Le tragique est en puissance au cœur de chacun de nous. L’homme ne peut y échapper. Et le nier serait refuser de reconnaître ce qui fait son humanité même.
J’appelle tragique l’élément de division permanent qui réside en nous et qui naît, comme le dit Friedrich Gundolf dans son grand livre sur Goethe, « de ce conflit entre le moi et le non-moi qui est la définition de tout agir ».
Ces possibilités de conflit surgissent à tout moment. Certes, il existe entre l’homme et ses frères, entre l’homme et le monde une parenté secrète, une affinité, une intime concordance. Mais dans son état actuel, cette concordance n’est point parfaite. Elle se double d’un conflit, ouvert ou latent. Conflit avec les forces de la nature et de la terre, contre lesquelles il doit lutter. Conflit avec les hommes – même avec les êtres parmi eux qui lui sont le plus chers. Conflit avec les forces mystérieuses qui le dominent et que, faute d’un nom plus doux, il appelle d’abord le destin.
Conflit en lui-même enfin, qui fait l’objet de l’éternelle méditation de ceux qui se penchent sur la vie humaine. L’homme s’interroge, il se regarde. Il sent en lui des forces confuses et divergentes : une tendance puissante à l’unité, une autre à l’éparpillement. Une tendance à la discipline, une autre à l’anarchie, une aspiration vers le bien, un penchant au mal. Toutes les grandes littératures, tous les grands courants de pensée, toutes les tentatives d’expression par l’homme d’un système du monde rencontrent ce problème du conflit, de la tragédie, qui fonde en l’homme la conscience tragique.
Ainsi commence le chapitre premier, intitulé « Du Tragique », de Tragique et Triomphe dans le Christianisme d’André Molitor.
J’ai trouvé ce petit volume que je ne me souviens pas avoir jamais acheté, en farfouillant ce matin dans ma bibliothèque ; je l’ai lu d’une traite, accoudé à la cheminée. Son style en est simple, limpide, j’oserais dire honnête, si l’on veut bien entendre par là quelque chose à quoi l’on n’accède plus aujourd’hui. Son auteur, un haut fonctionnaire belge muni d’une solide culture classique, n’a jamais passé pour écrivain ; certainement ne lui serait-il pas venu à l’esprit de se prétendre tel. Cet essai de cinquante-quatre petites pages brosse, dans une perspective catholique – c’est-à-dire, aujourd’hui, révolue deux fois – et pédagogique (au sens réel, pas à celui des techniciens de la Rééducation Nationale), l’évolution de la tragédie en Occident. L’idée majeure veut que la révélation chrétienne ait permis de trouver au tragique dans l’homme une issue triomphale, que les civilisations précédentes, et notamment grecque et romaine, n’avaient fait jusque là qu’apercevoir. L’inspiration contemporaine majeure de Molitor est un dramaturge, poète et théologien nommé Paul Claudel. Le livre s’achève, réellement plutôt que formellement, avant une récapitulation conclusive, par une proposition théologique simple qui eût certainement épargné aux catholiques leur Réforme et la mise au pilon de traditions liturgiques multiséculaires.
L’exemplaire que je détiens je ne sais comment fut publié chez Casterman en 1945, Nihil obstat et Imprimatur étant de 1944. Le manuscrit avoue avoir été achevé « Samedi Saint, 12 avril 1941 » ; j’en déduis que le livre n’a pu être publié, pour des raisons que j’ignore, qu’après le départ de Belgique des troupes allemandes. Pourrait-il l’être aujourd’hui ? Quels lecteurs son hypothétique éditeur pourrait-il bien lui espérer ?
C’est un livre intéressant à lire en marge de La mort de la tragédie de George Steiner.
Bref passage tiré du chapitre II, « Le tragique grec » :
Tous les poètes grecs, depuis le vieil Hésiode jusqu’aux grands lyriques classiques, un Simonide, par exemple, reprennent le même thème. Brièveté des joies humaines, tristesse du sort de l’homme, fugacité de ses plaisirs, sont les sujets communs de leurs poèmes. Et c’est en réaction latente contre cette mélancolie que, souvent, les Grecs chanteront les joies du présent d’une manière qui a pu tromper sur leur attitude réelle. Ils sentent avec une violence extraordinaire toute la beauté du monde, et ils ont reçu le don de l’exprimer avec splendeur. Dès lors, ils jouissent de la vie, sachant qu’elle sera bientôt passée et que demain il ne restera plus d’eux qu’une ombre vaine.
