Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

- Page 4

  • Une cuite de Pentecôte

    Le dogme du christianisme s’effrite devant les progrès de la science.

     

    1500657647.jpg

     

    Allez, je vous colle trois morceaux de textes ici, à peine dégagés de leur prise de notes ; je torche, quoi. Qu’est-ce que ça peut faire, n’est-ce pas ? Ce monde est une poubelle et ce blog lui appartient en plein. Aussi.

    Whisky.

    Il est tard, et je suis fatigué. Et je ne suis pas certain que nous méritions le moindre égard. Et si ce moindre égard devait néanmoins avoir lieu, il serait de haute nécessité qu’il ne soit pas pure forme.

    Comprend qui peut, comme disait en gros saint Augustin. Mais lui parlait de la Trinité. Alors que je me confine à mes peu ragoûtantes anecdotes, à chacun selon ses moyens, etc…

     

     

     

    1

    C’est le même programme par le haut et par le bas, finalement, dans ce qu’ils appellent encore la culture. Détruire tout à fait la simple capacité, voire même : la possibilité, de clairement exprimer l’obscurité de l’époque. Détruire l’ambiguïté. En fourguant du trash imbécile ou du rêve mol. Respectivement. Mais toujours de l’inarticulé ; c’est là que culmine aujourd’hui le romantisme post-hitlérien. Toujours en passant en-deçà du langage. Soit en développant artificiellement – hors sol – les anciennes formes culturelles populaires que le peuple a lâchées pour de nouveaux écrans, soit en développant des tas de saloperies prétendument élitistes ne concernant, n’intéressant que ceux-là mêmes qui les produisent. Cette destruction permanente, presque unique tant elle est continue, ils lui ont donné le nom inverse et inverti de création. Entendez-moi : ils multiplient les créations. Tout ce qui se torche est création, et c’est pléthore. C’est du créationnisme à l’état sauvage, parfaitement insu de lui-même (et imbu, aussi) ; ce sont aussi, peut-être, les fondements d’une religion de merde, celle de l’homme standardisé carburant à la science et déshumanisé.

    Prenez par exemple un bouquin de théâtre d’il y a cinquante, soixante, ou même : quarante ans ; vous avez de grandes chances, dans les premières pages, d’y lire ceci : la pièce fut représentée pour la première fois le tant, dans tel théâtre, dans une mise en scène (ou une régie, s’il s’agit de Vilar) de Untel, des décors (pas question de pompeuse scénographie) ; après quoi la liste des personnages sera doublée de celle des acteur ayant tenu leurs rôles… En somme, il ne sera pas question de création, mais de représentation. L’artiste n’est pas d’abord un créateur, il est un interprète. Quant à l’auteur, c’est un écrivain.

    Désormais le premier trou du cul venu, capable de pianoter sur un ordinateur, prétend au démiurgique statut de créateur, cite Artaud et Deleuze, ou Heidegger et Sloterdijk, quand ce n’est pas le bon docteur Lacan, dans ses dossiers de production, et bazarde allègrement des « créations », donc, lesquelles ne demandent pas objectivement le niveau intellectuel d’un élève de CM2 de 1950.

    Mais ce n’est pas du tout de cela que je voulais vous entretenir ce soir, non.

     

     

     

    2

    J’ai discuté l’autre soir avec le jeune S. Tranquillement. En buvant une bouteille de Chianti. Je vais essayer de vous retranscrire son parler bizarre. Déstructuré un peu dans l’expression, et bizarrement pas trop encore quant au fond…

    Or, je jeune S. était allé à la messe. Pas par conviction personnelle, non ; par devoir. Enfin, c’est ce qu’il m’a dit.

