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  • Une didascalie

     

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    Malgré le mépris latent, formidable dont elles sont environnées, et comme auréolées – texte inutile, indication irréalisable, etc.  –, j’aime les didascalies (« instructions données par un auteur dramatique aux acteurs sur la manière d'interpréter leur rôle » – c’est moi qui souligne –, selon le Trésor de la langue française).

     

    Ma préférence, ce jour, va à celle qui ouvre l’acte II de La Cerisaie, d’Anton Tchekhov.

    La Cerisaie, représentée pour la première fois en 1904 par le Théâtre d’Art de Constantin Stanislavski, est la dernière œuvre d’un Tchekhov malade, mourant, péniblement écrite de 1901 à 1903.

    Le seul acte nécessitant un décor d’extérieur ne se déroule pas, comme peut-être on aurait pu s’y attendre à la lecture du titre, dans la cerisaie. Non sans raison. La cerisaie demeure ce lieu mythique, déjà passé, auquel nul ne peut plus désormais accéder.

    La didascalie ouvrant cet acte II n’est pas seulement une description, c’est avant tout une vision. Elle est très simple, très claire, l’ordre dans lequel elle se déploie est le plus judicieux.

    Cette apparente description d’un paysage, aussi, est une chronologie. Elle raconte, sans tomber jamais au symbolisme, le passé tristement abandonné d’un monde mourant, et son avenir inéluctable, sans doute pas même clairement souhaité.

    D’un certain point de vue, cette didascalie (que je donne ici dans la traduction d'André Markowicz, Babel Actes Sud, 1992) dit toute la pièce :

     

    « Une prairie. Une petite chapelle abandonnée depuis longtemps, qui penche sous le poids de l’âge ; tout à côté, un puits, de grandes pierres, sans doute d’anciennes pierres tombales, et un vieux banc. On voit le chemin qui mène à la propriété de Gaev. A l’écart, de hautes rangées de peupliers forment une masse sombre : c’est la limite de la cerisaie. Au loin, une série de poteaux électriques, et, loin, très loin à l’horizon, les contours flou d’une grande ville, qu’on ne peut voir que lorsqu’il fait très beau, très clair. Le soleil va bientôt se coucher. »

     

  • Mon nouveau patronyme

     

     

    J’ai réalisé ces jours-ci que mon nom avait changé.

    J’ai, en effet, depuis quelque temps semble-t-il, un nouveau patronyme. Il m’horripile, m’énerve et je le trouve détestable ; je le tiens néanmoins, hélas, dans l’exacte mesure où il ne me revient pas d’en décider, pour acquis.

    Je sais bien qu’il y a des patronymes sur la prononciation desquels, du fait de leur rareté ou d’une consonance étrangère, on s’interroge toujours. Je trouve même souvent admirable l’opiniâtreté légitime qu’ont certaines personnes à faire respecter une prononciation ancienne que nombre de leurs homonymes ont abandonnée depuis longtemps.

    Mais, jusqu’à ces derniers jours, je ne m’étais en rien senti concerné par ses soucis.

    Je me souviens plutôt, enfant, avoir été lassé, vite et souvent, des blagues de mes camarades, lesquels alors ne songeaient pourtant pas le moins du monde à passer pour érudits : – Alors, elle est où, Eve ? etc… Non plus je n’ai nul souvenir que mon père se fût jamais plaint, jusqu’à très récemment, avoir été nommé autrement que Adam.

    C’était un nom que l’on n’écorchait pas, ou seulement par plaisanteries enfantines, volontaires.

    C’est en grande partie grâce, ou à cause des téléphones portables – et précisément du fait de la ségrégation des appels que leur apparition opéra – que j’ai fini par prendre conscience de mon nouveau patronyme. Mes proches et mes collègues m’appelant désormais exclusivement sur cette pratique et tyrannique machine portable, le téléphone fixe de mon domicile semble abandonné, essentiellement aux heures de repas, à l’unique dévolu des « commerciaux » et sondeurs de tous poils. Lesquels, systématiquement, et sans l’ombre même d’une hésitation, m’appellent « Adame ».

    La « chose », sans doute, s’est installée lentement dans le cours des quinze dernières années, et elle est désormais très éloignée du toujours sympathique embarras des interlocuteurs étrangers devant un patronyme sur la prononciation duquel , respectueusement, ils hésitent ou même se trompent.

