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  • Théâtre de Tertullien

     

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    Si c’est la culture théâtrale qui te charme, nous avons assez d’ouvrages, de poèmes, assez de pensées, assez de pièces instrumentées, assez de chants. Et ce ne sont pas des inventions, mais la vérité, ni des intrigues, mais la simplicité même.

    Tertullien, Des spectacles (XXIX, 4), traduction Marie Turcan, éditions du Cerf, 1986

     

     

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    Suite du texte sur le Saint Genest de Rotrou.

     

    I

    Comment fait-on retour, finalement, du théâtre dans le théâtre, au théâtre tout simplement ? Eh bien, en parlant.

    A l’acte IV, scène 4, Genest joue l’acte III du martyre d’Adrien. Anthisme (joué par l’acteur Lentule) s’apprête à baptiser ce dernier. C’est donc au moment de jouer le baptême d’Adrien que Genest interrompt son rôle et annonce sa propre conversion.

     

    ADRIEN. – Mes vœux arriveront à leur comble suprême,

    Si, lavant mes péchés de l’eau du saint baptême,

    Tu m’enrôles au rang de tant d’heureux soldats

    Qui sous même étendard ont rendu des combats.

    Confirme, cher Anthisme, avec cette eau sacrée

    Par qui presque en tous lieux la croix est arborée,

    En ce fragile sein le projet glorieux

    De combattre la terre et conquérir les cieux.

    ANTHISME. – Sans besoin, Adrien, de cette eau salutaire,

    Ton sang t’imprimera ce sacré caractère :

    Conserve seulement une invincible foi,

    Et, combattant pour Dieu, Dieu combattra pour toi.

    GENEST, après avoir rêvé quelque temps. –

    Ah ! Lentule ! en l’ardeur dont mon âme est pressée,

    Il faut lever le masque et t’ouvrir ma pensée :

    Le Dieu que j’ai haï m’inspire son amour ;

    Adrien a parlé, Genest parle à son tour.

    Ce n’est plus Adrien, c’est Genest qui respire

    La grâce du baptême et l’honneur du martyre ;

    Mais Christ n’a point commis à vos profanes mains

    Ce sceau mystérieux dont il marque ses saints.

    (Regardant au ciel, d’où l’on jette quelques flammes.)

    Un ministre céleste, avec une eau sacrée,

    Pour laver mes forfaits fend la voûte azurée ;

    Sa clarté m’environne, et l’air de toutes parts

    Résonne de concerts, et brille à mes regards.

    Descends, céleste acteur ; tu m’attends, tu m’appelles.

    Attends, mon zèle ardent me fournira des ailes ;

    Du Dieu qui t’a commis dépars-moi les bontés.

    (Il monte deux ou trois marches et passe derrière la tapisserie.)

    MARCELLE, qui représentait Natalie. –

    Ma réplique a manqué ; ces vers sont ajoutés.

     

    Les choses sont si proches que Genest lui-même est obligé de préciser qu’il parle désormais en son nom et non plus pour son personnage ; malgré cela, ses camarades de jeu pensent à un problème de réplique et les spectateurs, Maximin et Dioclétien notamment, ne comprennent pas immédiatement qu’ils vont devoir à leur tour intervenir et faire mourir Genest comme l’un d’entre eux, Maximin, dans la réalité, avait fait mourir Adrien.

    Après qu’un ange invisible à tous et muet l’aura baptisé – seconde intervention surnaturelle et invisible, la première étant une voix –, Genest reviendra s’expliquer devant son empereur (il semble davantage s’adresser à Dioclétien qu’à Maximin), acte IV, scène 6 :

     

    GENEST. – Excuse-les, Seigneur, la faute en est à moi ;

    Mon salut dépend de cet illustre crime.

    Ce n’est plus Adrien, c’est Genest qui s’exprime ;

    Ce n’est plus un jeu, mais une vérité

    Où par mon action je suis représenté,

    Où moi-même, l’objet et l’acteur de moi-même,

    Purgé de mes forfaits par l’eau du saint baptême,

    Qu’une céleste main m’a daigné conférer,

    Je professe une loi que je dois déclarer.

    (…)

     

    Voilà.

    Genest est sorti du théâtre.

    Et la pièce première, amorcée en l’acte I, se poursuit.

    Cette sortie du théâtre se fait au théâtre.

    Cette apologie de la sortie du théâtre pose question.

     

    II

    A la fin du XIX° siècle, Léonce Person avait parfaitement identifié les sources du Saint Genest de Rotrou : Il y avait donc Lope de Vega et le père jésuite Cellot avec son théâtre martyrologique en latin.