    – Donc ouais, j’ai assisté à une messe l’autre jour, enfin, un dimanche. Bien. Je dis assisté, parce que moi, ce que je fais, on ne peut pas dire que c’est participer ou je ne sais quoi, hein. Parce que le grand-père, le dimanche, il faut qu’il y aille, lui, à la messe des vieux. Alors avec mes cousins, on se relaye pour l’y emmener, même que c’est assez chiant, mais bon. Une fois, j’ai essayé de me défiler, passer mon tour, mais mes cousins après ils m’ont pourri la tête alors, donc, parce qu’eux non plus, ils aiment pas ça et ça leur casse les rouleaux les conneries de bondieuserie. Quand le grand-père sera mort, plus personne de la famille n’ira et cette histoire-là sera enfin finie pour nous. Mais bon, ce n’est pas ça que je voulais vous dire… Donc, avec le grand-père, on était là, à la messe, et il fallait encore, des fois, que je l’agenouille parce qu’il n’y arrive pas tout seul et qu’il ne veut pas rester debout comme les jeunes pour prier, bref, on était là, des fois j’écoutais et des fois pas, l’attention vaquait quoi, hein, et à un moment donné, le curé il lit des textes, eh bien là, il se met à en lire un sur Adam et Eve, et tout ça. Ça devait être le premier dimanche de Carême ou un machin comme ça, et je ne sais plus de quoi parlaient les autres lectures, bref, après quoi le curé fait un machin, une homélie peut-être, bref un genre de sermon qui ne sermonne personne et rien, et voilà tout à coup que ce curé tient un discours vachement intéressant. Voilà ce qu’il dit, c’est un peu un vieux gars le curé, pas un jeune novateur, non, pire, un vieux novateur, il a un poil la tremblote dans les cordes vocales et voilà tout à coup ce qu’il balance, le gars : « J’espère que parmi vous il n’y a pas, comme on voit souvent chez les Américains, je veux dire, chez les protestants américains, ce qu’on appelle des créationnistes ; que vous êtes tout à fait au clair avec le fait, je dis bien le fait, que tout le début de la Genèse est une métaphore et que, vous le savez peut-être, c’est à partir seulement d’Abraham que les personnages de la Bible sont historiques. On ne peut pas croire, aujourd’hui, en 2008, que Dieu a réellement créé le monde en six jours, avec un septième en plus pour se reposer. L’Eglise catholique ne conteste pas du tout le darwinisme. Ce à quoi donc nous devons réfléchir, frères et sœurs, etc. etc. »

     

    Je rigole.

    Difficile de savoir, dans son récit, ce qui dans la formule tient au curé, ce qui tient à S.

    Pas seulement relativiste, l’Eglise catholique : auto-relativisée aussi.

    En clair : Tout le monde dehors !

    Et la Résurrection aussi, c’est une métaphore, non ?

    On va continuer, donc, d’insister sur la Passion.

    Si j’étais catholique, je deviendrais orthodoxe.

    Eux au moins ne lâcheront pas la Résurrection.

    – « Le dogme du christianisme s’effrite devant les progrès de la science », dis-je, solennellement.

    S. rigole.

    – C’est de qui ?

    – Hitler.

    Silence.

    Bien.

    Il reprend.

     

    – Mais, justement, et c’est ça que je voulais vous dire donc, alors la messe continue, j’essaie de ne pas trop somnoler, j’aide le grand-père à se lever, s’asseoir, s’agenouiller, tout ça, et paf ! à un moment, c’est normal d’ailleurs dans le déroulé des trucs et des machins, le cureton darwinien en arrive au Credo, Je crois en dieu, créateur du ciel et de la terre… Pas gêné, le type, pas même un sourcillement vague, et pourtant je le scrute, bref, dieu est une métaphore, le ciel et la terre aussi, et même si tout le monde a le droit de le penser, hein, vu aussi qu’on a parfaitement le droit aussi bien de penser n’importe quoi, même si tout le monde le pense, voilà que ce cureton diabolique le balance en plein office, ça m’a sidéré. Merde. Quand même. Ce connard a dézingué sa propre religion, jusqu’au Symbole même des apôtres, ou au Symbole de Nicée (325 et 381), comme ça, l’air de rien, en plein office, il a néantisé tout d’une pauvre phrase sur le darwinisme Rex. Ce catholique-là a pulvérisé d’une phrase ou deux tout ce en quoi justement il est censé croire, faisant de tous ces mots une pure forme, bulle de néant, que dalle moderne. L’air de rien. J’ai regardé l’assemblée, rien n’a bougé sur leurs visages, des cadavres, des cadavres…

     

    L’air de rien…

     

     

     