    Les « commerciaux » et sondeurs, bien sûr, ne sont pas seuls. J’ai ainsi récemment été nommé « Adame » par un officier d’état civil, un jour que j’étais témoin de mariage, par un tout jeune médecin dans une salle d’attente, par un professeur de mathématiques ou de physique (je ne sais plus trop), par un nombre conséquent d’agents immobiliers, et même par un prétendu écrivain des temps post-quedalle… Quoique je ne fréquente guère les offices religieux, je ne « désespère » pas qu’un prêtre quelque jour les imite, ayant récemment entendu l’un d’eux, au prétexte qu’il mariait un brave homme pratiquant à ses heures de loisirs le football, comparer d’une façon à la fois bassement racoleuse et objectivement imbécile les apôtres du Christ aux joueurs d’une « équipe de foot »…

    Les gens qui m’appellent ainsi sont en règle générale plus jeunes que moi, et comme je n’ai guère que trente-sept ans, je crains que leur nombre ne doive aller en augmentant tout le temps du reste de ma vie. Et la phrase banale et convenue : « Je m’appelle Adam » risque fort de ne bientôt plus valoir strictement que pour moi, tant le nombre des gens qui m’appellent autrement tend à croître. La lâcheté, la résignation, le passage du temps, comme aussi la détestation latente ou avouée du christianisme pourrait même tenter certains de mes homonymes d’accepter pour eux-mêmes la nouvelle prononciation de leur nom.

    Car Adam n’était pas seulement un nom très chrétien, c’était aussi un très vieux nom français, quoiqu’il existe évidemment, non sans raison, et sous d’autres prononciations, légitimes celles-ci, dans de très nombreuses autres langues.

    Mais ce n’est pas seulement parce qu’il me touche personnellement que je prends le temps de noter ici ce changement d’importance, c’est avant tout parce qu’il me semble symptomatique de notre basse époque.

     Il me touche personnellement certes, mais je ne suis pas le propriétaire de mon nom, contrairement à une idée reçue comme naturellement aujourd’hui ; j’en suis bien plutôt le gardien, et gardien temporaire. Car mon nom est avant tout un patronyme, c’est-à-dire le nom de mon père, et le nom de son père avant lui. J’ai avant tout à le conserver, et si possible, comme en telle parabole désormais oubliée, à le faire fructifier, seul moyen finalement de réellement le conserver.

    Ce n’est donc pas seulement mon nom qu’on écorche aujourd’hui, c’est également celui de mon père, et celui de son père avant lui ; et celui de mes enfants. Et au-delà encore, c’est ce que désigne dans l’histoire ce nom, en l’espèce celui, symbolique, du premier père de l’humanité.

    Un des tout premiers noms de la Bible. Et le premier nom d’homme à y paraître.

    Qu’on ne se méprenne pas. Je ne demande aucunement à ce qui reste de la laïcité républicaine de transmettre la foi chrétienne ou la foi juive, je lui demande tout bonnement 1. d’apprendre à lire le français aux enfants et 2. de ne pas nier quatre mille ans d’histoire parce que les fariboles religieuses de ces époques obscures n’ont pas l’heur de convaincre ces sommités de la connaissance que sont les actuels professeurs.

    Et même, personnellement, pour y revenir, je ne crois pas du tout qu’Adam ait été pour de vrai le premier homme, créé par Adonaï au sixième jour du monde, ainsi qu’il est dit dans le pourtant irremplaçable Livre de la Genèse. Non. Mais je crois que cette histoire est importante historiquement, que son rôle dans la formation de notre civilisation n’est absolument pas négligeable, et que toutes autres considérations, finalement, sont bonnes pour les chiottes.

  • Nouvelles élites

     

    Je crains que l’humour de la célèbre chanson de Georgius, l’Amuseur Public N°1, Au lycée Papillon, qui date de 1936, ne puisse bientôt plus être compris par personne…

    Et peut-être même demain, un quelconque normalien ou énarque ne pourra plus éprouver qu’ennui à la simple lecture de ces paroles ; et il se demandera dans son sabir ce qui a bien pu pousser un méprisable chanteur de variété à résumer et compiler, sans humour ni distance, un nombre de connaissances supérieur à celles qui lui furent transmises à l’Ecole élémentaire.

