J’allume une cigarette. La terrasse donne sur le chevet de la cathédrale, et cette après-midi, elle est ensoleillée…
– Peut-être que tu devrais sortir davantage, aller à Paris, rencontrer d’autres auteurs, et surtout : des metteurs en scène…
J’entends cela périodiquement, depuis au moins dix ans.
Il y a des gens qui me veulent du bien.
Se méfier, mais remercier.
Leur leitmotiv est celui d’une indifférenciation, au fond. Tout cela est très corporatiste.
Les gens qui me veulent du bien veulent que je m’incorpore.
Tu es un auteur dramatique ? Fais comme tous les autres auteurs dramatiques…
Les auteurs dramatiques ont abdiqué d’être écrivain ? Abdique.
Les artistes font vœu d’originalité, sois comme eux.
Fais comme tout le monde, sois artiste.
– Le milieu est consanguin. Au train où vont les choses, d’ailleurs, l’expression sera bientôt à prendre au sens propre. D’où le nombre de gens tarés.
– Tu ne veux pas, quoi ?
– Pour tout te dire, je serais plutôt enclin à rester chez moi, ne rencontrer personne du milieu cuculturel ou comme je dis : culutrel, interdire à qui voudrait le faire de monter mes pièces…
– Misanthrope ?
– Pas le moins du monde.
– Admets au moins que ta mondanité est très rudimentaire.
– Si tu y tiens vraiment. Toujours est-il que je me trouve plutôt sociable, et même poli. Je suis un type banal. La vie que je mène ici, avec ses aléas divers, ne me disconvient pas.
– Tu es un ermite, mon vieux.
– Non plus, non. J’ai des amis, je te jure, je déjeune souvent avec eux, je fréquente beaucoup les bars, je me mêle facilement aux conversations de comptoir. Je reçois même des gens chez moi, figure-toi… Mes préférences vont aux choses simples, et tu vas voir qu’on me le reprochera… Je bouquine, je lis, j’écris dans les bars…
– C’est très bien, je ne dis pas le contraire. Mais tout de même, tu devrais te faire connaître un peu plus, mon vieux…
– Mais de qui ?... Oui, je sais, Paris… Mais pourquoi devrais-je me forcer à fréquenter des gens dont, au mieux le plus souvent, je n’aime pas le travail ? Et pour quelle raison devrais-je tenter de leur plaire ? Je pense que même si je faisais cela, même si j’essayais de sourire à ces gens, mon travail leur déplairait fortement… Et dans un second temps, parce que certains d’entre eux, forcément, me paraîtront charmants (pourquoi ne me le paraîtraient-ils pas ?), je me sentirais peut-être obligé, pour leur plaire, d’écrire ce qui leur plaît et qui se trouve être selon moi, neuf fois sur dix au moins, tout à fait imbécile… Je me mettrais alors à écrire ce qui leur plaît, c’est-à-dire ce qu’ils attendent et que tout le milieu écrit déjà ; et là, enfin, je serais entré de plain-pied dans l’escalade mimétique, qui est plutôt une dégringolade, d’ailleurs. Et je te le répète : je n’ai aucune envie de me fondre.
Voilà, je suis en chute libre.
C’est du moins ce que je lis dans son regard.
Qu’est-ce qu’on va faire de toi ?
Le silence dure un peu. J’aime bien. Je le regarde, qui a détourné le regard. Il a l’air absorbé par le trafic routier autour de nous.
– Excuse-moi, mais je trouve ce comportement suicidaire, vu la conjoncture…
– Et moi, c’est la conjoncture que je trouve suicidaire…
– Facile.
– Peut-être, mais je trouve quand même ce monde, « notre » milieu compris, en plein naufrage. Voilà pourquoi, ne le prends pas pour toi, hein, je n’aime pas beaucoup ces invitations répétées à naufrager-ensemble. Comme on dit désormais vivre-ensemble. Comme s’il suffisait de prononcer ce sésame-là à deux balles pour s’ouvrir la porte d’un salut matériel et quelconque. Et si je n’aimais pas tout le monde, moi, par exemple ?
– Ah, tu vois que tu es misanthrope…
Il plaisante, bien sûr. Enfin… il a l’air de plaisanter : mais plaisante-t-il vraiment ?
Léger silence, feuilles d’automne. Il fait froid, le soleil se couche…
J’allume une cigarette. Une Dunhill.