    627279805.jpgMais un texte récent, paru dans la revue XVII° siècle, amène d’autres lumières (1): Toute la conception de l’œuvre, à distinguer ici des inspirations quant à au récit, est empruntée très fidèlement au Des spectacles de Tertullien (2).

    Lequel texte de Tertullien condamne les spectacles. Suffisamment bien pour qu’il ait servi de référence, avec quelques passages de saint Augustin, dans la longue querelle qui opposa l’Eglise catholique au théâtre. Bossuet, contemporain de Rotrou, y fait encore référence.

     

    III

    Sans doute faut-il un grand amour du théâtre, et non moins une méfiance immense envers sa représentation, pour faire de la plus ferme des condamnations des spectacles le moteur même de sa pièce, laquelle d’ailleurs ne se prive guère de faire rimer théâtre et idolâtre.

    Le contexte sans doute n’y est pas pour rien.

    L’immense Polyeucte martyre, de son ami et disciple Corneille vient de connaître un vif succès. Le théâtre est soumis aux règles grecques d’Aristote (3) – sans lequel saint Thomas d’Aquin peut-être n’eût pas été l’immense théologien qu’il fut – c’est-à-dire aux règles de la mimésis. Le monde dans lequel vit Rotrou, et Rotrou lui-même, sont fermement chrétiens.

    Le théâtre, peut-être, en le gardant extrêmement de toutes dérives païennes, peut être chrétien.

    C’est-à-dire un théâtre de « l’Imitation de Notre Seigneur Jésus-Christ » (4). Le texte attribué à Thomas a Kempis alors est en vogue, Corneille le traduira.

     

    IV.

    Cela me semble poser la question du public.

    Pourquoi Maximin, pour célébrer ses noces, veut-il voir représentée la mort d’Adrien, qu’il a lui-même ordonnée ? Parce qu’en ces temps païens, l’assassinat d’Adrien est à sa gloire, la culpabilité de celui-ci ne faisant pas de doute.

    Pourquoi la mort de Genest doit-elle être, au moins en théorie, au spectateur du XVII° siècle un objet d’imitation ? Sinon parce que le spectateur est invité à imiter saint Genest, lequel imite saint Adrien, lequel imite le Christ (5).

     

     

     

    (1)     Ce texte, disponible sur internet, ne donne pas, malheureusement, le nom de son auteur.

    (2)     Je donne ici un extrait de la présentation de l’éditeur : « Comme le Romain lui-même, le Carthaginois romanisé de l'époque sévèrienne passait plus de deux cents jours par an au spectacle. Tueries, violences, Grand-Guignol et pornographie étaient son pain quotidien. C'est pour l'arracher aux combats de gladiateurs, à l'obscénité du théâtre et à l'entraînement des passions que Tertullien compose le traité sur Les spectacles qui influencera tous les contempteurs du théâtre jusqu'à Bossuet inclus. »

    (3)     Le théâtre français du XVII°, par là, est beaucoup plus grec que le théâtre élisabéthain, lequel doit son déluge de violences à l’immense Sénèque.

    (4)     Voir la première note de Theatrum Mundi : Parole n’a parolé.

    (5)   Question subsidiaire : Qu’est-il intéressant aujourd’hui de représenter ?

  • Jouir sans entraves, le film

    A La Queue-lez-Yvelines, après qu’ils eurent regardé tous les trois un film pornographique sans doute égaré là, les deux garçons, onze et douze ans, violèrent, non sans à leur tour se filmer, la petite sœur de l’un d’entre eux. Puis ils diffusèrent fièrement le film à leurs camarades de classes – des sixièmes –, sur des téléphones portables, avant d’être arrêtés par la police. Ces enfants viennent de « milieux sociaux plutôt favorisés » et « ne sont pas livrés à eux-mêmes », comme on dit ; en effet : qu’est-ce que ce serait ?

     

    Atroce hommage de la réalité au talent de James Graham Ballard.

     

    – Ces enfants, âgés de moins de treize ans, n’encourent aucune sanction pénale, me dit avec un sérieux dégoûté le gars qui me raconte l’histoire, et je ne sais plus quoi penser…

    – Non, mais peut-être qu’ils peuvent ramasser un Hot d’or, s’il y a une catégorie « jeunes talents ».

     

    Mais même pas, en fait : les artistes radicaux sont incompris, voyez-vous.