    3

    Et voilà qu’une philosopheure (allons-y) de fin de soirée, passablement abrutie –j’espère – par deux trois verres de rosé bas de gamme, s’avise de me demander, dans des formulations à rallonge, avec le sourire narquois de l’enseignant qui attend la bonne réponse, ce que je pense de la querelle des querelles, de la querelle, bref, qui opposa, au XX° siècle, partisans et détracteurs du sujet ; la question, au fond, n’est rien moins qu’inquisitoriale et vise à savoir, pour aller vite, si je suis de bon côté, c’est-à-dire du sien, mais pas seulement, lequel bon côté sans le moindre doute se trouve du côté des détracteurs et déconstructionnistes (pas destructeurs, hein, la déconstruction est bien évidemment une création) tant la philosopheuse en question s’exprime en terme structuralo-derridiens, c’est vous dire si on se marre… Je lui réponds assez franchement, en distillant les grossièretés, que je n’ai strictement rien à foutre de sa putain de querelle de merde – ce qui la désarçonne et l’effraie quelque peu… Et que tous ces connards de merde de pinailleurs qui pinaillent dans le néant se démerdent un peu avec leurs petits montages conceptuels à la con, je veux dire avec leurs méprisables fictions intellotes imbéciles qu’ils ne cherchent d’ailleurs pas tant à imposer par la rigueur de leur pensée que par le jeu d’occupation des places universitaires et des réseaux politico-philosophico-merdiques. Et encore que leurs fictions anorexiques et illisibles ne sont méprisables que de vouloir passer pour la Vérité même, sans l’ombre d’un doute…

    Je fais une pause pour allumer une cigarette et reprends de plus belle – moi aussi, je suis un peu désinhibé, rapport sans doute à une quelconque prise massive d’alcool, comme disent nos bergers allemands…

    – La seule chose qui m’intéresse, d’ailleurs, c’est de faire causer des putains de personnages, c’est-à-dire des salopards et des menteurs, et aussi, sous couvert de candeur, des pervers. Et encore de les foutre dans des situations ambiguës, inextricables, auxquelles la morale ne peut rien, ce qui présuppose néanmoins qu’il y en ait une, tu piges ? Et pour faire ça, vois-tu, j’utilise un truc-machin super, qui s’appelle la langue française, avé sa grammaire, laquelle veut que chaque sujet soit le sujet d’un verbe. Le reste, c’est de la branlette. C’est pas clair, ça ?

    Apparemment, non.

    Mes yeux s’égarent dans le décolleté de la ridicule.

    – Là, je crois quand même que tu tires un peu sur le côté théologique de la chose, assure-t-elle, avec une finesse de gorette.

    J’explose de rire dans mon whisky, ce qui le fait ressortir de ma bouche dans des éclaboussures dorées qui viennent consteller le visage de la demoiselle.

    – Le côté théologique ? Quel côté théologique ? Que le sujet dans une phrase ne soit sujet que de l’être d’un verbe, c’est de la théologie ? Merde alors ! C’est pour ça qu’on n’apprend plus la grammaire aux gosses, dans une merdocratie laïque et n’importe quoi. On rimbaldise, ah ah ! Je est un autre, ah ah ! Dieu suis un Je, quoi ! Tout s’explique ! C’est formidable, en fait, tu as raison. Je fais de la théologie sans le savoir. Je suis Monsieur Jourdain. Une phrase en français et vous croyez en Dieu… Pire, vous voilà théologien ! Et comme selon le révérend père Lacan, il n’y a d’athée que les théologiens… Il vaut bien mieux qu’on ne trouve plus ni athées théologiens, ni grammairiens qui font vivre le Seigneur, ni langue française pour écoliers citoyens, langue qu’on a qu’à déconstruire, détruire et truire…

    Je suis hors sujet.

    Complètement hors sujet.

    Evidemment. Je sais.

    Mais bon.

    Elle est vaguement inquiète, ne sait plus comment s’en aller. Je vais l’aider.

    – Moi par exemple, en ce moment, je suis le sujet du verbe niquer. Alors, si tu avais un quart d’heure à me consacrer, ou même cinq minutes…

    Elle est partie en piaillant. D’autant que j’ai dit ça en glissant doucement, discrètement un doigt (l’index, tout de même) dans son décolleté…

    Ce que je peux être de mauvaise foi, tout de même.

    Tout cela n’est pas très élégant, j’en conviens.

    Pas de quoi être fier. Ça me fait rire quand même.

    Saloper sa réputation est un luxe, après tout.

    Cigarette.

  • Sous les réseaux, la mort

    Je livre ici, après une courte présentation publicitaire désormais obsolète, le spectacle ne se jouant plus, une interview de 2006 à propos du spectacle et du texte demi-dieux 7.0 – l’une de mes rares incursions dans un domaine que je n’ose qualifier de science-fiction. Le texte (ed. Le clou dans le fer) et ses premières représentations datent de 2003. La photographie est de P. Latour, et l'on y voit la comédienne Christine Bruneau.

