – est celui qui est prêt pour la mort à tout moment.

    Il est mûr. Toujours prêt.

    Le non-fumeur, toujours selon le pouvoir, est l’archétype du bon citoyen. C’est le scout absolu du civisme.

     

    Dans ce cas, le pouvoir – quel qu’il soit concrètement : Etat ou Europe – n’est rien moins que la Sage-Femme de la Mort. Laquelle, antérieurement à cette naissance invertie qu’est désormais la mort, prodigue à la femme-enceinte-de-la-mort qu’est tout individu de judicieux conseils préventifs, et publicitairement présentés sous forme de slogans indiscutables.

    Tout est inversé, un peu à la manière du 1984 d’Orwell.

    La mort c’est la vie.

    Et la vie concrète le suivi gynécologique permettant d’accoucher à terme de la mort.

     

    L’interdiction à venir de ce que les porcs du pouvoir nomment parfois l’addiction tabacologique, ou plus concrètement l’interdiction de fumer, trahit, comme tout ce qui aujourd’hui éradique le négatif en le criminalisant, cette inversion de la polarité de la vie, le retour de la mort comme égalité et comme matriarcat.

    Hop.

     

    Bref, non seulement le ventre est encore fécond, mais il est plein : et il usine, triomphalement. C’est le progrès.