– D’un autre côté, je ne peux pas nier que le suicide soit une tentation. Depuis longtemps. La tentation, finalement, c’est ce qui cherche toujours à se présenter comme une solution…
J’avale une gorgée de café, et reprends :
– Pour ne pas céder à la tentation qui ne cesse de revenir, il faut que je travaille. Seul. Je peux te le dire autrement : je me préserve à la fois du suicide social, mondain et du suicide tout court par le travail. Travail de solitude. Quand j’ai commencé à faire du théâtre, il y a quinze bonnes années maintenant, socialement je me suis planté. Mais socialement seulement. Au lieu de faire les pots de première des spectacles parisiens, avec le vague espoir d’alpaguer quelques secondes un quelconque metteur en scène reconnu par des ploucs en début de soirée et en fin de soirée le non moins vague espoir de troncher une actrice bio ou mieux : une (bien-nommée, alors) « relation publique », eh bien, au lieu de faire ces saloperies-là, j’ai lu et lu et relu du théâtre. Ça n’a l’air de rien, dit comme ça : mais je crois qu’on ne me le pardonnera pas : c’est une faute professionnelle grave.
– Tu rigoles ?
– Pas cette fois, non… Mais peu importe. Encore aujourd’hui, je préfère passer une soirée à lire Shakespeare – le plus grand génie de l’humanité, selon moi – qu’à aller voir une daube au théâtre.
– Pourquoi serait-ce une daube ?
– Oh, ne serait-ce que par comparaison… Il faut du temps, je crois, pour apprendre à lire du théâtre. Après quoi, les spectacles deviennent difficilement supportables. La plupart des mises en scène se constituent sur un déficit de lecture, et plus généralement : de culture, c’est flagrant ; elles s’engouffrent, sous prétexte de liberté, c’est-à-dire de course obligatoire et mimétique à l’originalité, dans des béances aprioriques. C’est tout. Les textes ne sont pas lus vraiment, servent seulement de pré-textes au spectacle. Et que vise-t-il, le spectacle ? A la renommée dans son milieu du metteur en scène. Dans cette optique, évidemment, celui-ci a bien raison de former son « goût » en voyant des spectacles dont la presse dit qu’ils sont marquants, qu’il imitera plus ou moins consciemment et plus ou moins talentueusement…
– Et alors ? excuse-moi, mais je ne vois pas du tout où est le problème…
– Le problème, c’est, comment te dire ? que tout est devenu horizontal. Les gens n’ont de référence que, mettons, sur les quarante dernières années, dont rien ne prouve finalement qu’elles soient aussi grandioses qu’on le dit, précisément parce que c’est depuis ces quarante années-là qu’en France, en tout cas, il n’y a plus d’auteurs.
– Tu rigoles ? Plus d’auteurs dramatiques, en France ? Il en dégueule justement des flopées, personne ne sait où les foutre…
– Il faut les foutre aux chiottes, et flop ! Des auteurs dramatiques, il y en a des tonnes, on devrait d’ailleurs les estimer au poids. Mais des écrivains ? Rien depuis Koltès. Je ne suis pas un fanatique de Koltès, mais il faut bien admettre que les textes tiennent, tiennent debout tout seul, sans metteur en scène derrière…
– Novarina, peut-être ?
– Peut-être bien, on verra.
– On verra quoi ?
– Comment ça se lit dans dix ans, dans vingt ans. Ce que je disais, c’est que depuis que les références sont spectaculaires et non plus littéraires, les références des metteurs en scène ont au mieux quarante ans, au lieu qu’elles pourraient avoir deux mille cinq cents ans. Mais ça, évidemment, c’est du travail, et donc ça ne se deale pas en buvant du vin rouge au bar du Théâtre National de la Colline. La révolution, je veux dire : le modèle, c’est par exemple Tchekhov par Peter Brook (je n’ai rien contre Brook, entendons-nous); ce ne sera pas Tchekhov par Shakespeare, ni Shakespeare par Stendhal puis que ce dernier, quoiqu’il ne fût pas dramaturge, s’était fendu d’un livre sur le premier (Racine et Shakespeare, rien que ça...), fait qui semble bien sûr n’intéresser personne.