Les trois grands dramaturges qui ont porté à son sommet à la fois l’art du théâtre et la poésie grecque, Eschyle, Sophocle et Euripide, sont plus significatifs encore à cet égard. Ils bénéficient de tout l’apport antérieur de la pensée grecque, mais ils le développent prodigieusement grâce à la forme dramatique, la mieux adaptée à l’exposition de la tragédie humaine.
Commentaires
Il y a des trucs bien dans votre bibliothèque, même des trucs bien au nom de piscine, et dans votre piscine?
Dans ma piscine, y a aussi des bouquins.
Une piscine avec une cheminée dedans pour vous accouder? Si oui, il se pourrait qu'il vous soit beaucoup pardonné .
Oui, et une photo de feu de cheminée tout au fond de la piscine... Le mieux, c'est encore que l'eau étouffe le son et déforme les images de la télé.
C'est un peu le "Génie du Chistianisme" expliqué au vingtième siècle, non ?
Plus sérieusement et pardon d'avance pour la naïveté (je le pressens) de ma question:pourquoi la perspective catholique "aujourd'hui révolue deux fois"?
@ Sophie : Ce n'est pas naïf du tout, comme question. Et je m'étais bien amusé à lâcher ça comme ça... Comment dire: Une fois parce que les forces de modernité, de progrès, de lumière, que sais-je?, qui, pour le meilleur et pour le pire, luttaient contre la perspective catholique ont manifestement vaincu; deux fois parce que ce qui reste, au moins en Europe de l'Ouest, du catholicisme s'est débarrassé lui-même de cette perspective, au profit des forces qui la combattaient (une sorte de syndrome de Stockholm, quoi). Après quoi, il y a les réserves d'Indiens...
@ Sophie : Je ne trouve pas ça très clair, comme réponse. Tant pis.
@ Solko : Oui, c'est un peu ça. Mais en cinquante pages. Avec moins de romantisme. Avec un style simple, clair qui n'est pas travaillé par une idée littéraire de l'écrivain. Avec la perspective claudélienne en plus. Claudel étant un théologien finalement méconnu (ses trente dernières années, tout de même), porteur d'un catholicisme que l'abandon après plus de mille années de bons et loyaux services de la Vulgate, puis, carrément, du latin, va tout à fait décapiter. Me semble-t-il.
C'est peut-être clair en fait, mais c'est vrai que je ne comprends pas l'avant- dernière ligne. Pas complètement tant pis quant à moi, aussi même si certes c'est pas pressé...à l'occasion en prenant d'autres mots, comme on explique aux enfants, vous me direz et si ça se trouve je comprendrai révolue deux fois. Sur wikipedia -bon- il est indiqué que Molitor a publié aussi "Souvenirs", "Feuille de route" et "Extraits de mon journal". J'ai farfouillé aussi dans ma bibliothèque pour voir avant d el'acheter si je n'avais pas dans un coin (hum) le Soulier de satin, mais j'ai seulement trouvé une correspondance - qui a duré 2O ans- que j'avais beaucoup aimée entre lui et Françoise de Marcilly, publiée seulement après sa mort à elle en 2000.
Eprise de son agresseur, elle défend désormais, ou du moins ne conteste et ne combat plus les points de vue de ce dernier...
Non, c'était pas ça que je ne comprenais pas! Syndrome de Stockolm je savais ce que c'était! c'était plutôt : qui sont les agresseurs dont vous parlez, ceux de la deuxième tournée? Non mais dites donc, vous botteriez pas un peu en touche, vous?!
Le passage du chapitre II m'évoque tout naturellement Nietzsche, sa Naissance de la tragédie, ses Grecs "superficiels par profondeur"... Merci de nous faire découvrir ce Molitor, ça donne envie.
@ Sophie : M'enfin... C'est pas clair? Ce sont les catatholiques eux-mêmes, qui se sont devant et derrière débarrassés de leur propre et encombrante perspective... et se sont rendus au présent perpetuel du spectaculaire intégré, pour causer comme Debord.
Non mais.
@ Comte de Clairanval : Merci à vous.
Mazette, je me disais aussi.
Je rajoute que l'observateur glacé d'effroi de cette liquidation de la religion par elle-même, et le premier critique entousiaste du spectacle érigé en dogme, au sein de la bourgeoisie décadente fut le grand Léon.
Entièrement d'accord avec vous, Solko.