    1843664988.jpg

     

    Imaginez que la réalité tout entière soit devenue un jeu… Que ce jeu, demi-dieux 7.0, ait sur toute chose une emprise totale.

    Imaginez qu’un jour, la Matrice décide, pour des raisons économiques, d’éliminer Santamaria, sa meilleure joueuse ; et que Non-Non, le virus humain créé à cet effet n’obéisse pas (mais pourquoi ?).

    Le jeu sera-t-il en capacité d’intégrer son propre dysfonctionnement ? Et n’est-il pas dans sa nature de machine de ne fonctionner qu’à coups de dysfonctionnements ? Et quelle place alors demeure-t-il à ce qui reste de l’homme ?

    Bonne chance à tous.

     

     

    SOUS LES RESEAUX, LA MORT

     

    Q. – De quoi parle demi-dieux 7.0 ?

    R. – De ce qui reste de l’homme dans un monde soumis à la Technique, ses machines, ses réseaux.

    Q. – Le titre n’en demeure pas moins énigmatique.

    R. – Dans la pièce, demi-dieux 7.0 est le nom du jeu pour ainsi dire total auquel Santamaria, la joueuse, voue sa vie. Tous les autres personnages sont des émanations du jeu, de la machine ; à commencer par cette voix tout à la fois neutre et féminine qui fait annonce (en décide-t-elle ?) des conditions et contraintes du jeu dans lequel tous sont pris.

    Q. – Comment fonctionne ce jeu ?

    R. – C’est le hic : on ne sait trop, et lui-même pas davantage. Il envoie un virus, Non-Non, éliminer la joueuse qui lui coûte trop cher. Mais, problème, Non-Non n’obéit pas. Du coup, le jeu intègre son propre dysfonctionnement, et décide de gratifier la joueuse d’une promotion. Pour continuer de fonctionner, le jeu ne cesse pas de changer ses règles. Quoiqu’il en soit, c’est sur la joueuse que le piège se referme.

    Q. – Le jeu, ici, est donc une métaphore.

    R. – Oui. On peut penser au système libéral, au marché (culture incluse), comme aussi bien à la vie en général : il n’y a pas d’autre jeu que celui-là et c’est cette vie qu’il faut vivre. Après quoi, même posée ironiquement, la question reste la même : y a-t-il un au-delà ? Dans le spectacle, le jeu et la machine se confondent. – Les hommes ont fabriqué des machines, des réseaux ; puis ils leur sont devenus adjacents. Entre les hommes, il y a des relations (c’est-à-dire de la parole, puisque relation est proche parent de relater) ; entre les machines, des réseaux. Plus il y a de machines et de réseaux, moins il y a de l’homme. Ce qui est tragique, ou aussi bien comique, c’est que l’homme, pour survivre, est obligé de vouloir toujours plus de machine, de réseau. De plus en plus interchangeable et anonyme, il se survit en disparaissant dans la machine, dont il est devenu le carburant. – Comme à la fin de la pièce Santamaria, acceptant de physiquement disparaître pour devenir la nouvelle voix de la machine, une voix officielle.

    Q. – Comment le spectacle parle-t-il de cela ?

    R. – Du point de vue du texte, avec les outils archaïques depuis toujours propres au théâtre : des personnages, des situations, des scènes – et la parole poétique pour mouvoir tout cela. Du point de vue de la scène plongée dans le noir total, avec les outils de l’illusion (apparition, disparition) et la proximité inquiétante entre acteurs et marionnettes.

    Q. – Justement, pourquoi travailler avec des acteurs et des marionnettes ?

    R. – Depuis l’aube des temps, des légendes racontent la volonté de l’homme de créer des êtres artificiels autonomes ; maintenant, c’est fait. Ses plus vieux rêves, l’homme les réalise en cauchemars pour de vrai. – Sur la scène du théâtre les marionnettes, pourvu qu’elles soient confrontées à des êtres de chair, peuvent représenter ces êtres artificiels. Dans le spectacle, les marionnettes ont des voix artificielles, elles s’avouent marionnettes ; et l’inquiétant provient de ce que les acteurs se modèlent sur elles, se marionnettisent…

    Q.- Il reste des rapports homme-femme, tout de même ?

