C’est un petit bijou. Trois pages, dans mon édition de poche. C’est une saynète impeccable, quoique probablement très difficile à représenter, au dialogue très clair, d’une grande ampleur dans son économie – tonnes de romans pour rien... ; c’est un poème dialogué, une allégorie. Tout y est très simple à comprendre ; et pourtant… Nous avons sous les yeux tous les éléments du problème et toute conclusion pourtant se dérobe, toute morale semble impossible à décider honnêtement.
Cela s’appelle Une scène tirée de Faust. L’auteur est Alexandre Pouchkine. 1825. On peut bien sûr, comme le fait dans mon édition le traducteur, Wladimir Troubetzkoy, se demander où s’insérerait dans le Faust de Goethe, mais la saynète est parfaitement autonome – même la référence à Marguerite, simplement évoquée en « Gretchen », se comprend très bien : elle est l’amour perdu de Faust, et cela, ici, suffit.
Faust et Méphistophélès, donc, sont au bord de la mer.
Je m’ennuie, démon.
Telle est la première réplique.
Le boulevard s’ouvre à Méphistophélès, qui répond que c’est loi commune aux hommes, et que tout le monde s’ennuie. Mais Faust veut de son démon qu’il lui trouve un moyen quelconque pour le distraire.
Méphistophélès se targue de psychologie, et c’est peu dire en effet ; c’est qu’il connaît son bonhomme de Faust et sait qu’il n’y a qu’à lui dire sa vérité pour le retourner. Et quoi ? On a beau connaître cette logique-là à fond, elle opère néanmoins. Et Méphistophélès de démontrer à Faust, qu’il s’est toujours ennuyé, de l’école au bordel, et jusque dans sa science ; et que sans cet ennui, qu’au début de la réplique il qualifiait de repos de l’âme, jamais Faust ne l’aurait appelé. Faust évoque alors, mieux que l’insaisissable gloire et la fausse lumière de la connaissance, l’union de deux âmes… Rien n’excite autant l’ironie subtile du démon, qui provoque Faust à exalter son amour perdu, avant de lui rappeler que là aussi, encore dans les bras de Gretchen, déjà, il s’ennuyait. Puis – et c’est un sommet théâtral que de parvenir à faire cela avec autant d’évidence –, Méphistophélès, psychologue absolu, raconte à Faust ce que Faust lui-même pensait à ce moment-là :
Après m’être enivré de jouissance, je considère la victime de mon caprice avec une répugnance insurmontable : ainsi un scélérat, après s’être sottement décidé à une mauvaise action et avoir égorgé dans un bois un pauvre hère, injurie son corps estropié ; ainsi la dépravation, après s’être rassasiée à la hâte sur une beauté vénale, la considère avec crainte…
Voilà ce que sait Méphistophélès qu’a pensé Faust ; et nous ne saurons pas, hélas ! ce qu’avait conclu le démon de ces pensées de Faust car ce dernier, que ce discours insupporte et énerve réellement, empêche le démon de parvenir à sa conclusion, et lui hurle, imagine-t-on (aucune didascalie n’entache ces dialogues), de se cacher, de fuir son regard. Ce que le démon n’accepte qu’à la condition que Faust lui donne quelque chose à faire ; sans quoi, il restera avec lui. Faust aperçoit quelque chose à l’horizon. C’est un vaisseau espagnol, prêt à aborder.
FAUST. – Submerge tout.
MEPHISTOPHELES. – A l’instant.