     

    Puisque nous sommes aujourd’hui, comme eût dit l’autre, et qu’aujourd’hui est le jour, comme eût dit ce même, où la lecture aux lycéens de France de la lettre de Guy Môquet semble poser quelques problèmes de conscience politicienne aux professeurs d’histoire vivant sous le régime du Président Grenelle, j’ai l’honneur de proposer ici, très sérieusement, aux professeurs des écoles élémentaires de remplacer l’intégralité de leur chétif programme d’histoire, puisqu’il appartient à l’éminente catégorie des « activités d’éveil » (1), par la chanson de Georgius dont je reproduis ici l’intégralité :

    AU LYCEE PAPILLON

    Paroles: Georgius. Musique: Juel  
    © Editions Paul Beuscher

    Elève Labélure ? ... Présent !
    Vous êtes premier en histoir' de France ?
    Eh bien, parlez-moi d'Vercingétorix
    Quelle fut sa vie ? sa mort ? sa naissance ?
    Répondez-moi bien ... et vous aurez dix.
    Monsieur l'Inspecteur,
    Je sais tout ça par cœur.
    Vercingétorix né sous Louis-Philippe
    Battit les Chinois un soir à Ronc'vaux
    C'est lui qui lança la mode des slip...es
    Et mourut pour ça sur un échafaud.
    Le sujet est neuf,
    Bravo, vous aurez neuf.

    {Refrain:}
    On n'est pas des imbéciles
    On a mêm' de l'instruction
    Au lycée Pa-pa...
    Au lycée Pa-pil...
    Au lycée Papillon.

    Elève Peaudarent ?... Présent !
    Vous connaissez l'histoir' naturelle ?
    Eh bien, dites-moi c'qu'est un ruminant.
    Et puis citez-m'en... et je vous rappelle
    Que je donne dix quand je suis content.
    Monsieur l'Inspecteur,
    Je sais tout ça par cœur.
    Les ruminants sont des coléoptères
    Tels que la langouste ou le rat d'égout,
    Le cheval de bois, le pou, la bell'-mère...
    Qui bav' sur sa proie et pis qu'aval'tout.
    Très bien répondu,
    Je vous donn' huit... pas plus...

    {Refrain}

    Elève Isaac ? ... Présent
    En arithmétique' vous êt's admirable,
    Dites-moi ce qu'est la règle de trois
    D'ailleurs votre pèr' fut-il pas comptable
    Des films Hollywood ... donc répondez-moi.
    Monsieur l'Inspecteur,
    Je sais tout ça par cœur.
    La règle de trois ? ... C'est trois hommes d'affaires
    Deux grands producteurs de films et puis c'est
    Un troisièm' qui est le commanditaire
    Il fournit l'argent et l'revoit jamais.
    Isaac, mon p'tit
    Vous aurez neuf et d'mi ! ...

    {Refrain}

    Elève Trouffigne ? ... Présent !
    Vous êtes unique en géographie ?
    Citez-moi quels sont les départements
    Les fleuv's et les vill's de la Normandie
    Ses spécialités et ses r'présentants ?
    Monsieur l'Inspecteur,
    Je sais tout ça par cœur.
    C'est en Normandie que coul' la Moselle
    Capital' Béziers et chef-lieu Toulon.
    On y fait l'caviar et la mortadelle
    Et c'est là qu'mourut Philibert Besson.
    Vous êt's très calé
    J'donn' dix sans hésiter.

    {Refrain}

    Elève Cancrelas ? ... Présent !
    Vous êt's le dernier ça me rend morose.
    J'vous vois dans la class' tout là-bas dans l'fond
    En philosophie, savez-vous quèqu'chose ?
    Répondez-moi oui, répondez-moi non.
    Monsieur l'Inspecteur,
    Moi je n'sais rien par cœur.
    Oui, je suis l'dernier, je pass' pour un cuistre
    Mais j'm'en fous, je suis près du radiateur
    E puis comm' plus tard j'veux dev'nir ministre
    Moins je s'rai calé, plus j'aurais d'valeur,
    Je vous dis : bravo !
    Mais je vous donn' zéro.