    – Et la liberté d’expression des artistes, fussent-ils « en herbe », vous en faites quoi, merde ? Et si ce film était une « authentique œuvre d’art », hein ?

     

    C’est vrai, quoi.

    Ces jeunes gens n’ont-ils pas transgressé l’ordre établi ? N’ont-ils pas éclaté, au sens propre, un tabou, sinon plusieurs ? N’ont-ils pas eu, en somme, une attitude rebelle et citoyenne ? D’autant que rien n’indique (à ma connaissance) qu’ils aient monnayé le visionnement du film. Générosité, gratuité. Quel talent.

     

    Vous verrez que les commémorateurs professionnels de mai 68 auront l’outrecuidance de ne pas trouver ces actes artistiques et généreux en eux-mêmes formidables et péroreront autour ; comme quoi eux-mêmes sont devenus d’atroces conservateurs, défendant leur petit pouvoir et leurs places franches (comme les zones du même nom) chèrement achetées (dénoncer plus pour gagner plus). Au mieux critiqueront-ils le fait que de tels actes aient des conséquences judiciaires, même symboliques – ce qui est tout de même le minimum de la dénonciation, sinon moins. Non mais.

     

    Avec un peu de pot, le lacanien de service, ex-mao sympathisant tibétain, vous expliquera, avec l’air du gars subtil qui se situe bien au-delà du calembour, que : « voilà ce que c’est d’habiter un bled nommé La Queue… Ce que c’est que le signifiant, tout de même… »

     

    – Arrête, c’est pas drôle… Il paraît que les parents sont anéantis.

    – Tu veux que je te dise ? Ils le sont depuis longtemps ; seulement maintenant, ils le savent.

     

     

     

     

     

     

     

    Voir la note 68.

    Lire Du devoir d'insubordination.

    Lire De l'invertissement (I et II).

  • Israël

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    La création du monde commençant à s’éloigner, Dieu a pourvu d’un historien unique contemporain, et a commis tout un peuple pour la garde de ce livre, afin que cette histoire fût la plus authentique du monde et que tous les hommes pussent apprendre par là une chose si nécessaire à savoir, et qu’on ne pût la savoir que par là.

     

     

    Blaise Pascal, Pensées, fragment 439, édition Le Guern

     

     

     

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    Images: Moïse par Michel-Ange

  • Crépuscule

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    Enfin une chose que ce monde réussit parfaitement : faire coïncider exactement sa dimension comique et sa dimension tragique.

    Lesquelles, pourtant, ne se mélangent pas.

     

    Comprendre ce qu’il y a là-dessous de néant n’est pas une mince affaire.

     

    Une phrase venue conclure une conversation des plus banales, entendue hier au troquet, peut-être, résume cela :

    – Ouais… Même l’apocalypse est décevante…

    Un éclat de rire suivit. Le gars qui avait causé riait tout seul. Et le silence lui répondit.

    Par silence, j’entends : la radio en fond sonore.

    Une bluette imbécile, passablement rythmée.

     

    – Tu sais quoi ?

    – Non…

    – Tais-toi encore plus.

    C’est ce que je me dis, souvent.

    Mais je suis un incorrigible bavard, engeance d’homme.

     

    Et puis non, ce n’est pas se taire, qu’il faudrait, mais trouver le silence.

     

    Trop faible foi.

    Trop d’artifices mondains.

    Trop de hurlements tus.

    Ces soirs où je me sens un meurtrier…

    Un meurtrier privé même du souvenir de son acte.

    Et cherchant…

    Cherchant vainement.

    Au point de se sentir comme doublé de vanité.

     

    La vanité fait un bruit de ronronnement continu, que d’abord on n’entend pas ; et l’on croit au silence ; puis l’oreille s’accoutume, détaille et réalise que le silence est absent.

    Toujours une parole, même tue, peut-être surtout tue, abolit sinon ce silence attendu, du moins son illusion.

    Et tant mieux.

     

    Sans cette souffrance légère, presque inexistante, qui sentirait sa vie, le poids énorme de chaque matin pourtant neuf ?

    La saloperie aussi sauve.

    J’espère, en tout cas.

     

    De la saloperie seule, oui, le salut peut venir.

    Car ce qui n’est pas saloperie n’a nul besoin de salut.

     

    (Je suis très légèrement ivre. J’ai bu très peu, mais suis debout depuis maintenant quarante-trois heures. Le moment du sommeil est repoussé à chaque seconde plus facilement ; l’effort consiste donc à se coucher, à présent. Bien. N’oublie pas que des gens t’aiment, connard.)