    R. – Pour la première fois dans mon écriture, non. Dans demi-dieux 7.0, on est après le conflit, après l’extermination de la différence ; pour ainsi dire après l’humanité. Il y a la joueuse, bouffée d’isolement, et elle n’a de contact avec rien qui soit un être humain, homme ou femme. Ce qui n’empêche pas qu’on lui propose une duplication, sorte de croisement entre la reproduction techniquement assistée et le clônage pur et simple. Le monde-machine dont je parle (et qui est en grande partie déjà là) n’a plus besoin des mâles ; s’il en conserve quelques-uns, en guise d’épouvantails réactionnaires, c’est pour le décorum ou bien la propagande.

    Q. – Vos propos, tout de même, tournent autour de l’idée de création, de dieu ou de demi-dieu ?

    R. – L’homme, c’est le mauvais démiurge. Il ne sait pas du tout faire. Il amalgame, il empile, il connecte, il indifférencie, il décloisonne, il abolit les frontières et fait sauter les tabous, comme s’il voulait oublier que toute civilisation est fondée sur des tabous, à commencer par les interdits du meurtre et de l’inceste. Ca produit à coup sûr des horreurs. A contrario, le Dieu de la Genèse, lui, crée en divisant ; il sépare le jour de la nuit, le ciel de la mer puis la terre de la mer, l’homme des animaux, et même la femme de l’homme. En divisant – en discriminant dirait-on aujourd’hui –, il nomme. Nommant, il est le Verbe. Aujourd’hui, le premier imbécile anonyme venu, tout farci de faciles amalgames en vente libre et de prétentions mégalomaniaques à la con, parle de création (1) et regardez comme ses prétendues créations filent en effet tout droit vers l’inarticulé, la perte de langage, de logique, de raison… Le théâtre n’est pas création, mais mimésis, c’est-à-dire imitation d’un réel donné, cette imitation supposant un écart, une séparation, une différenciation et partant, une interprétation critique qui est avant tout opération de langage.

    Q. – En somme, votre spectacle, qui décrit un univers hautement technologique, n’a pas recours à ce qu’on appelle aujourd’hui les nouvelles technologies ?

    R. – Et vous, pour parler de Tchernobyl par exemple, et en penser quelque chose, vous avez besoin d’uranium ?

     

     

     

     

    (1) Il emploie le mot de création simplement pour masquer que ses problèmes réels, très banalement, ne sont que des problèmes de production et de vente ; et par là, se vautrant dans la vulgarité, il se donne l’air artiste.

  • Prison rose

    610295201.jpg

     

    La femme parle en premier :

    – J’ai fait repeindre en rose la prison ; tu ne sortiras pas d’ici vivant.

    – Et alors ?

    – Je t’imaginais davantage aimer la liberté. Mais cela même, tu es trop fier pour l’admettre.

    – Du temps que je régnais, je ne faisais nul cas de la liberté, et ce faisant, la laissais libre. Vous ne m’en privez pas, ma petite fille ; car vous ne me pouvez priver que de ce qui m’appartient.

    – Tu vas souffrir ici, mon oncle.

    – Certainement. Mais cela du moins est à moi.

    – Il faut que tu croupisses et souffres et meures ici. Toi ôté, le monde est libéré, chacun fait selon son désir. Nous n’avons plus besoin de soldats, nous n’avons plus besoin de devoirs.

    – Vous n’avez plus d’honneur.

    – Qu’importe, je n’aurai pas d’enfant.

    – Ton monde meurt, imbécile. Quel âge as-tu à présent, Ingrid ?

    – Moins que celui que je parais, puisque je ne parais évidemment pas mon âge.

    – Tu as toujours ce visage d’enfant butée, mais comme ciré, et cireux. Ton visage d’enfant est un masque de mort.

    – Non. Tu me hais.

    – C’est une décision que tu as prise. Je ne te hais pas. Simplement, il te fallait ma place, vite, toute ma place, tout de suite, quitte à me marcher sur la face. Je ne te souhaite pas qu’un jour tes enfants à leur tour t’imitent.

    – Mes enfants ? Quels enfants ? Je les tue dans mon ventre. Quant aux autres enfants de la Cité, ils me seront soumis. Comment ne reconnaîtraient-ils pas en moi la révolte, leur révolte, la matrice même de toutes les révoltes ?