    {Refrain}

    Elève Legateux ? ... Présent !
    Vous êt's le meilleur en anatomie ?
    Répondez, j'vous prie, à cette question
    Pour qu'un être humain puiss' vivre sa vie
    Quels sont ses organ's, quell's sont leurs fonctions ?
    Monsieur l'Inspecteur,
    Je sais tout ça par cœur.
    Nous avons un crân', pour fair' des crân'ries
    Du sang pour sentir, des dents pour danser
    Nous avons des bras ...
    C'est pour les brass'ries
    Des reins pour rincer
    Un foie pour fouetter.
    Bien. C'est clair et net
    Mais ça n'vaut pas plus d'sept.

    {Refrain}

    (1). On peut lire aux pages 6 et 7 du Rapport sur l’enseignement des lettres au collège (2005) de l’Association des Professeurs de Lettres, cette citation de Pierre Nora, tirée de l’ouvrage collectif de 47 historiens sous la direction d’Alain Corbin, 1515, les grandes dates de l’histoire de France revisitées par les grands historiens d’aujourd’hui (Seuil, 2005) : «  La valse des programmes et des instructions, depuis qu’en 1969 l’histoire a cessé d’être une discipline autonome de l’enseignement primaire pour devenir une partie des « activités d’éveil », prouve assez la trappe qu’a ouverte sous les pieds des professeurs d’histoire la disparition apparemment innocente et libératrice d’une liste obligatoire de dates sèches, sans chair et sans vie. »

  • Alina Rayée certes, mais Yannick Haenul

     

     

    Il ne peut pas y avoir d’affaire Reyes-Haenel, ou Haenel-Reyes.

    Ou plutôt : cette affaire, puisque de bonnes âmes ont décidé de la lancer sur le marché, ne peut pas être réputée une affaire littéraire.

     

     

     

    Je ne doute pas une seconde, pourtant, que Yannick Haenel ait emprunté grand nombre de thèmes à Alina Reyes, avec parfois même une étonnante proximité de « style », ou plus exactement : de rédaction.

    Mais enfin, livre ou blog, Alina Reyes avait publié, et donc rendu publics, ses écrits et donc aussi, comme elle dit, son « imaginaire ». Et que je sache, Yannick Haenel ne les lui a pas par ruse ou effraction dérobés. Pour quelle raison alors Alina Reyes se plaindrait-elle qu’ils aient marqué, influencé, inspiré un lecteur ? N’y a-t-il pas là, en soi, une sorte d’hommage – bas et laid, certes, mais enfin, qu’attendre d’autre ?

     Si un lecteur attentif lui avait écrit, après lecture de ses livres ou de son blog, que sa prose avait modifié pour lui-même sa façon de voir les oiseaux, Notre-Dame de Paris, etc., Alina Reyes se serait-elle formalisée, énervée ? Un écrivain peut-il être jaloux de ce qu’il est lu, et peut-être même très bien lu ? Je ne sais pas. Il peut, plus certainement, être jaloux du succès médiatiquement orchestré d’un livre concurrent empruntant aux siens propres un grand nombre de thèmes. C’est humain.

    Alina Reyes, d’ailleurs, après avoir initialement plutôt bien supporté le « pillage », avait commencé par se plaindre seulement d’une « omerta », laquelle n’est en réalité rien d’autre qu’une très  banale absence de couverture médiatique.

    Yannick Haenel prétend ne jamais avoir lu un livre d’Alina Reyes. Il ment peut-être. Et alors ? Il prétend bien, parce qu’il en rabâche à longueur de pages trois ou quatre mots-clés, avoir lu Heidegger, et certainement aimerait faire croire que son livre est un « application » romanesque de la philosophie du « Souabe ». La mauvaise foi peut être aussi ridicule qu’elle peut être sympathique, mais elle ne suffira de toute façon pas à faire un écrivain.

     

    Je me demande parfois, très simplement, si un très grand nombre de nos auteurs français, n’ont pas exactement le même mode de vie, les mêmes fréquentations et les mêmes asservissements, les mêmes réseaux et les mêmes choix à faire impérativement entre trois ou quatre opinions également infondées, le même périmètre de déambulation parisien, le même horizon bouché sous un ciel de plomb, en un mot : le même profil, et s’il ne faut pas tout simplement voir, quelque navrant que cela soit par ailleurs, dans cette misérable et risible affaire un de ces épisodes conflictuels que le mimétisme de la course à l’originalité nous sert en prodrome à l’effondrement total de la littérature française.  