Des milliers, dizaines de milliers d’oiseaux dans le ciel. Des étourneaux, je crois. Ils font des figures magnifiques dans le soleil couchant, semblent jouer avec les sombres tours inachevées de la cathédrale, risquent de nous chier sur la gueule aussi. Quels signes eussent lu là nos superstitieux ancêtres païens ? Je ne sais, et d’ailleurs m’en fiche passablement…
– Oui, mais soyons prosaïque, mon vieux : si ça marche ?
– Eh bien, oui, ça marche. Bien sûr. Je n’ai pas la prétention d’empêcher quoi que ce soit de marcher, moi. Le marché d’ailleurs est fait pour ça : pour que ça marche.
Il me regarde. Il a l’air consterné. Mais de quoi ? De ce que je dis, ou du fait que je dise cela ? Je ne sais trop. Les deux à la fois, peut-être.
J’allume encore une cigarette. Toujours une Dunhill. C’est bon, respire, me dis-je.
Il regarde son café, à présent. Les idées, les pensées, ou plus probablement : des trucs, se bousculent dans sa tête.
– Mais toi, en fait, tu ne veux pas que ça marche, ce que tu fais ?
Bonne question. Je passe.
Je tire sur ma cigarette.
Il me regarde. Je sens vaguement que de ma réponse dépend son jugement. Son jugement non pas sur ce dont nous parlons, non, son jugement sur moi.
– Bien sûr que si.
– Alors je ne te comprends pas.
Voilà son piège. Il est très bien identifié. C’est celui auquel je tente d’échapper depuis le départ (je parle d’y échapper dans la réalité, pas dans la conversation).
Si je fais ce que je fais pour que ça marche sur le marché, ce que je fais est idiot parce que ce n’est pas du tout cela qu’il faut faire.
Si je ne fais pas ce que je fais pour que ça marche sur le marché, pourquoi vouloir être présent sur le marché ?
Répondre, à présent.
– Je préfère que ça marche, bien sûr.
Sous-entendu : Non, mon vieux, je ne suis pas fou.
Et j’ajoute :
– Je préfère que ça marche, oui : mais à mes conditions.
Là, il explose littéralement ; affleurant sous la maîtrise, l’explosion est visible :
– Mais personne n’en a rien à foutre de tes conditions, mon pauvre ami.
– C’est très juste. Mais je ne sache pas en ces matières quoi que ce soit à quoi je devrais de les sacrifier, mes conditions. Je n’ai aucune intention de faire du marché un autel, aucune intention de sacraliser le marché. Alors permets-moi aussi de n’avoir rien à foutre de ses petites conditions de marché que les « autres » ont si volontiers intériorisées, tous volontaires, quoiqu’ils en disent, pour se constituer ensemble en marché : ce que j’appelle quant à moi le naufrager-ensemble.
– Tu veux dire qu’ils détestent le marché, mais se ruent dessus pour le dire ; et que ça marche ? Mais ce n’est peut-être pas si idiot, tu sais…
– C’est exactement ça : ils disent détester le marché, mais lui collent au plus près.
– Et tu trouves ça idiot ?
– Idiot, peut-être pas ; mais grégaire, certainement.
– Mais toi non plus, pourtant, tu n’aimes guère le marché, je me trompe.
– Je ne l’aime pas beaucoup, non. Mais je n’ai rien contre. Je prends acte de son existence. Et puis quoi ? J’essaie de le décrire en rigolant, pas de faire semblant de vouloir le bannir, le combattre, l’empêcher, le freiner… Tous ces trucs d’impuissants qui font une course de vachettes pour décrocher le pompon de la gloriole médiatique. Parce que leur rivalité à la con, ça donne quoi, au final ? Un formidable et lamentable chœur d’exceptions autoproclamées. Et même un chœur national hyperconsensuel de révoltés stipendiés qui, à son tour, en tant que collectivité merdique, prétend faire exception… Et y parvient ! L’exception culturelle française existe : nous battons tous les records interplanétaires d’indigence, d’irresponsabilité et surtout : d’inculture. Vas-y, pose des questions de culture générale au directeur d’un petite salle subventionnée de province : là, tu vas comprendre. Mais comme ces tocards sont par profession la culture, ils se trouvent dispensés de toute culture réelle. Et moi, je n’ai pas envie de passer plus de temps que n’en réclame ma survie matérielle à m’occuper de ces gens-là. On reprend un café ?
– Non.