     

    *

     

     

    Voilà, c’est tout. C’était une page de carnet, griffonnée ce matin dans un quelconque buffet non fumeur d’une charmante gare de Province. J’ai simplement imaginé d’inverser le rapport de pouvoir liant Antigone et Créon. Le vieux homme en tenue militaire approximative est arrêté, placé dans une cellule – bizarrement ? – rose (fluo). Nantigone (oui, Nantigone, pourquoi pas ?) lui rend visite – peut-être, pour plus de transparence, les protagonistes sont-ils séparés par une vitre blindée.

    Une autre note (très approximative et schématique), la veille :

    « Nantigone, fille de Nœdipe, pour exister, doit fantasmer son père en une espèce d’Hannibal Lecter. Elle doit le transformer en Hannibal Lecter, quitte à récrire l’histoire entière. Et par extension tout homme plus âgé qu’elle… » Pour Lecter, je pense surtout aux films, et donc à Anthony Hopkins. De Thomas Harris, j’ai seulement lu Dragon rouge, probablement peu après sa sortie en France, dans les années 85 (au pif).

     

    Je l’ai appelée Ingrid, finalement, (je voulais un prénom charmant et froid, papier glacé, qui sente le Nord, i. e. la Réforme) et lui est anonyme. Nommer (ou évoquer) Antigone, ou même Créon, les eût rendus illisibles. « Mon oncle » a l’inconvénient de rappeler le Fou dans King Lear, et « Cela du moins est à moi », à propos de la douleur (ou de la souffrance, je ne sais plus), est de Claudel (Mesa, je crois, dans Partage de midi).

     

    Restons-en là.

     

  • Théâtre dans le théâtre

    Le théâtre n’est jamais si intéressant que lorsqu’il se méfie de lui-même ; que, pour être davantage précis, lorsque son écriture même est en lutte contre sa représentation, quoiqu’elle ne la veuille interdire. Le sommet du théâtre français est ce moment classique des grands dramaturges français : Corneille, Molière, Racine. Et Rotrou.

    427643857.jpg

    Oui, je sais. Sans doute paraît-il considérablement abruti, en ce début de XXI° siècle, de prétendre aimer et défendre le théâtre et de refuser, comme dans le même mouvement, de faire cas des spectacles – ou du moins, de refuser intellectuellement leur primauté quand leur domination semble tellement assurée.

    Mais je prétends également trouver là position saine et solide, fondée en somme, ne cédant pas aux modes diverses de l’époque – lesquelles, avec une forfanterie de plouc ignare, se prétendent elles-mêmes iconoclastes quand elles ne cherchent pourtant rien d’autre, par des images, qu’à nous rendre idolâtres –, et ne voulant rien moins que défaire, fût-ce par l’échec…, l’espèce de journalisme universel par quoi, avec quoi et en quoi se dissout l’Occident.

    Cette position pourtant n’est pas neuve. René Girard, dans l’impressionnant essai Shakespeare, les feux de l’envie, la résumait ainsi : « Les grands auteurs dramatiques, y compris Molière et Racine, ont plus d’affinités pour les ennemis du théâtre que pour ses défenseurs. Leur génie implacable rejette les platitudes de l’idolâtrie culturelle. Le très grand théâtre n’a jamais fleuri que dans les périodes où il provoquait méfiance et ostracisme. »

    Mais rien n’exprime cela, au fond, comme le Saint Genest de Rotrou.

     

    Les expériences du théâtre dans le théâtre sont nombreuses : on en trouve maints impressionnants exemples chez Shakespeare – d’Hamlet au Songe d’une nuit d’été –, Rostand, Tchekhov ou Pirandello, etc., mais toujours ou presque, elles sont épisodes. Chez Rotrou seul, le théâtre dans le théâtre est la pièce entière ; chez Rotrou seul, on pousse la logique aussi loin, jusqu’à son complet retournement, au point que la réalité même, finalement, semble sortir du théâtre… ; chez Rotrou seul le Verbe a cette puissance avouée (nonobstant les faiblesses mêmes de l’écriture) mais éminemment paradoxale.

     

    Pour fêter les noces de Valérie, fille de l’empereur Dioclétien, et de Maximin, jeune pâtre élevé en récompense de ses exploits guerriers à la haute dignité de co-empereur, les concernés font donner un spectacle représentant la mise à mort du chrétien Adrien par Maximin lui-même. Le plus formidable comédien de l’époque, un nommé Genet, doit tenir le rôle d’Adrien.