     

    Comme je n’ai jamais rien lu d’Alina Reyes, je puis toutefois me demander si ce n’est pas du fait des emprunts énormes qu’il fait à ses livres que Cercle de Yannick Haenel est un aussi mauvais et pathétique roman. Mais la question, pour ma part, restera sans réponse.

    Je dois avouer avoir vu, il y a quelques années, une représentation prétendument théâtrale de Poupée, anale nationale ; mais je ne saurais dire quelle part exacte prenait le texte à cette grandiose imbécillité, banale et vulgaire à la fois.

    Je n’ai pas fini Cercle, dont une amie libraire m’a donné un service de presse non corrigé et que je n’aurais d’ailleurs jamais acheté. Chez un autre libraire, j’avais acheté, à l’époque de sa sortie, Evoluer parmi les avalanches, et le fait est qu’après l’avoir feuilleté au café jouxtant la boutique, j’avais convaincu, une heure plus tard, ce même excellent libraire de me l’échanger contre je ne sais plus quel autre livre, du même montant.

    Je ne lirai pas Forêt profonde.

     

    Je ne sais pas du tout qui va gagner le match, mais je le trouve nul.

     

     

    Dans le cas où je n’aurais pas dégoûté mes lecteurs de s’intéresser à cette pauvre affaire, davantage symptomatique que proprement littéraire, je propose ci-dessous quelques liens, sans aucunement prétendre à l’exhaustivité ou même à l’impartialité :

    A mains nues, le blog d’Alina Reyes.

    La page du site Bibliobs sur laquelle on peut lire la « réponse » de Yannick Haenel.

    Stalker, le blog de Juan Asensio.

    Opus XVII, le blog d’Ygor Yanka.

     

     

    Et c’est tout.

  • Insipiens Rex

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    Cur, nisi quia stultus et insipiens ?

    Saint Anselme de Cantorbéry, Proslogion

    « Pourquoi, sinon parce qu’il est sot et insensé ? »

     

    1. Dramatis personae

    Il y a une continuité, et une évolution, de Nietzsche.

    Si je les condense, la pensée de Nietzsche, quitte à la réduire ici de façon outrancière, est une mise en tension entre deux termes polaires, dont un seulement, dans le cours du temps, de l’œuvre et de la pensée, significativement, a changé.

    Il y a, dès le départ : Dionysos et Apollon.

    Et il y a, à la fin : Dionysos et le Crucifié.

    Apollon et le Crucifié, notons-le, ne sont pas interchangeables, quoiqu’en nombre de points ils se ressemblent. Un autre nom d’Apollon est Loxias, l’Oblique, et l’ « oblique » est une façon parmi d’autres dont la Chrétienté appréhendera, plutôt que : nommera, le diable. (D’une manière comparable, Léon Bloy, à la fin du Salut par les Juifs, note qu’il est à peu près impossible de séparer Lucifer et le Paraclet (l’Esprit Saint), fût-ce dans l’extase béatifique…)

    Toutefois, aucun de ces termes polaires, entre lesquels oscille et peut-être se positionne toute vie humaine, n’est à proprement parler un concept. Les philosophes ont parlé, parleront, peut-être parce que c’est leur gagne-pain, peut-être parce qu’ils obéissent, de personnages conceptuels. Foutaises.

    Ces termes sont avant tout des noms propres.

    Des noms de personnages.

    Des noms de dieux, aussi.

    Et ce ne sont pas les seuls.

    Il y a encore : Dieu – le Dieu des Juifs et des Chrétiens – dont l’hypothèse qu’Il est mort emplit – et barre – tout l’œuvre de Nietzsche.

    Et il y a aussi, bien, sûr, Zarathoustra, un ancien dieu, mort lui aussi, mais depuis des siècles, que Nietzsche essaie de réactiver, sinon pas : ressusciter, en vain, magnifiquement.

    Des noms de dieux, donc.

     

     

    2. Aporie tragique

    Et puis, il y a ce petit personnage très commun, multiple et protéiforme, qui se trouve avoir envahi le monde, «  la maison de fou des idées modernes », et qu’en sa dramaturgie singulière Nietzsche nomme l’insensé.

    Car c’est bien cet insensé-là, générique et multiple, qui ne se trouve aucun nom – serait-il légion ? – qui a charge de porter l’annonce de la mort de Dieu. Notez qu’en ce célèbre fragment 125 titré « L’insensé » du Gai savoir, notre insensé est tout à fait catastrophé. Non sans raison.

    J’emploie le terme de catastrophe, parce qu’il a un sens dramaturgique précis : « C'est le changement ou la révolution qui arrive à la fin de l'action d'un Poëme Dramatique, & qui la termine. » (Dictionnaire dramatique, 1776, par La Porte et Chamfort).

    Mais Nietzsche ne nomme pas ici par hasard insensé son personnage.

    Sans prétendre le moins du monde à l’exhaustivité, je me conterai d’évoquer deux textes importants, bien antérieurs à Nietzsche, où il paraît :

    Le psaume 14 (ex-psaume 13), dont je donne ici la traduction Segond :

    « L’insensé dit en son cœur : il n’y a point de Dieu !

    Ils se sont corrompus, ils ont commis des actions abominables ;

    Il n’en est aucun qui fasse le bien. »

    Le Proslogion de saint Anselme de Cantorbéry, où notre personnage paraît sous le beau nom latin d’insipiens.

    Il ne faudra pas moins de trois chapitres – les II (Que Dieu est vraiment), III (qu’il est impossible de penser qu’Il ne soit pas) et IV (Comment l’insensé a-t-il dit dans son cœur ce qui ne peut être pensé) – à saint Anselme pour traiter les problèmes que pose à sa preuve que Dieu est la première phrase de cet ex-psaume 13 ; et il finira même par fonder, en grande part, sa preuve sur cette phrase, après l’avoir remarquablement retournée.  (Je renonce à citer ici le Proslogion, parce que la démonstration d’Anselme est si serrée qu’il me faudrait transcrire ici l’intégralité des trois chapitres en question, et que là n’est pas, ce jour, mon objet…

    Comment l’insensé a-t-il gagné le monde, « notre » monde ?

    Comment le monde, « notre » monde est-il devenu le cœur même de l’insensé ?

    Et pourquoi ?

     

    Nullus quippe intelligens id quod deus est, potest cogitare quia deus non est, licet haec verba dicat in corde, aut sine ulla aut cum alliqua extranea significatione. Nul ne peut assurément reconnaître ce que Dieu est et penser qu’Il ne soit pas, bien qu’il (puisse) dire ces paroles dans (son) cœur sans aucune signification ou avec quelque signification étrangère.

    (Proslogion, IV – traduction Michel Corbin, éditions du Cerf, 1986)

    Il m'importe peu, ici, que Nietzsche parlant de l'insensé ait pensé, outre le psaume, davantage à saint Paul qu'à saint Anselme.

     

     

    L’insensé, lui, n’a rien pensé du tout. Il s’est simplement, à un moment de l’Histoire, trouvé nombreux. Il est parvenu à imposer son gouvernement, qui n’en est pas un.

    La catastrophe a eu lieu. C’est tout. Et sans doute a-t-elle encore lieu. Elle se déploie, dans toutes les directions opère sa destruction, ne laissera rien debout, pas un mot.

    La mort de Dieu est une victoire de la folie sur la raison.

    Pourtant, il est lui aussi catastrophé, l’insensé. Il se vante de son geste dans le même mouvement qu’il le déplore. Il lui a fallu des millénaires pour commettre cet assassinat singulier, et il ne le fera jamais plus…

    Nietzsche également sait qu’on ne reviendra pas en arrière. C’est même là que se trouve le problème. Je ne parle pas ici d’un problème abstrait, philosophique. Si le problème était philosophique, il n’aurait aucune espèce d’importance.

    Avec Dieu, les valeurs supérieures ont été emportées, sans retour.

    La tâche de Nietzsche, trouver un autre moyen de sauver les valeurs supérieures, est impossible. Elle est peut-être même déjà insensée.

    Il y a l’insensé. Et puis tous les dieux morts.

    Il y a les dieux morts, bien davantage vivants que l’insensé.

    Et parmi les dieux morts, bien davantage vivant que les autres, il y a le Crucifié.

     

    Peut-être.