    Tel est, grossièrement résumé, le premier acte de ce Véritable Saint Genest, comédien païen et martyre, que l’on tient souvent, étant pure invention de Rotrou, pour inintéressant. Ce qu’il n’est pas.

    Dans le second acte, le théâtre – spectateurs inclus – se met en place : on voit Genest disputer avec son décorateur, puis répéter son rôle – interrompu toutefois par une voix, lorsque le ciel (celui du décor ?) s’ouvre avec des flammes : « Poursuis, Genest, ton personnage ; / Tu n’imiteras point en vain ; / Ton salut ne dépend que d’un peu de courage. / Et Dieu t’y prêtera la main. » –, la représentation commencer…

    Dans le troisième acte, alors que Maximin spectateur est doublé d’un Maximin de théâtre joué par le comédien Octave, on voit Adrien joué par Genest affronter ce dernier, Nathalie découvrir à son Adrien de mari, comme saint Paul ancien persécuteur récemment converti, qu’elle aussi, en secret et depuis la naissance, est chrétienne…

    Dans le quatrième acte enfin, Genet investi des paroles d’Adrien sort de son rôle, au grand trouble de ses comédiens, et commence de parler en son nom et d’avouer publiquement que lui aussi devient chrétien… Mais personne ne comprend. Le désordre dans la pièce d’Adrien est à son comble, quand Dioclétien l’interrompt :

     

    DIOCLETIEN. – Votre désordre enfin force ma patience :

    Songez-vous que ce jeu se passe en ma présence ?

    Et puis-je rien comprendre au trouble où je vous vois ?

    GENEST. – Excusez-les, Seigneur, la faute en est à moi ;

    Mais mon salut dépend de cet illustre crime :

    Ce n’est plus Adrien, c’est Genest qui s’exprime ;

    Ce n’est plus un jeu, mais une vérité

    Où par mon action je suis représenté,

    Où moi-même, l’objet et l’acteur de moi-même,

    Purgé de mes forfaits par l’eau du saint baptême,

    Qu’une céleste main m’a daigné conférer,

    Je professe une loi que je dois déclarer.

     

    Au cinquième acte, on retrouve Genest enchaîné, la comédienne Marcelle tentant vainement de le ramener à la raison (notons ici qu’à la différence de la femme d’Adrien, Marcelle ne songe nullement à suivre Genest mais, plus réalistement, poursuit d’obscures perspectives de carrière), et les noces de Valérie et Maximin achevées les comédiens suppliant Dioclétien d’épargner Genest ; mais l’empereur est inflexible et Genest meurt dans les tortures ; quant au mot de la fin, il revient à Maximin s’adressant à son épousée :

     

    Ne plaignez point, Madame, un malheur volontaire,

    Puisqu’il l’a pu franchir et s’être salutaire,

    Et qu’il a bien voulu par son impiété,

    D’une feinte en mourant faire une vérité.

  • Zones

    616544073.jpg

    – Ils sont tout de même marrants, me dit le vieux en allumant un clopiot comme seuls les anarchistes savent les rouler. Ils vont multiplier les hangars de marchandises, ces saloperies avec leurs parkings et leurs panneaux publicitaires de merde à l’entrée des villes toutes identiques ; et pour cela, ils vont vider les centres-villes de leurs petits commerces, avec leurs rues piétonnières (piétonnières, c’est du français dégueulasse !), leurs taxes de salopards, leurs interdictions de fumer des clopes, et l’alcool qui va suivre, sinon pas la viande rouge. C’est le plan commercial. D’un autre côté, ils vont désenclaver, comme ils disent, les quartiers sensibles, et leur permettre d’accéder aux centres-vides. C’est le plan social. Autant dire qu’ils vont faire des centres-villes à l’abandon le terrain de jeu des bandes rivales de connards, leur champ de bataille. Et il n’y aura même plus un flic, puisque ces connards-là foutront des contredenses aux gars mal garés sur les parkings des zones…

    – En somme, il n’y aura plus que des zones…

    – L’urbanisme, c’est encore et toujours la destruction des villes. La fin de l’Histoire, enfin, son effondrement… Elle fait sous elle, maintenant, l’Histoire. Elle se chie dessus, oui monsieur ! Et toi, mon petit gars, tu vas faire quoi, alors ?

    J’ai allumé une cigarette, c’était mon tour, et je suis demeuré silencieux.