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nihilisme - Page 5

  • Le monde qui fait le malin... (En lisant Renaud Camus)

     

     

     

     

    Nous sommes les derniers. Presque les après-derniers. Aussitôt après nous commence un autre âge, un tout autre monde, le monde de ceux qui ne croient plus à rien, qui s’en font gloire et orgueil.

    Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cessons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin. Le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas, de ceux à qui on n’en fait pas accroire. Le monde de ceux à qui on n’a plus rien à apprendre. Le monde de ceux qui font le malin. Le monde de ceux qui ne sont pas des dupes, des imbéciles. Comme nous. C’est-à-dire : le monde de ceux qui ne croient à rien, pas même à l’athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien. Exactement : le monde de ceux qui n’ont pas de mystique. Et qui s’en vantent. Qu’on ne s’y trompe pas, et que personne par conséquent ne se réjouisse, ni d’un côté ni de l’autre. Le mouvement de dérépublicanisation de la France est profondément le même mouvement que le mouvement de sa déchristianisation. C’est ensemble un même mouvement de démystication. C’est du même mouvement profond, d’un seul mouvement, que ce peuple ne croit plus à la République et qu’il ne croit plus à Dieu, qu’il ne veut plus mener la vie républicaine, et qu’il ne veut plus mener la vie chrétienne, (qu’il en a assez), on pourrait presque dire qu’il ne veut plus croire aux idoles et qu’il ne veut plus croire au vrai Dieu. La même incrédulité, une seule incrédulité atteint les idoles et Dieu, atteint ensemble les faux dieux et le vrai Dieu, les dieux antiques, le Dieu nouveau, les dieux anciens et le Dieu des chrétiens. Une même stérilité dessèche la cité et la chrétienté. La cité politique et la cité chrétienne. La cité des hommes et la cité de Dieu. C’est proprement la stérilité moderne. Que nul donc ne se réjouisse, voyant le malheur qui arrive à l’ennemi, à l’adversaire, au voisin. Car le même malheur, la même stérilité lui arrive. Comme je l’ai mis tant de fois dans ces cahiers, du temps qu’on ne me lisait pas, le débat n’est pas proprement entre la République et la Monarchie, entre la République et la Royauté, surtout si on les considère comme des formes politiques, comme deux formes politiques, il n’est point seulement, il n’est point exactement entre l’ancien régime et le nouveau régime français, le monde moderne ne s’oppose pas seulement à l’ancien régime français, il s’oppose, il se contrarie à toutes les anciennes cultures ensemble, à tous les anciens régimes ensemble, à toutes les anciennes cités ensemble, à tout ce qui est culture, à tout ce qui est cité. C’est en effet la première fois dans l’histoire du monde que tout un monde vit et prospère, paraît prospérer contre toute culture.

    Péguy.jpg

    Ce texte est de 1910. Il est de Charles Péguy, dans le volume intitulé Notre Jeunesse. J’ai trouvé cet extrait dans le recueil dû à Denise Mayer La République… Notre Royaume de France (Nrf, Gallimard, 1946), que j'ai déjà cité ici. La phrase exacte de Péguy, tirée de L’Argent, qui donne son titre à l’ouvrage est celle-ci : « La République une et indivisible, c’est notre royaume de France ». (Sur un sujet voisin, avec moins de talent : De l'invertissement II, Tu ne transmettras point, Du devoir d'insubordination, De l'approbation du monde.)

    C’est la lecture de La grande déculturation, de Renaud Camus, qui m’a donné l’idée, ce soir, de le copier ici.  

     

    Renaud Camus. Déculturation.jpg

     

     

  • Castellucci dans le programme (2)

    Romeo Castellucci2.JPG

     

    Je tourne enfin la page présentant le projet de Divinna Commedia selon Castellucci, pour lire les pages consacrées aux deux spectacles et à l’installation. Ces textes de présentation sont toujours signés d’Antoine de Baecque.

     

    On n’apprend pas grand-chose sur ce que sera Inferno de Castellucci :

    « Inferno [de qui ? de Dante ? ou de Castellucci ? Ah, j’oubliais, c’est pareil…] est un monument de la douleur. L’artiste doit payer. Dans la forêt obscure où il d’emblée plongé, il doute, il a peur, il souffre. Mais de quel péché l’artiste est-il coupable ? S’il est ainsi perdu, c’est qu’il ne connaît pas la réponse à cette question. Seul sur le grand plateau du théâtre, ou au contraire muré dans la foule et confronté à la rumeur du monde, l’homme que met en scène Romeo Castellucci subit de plein fouet cette expérience de la perte de soi, désemparé. Tout ici l’agresse, la violence des images, la chute de son propre corps dans la matière, les animaux, les spectres. La dynamique visuelle de ce spectacle a la consistance de cette hébétude, parfois de cet effroi, qui saisit l’homme quand il est réduit à sa petitesse, démuni face aux éléments qui l’accablent. Mais cette fragilité est une ressource, cependant, car elle est la condition d’une douceur paradoxale. Romeo Castellucci montre à chaque spectateur qu’au fond de ses propres peurs, il existe un espace secret, empreint de mélancolie, où il s’accroche à la vie, à « l’incroyable nostalgie de sa propre vie ». »

    Ca promet, n’est-ce pas ? Monument de la douleur, plongé dans une forêt, muré dans la foule, la chute de son corps dans la matière, et mieux encore : dynamique visuelle qui a consistance d’hébétude…

    Ca a l’air formidable, tout bonnement.

     

    Ce qui est tout à fait étonnant, finalement, c’est qu’on puisse déduire, du galimatias qui sert de prose à Antoine de Baecque, que le projet de Castellucci ne manque pas de cohérence.

    Dans la présentation de l’installation Paradiso – je viendrai à Purgatorio ensuite – notre journaliste présente ainsi le Paradis selon Castellucci :

    « C’est un monde paradoxal, sans incarnation : dans Inferno, l’homme était exclu des élus, ici il est exclu du monde, condamné à errer dans un univers sans corps, sans visage, sans matière, un lieu de pure lumière et de sonorités sans limites, tout entier dévoué à la seule gloire du Dieu créateur. »

    Puis cite Castellucci, grand contempteur (apparemment) et rival (j’imagine) de ce Dieu créateur :

    « Pour moi, c’est le chant le plus épouvantable, précise d’ailleurs Castellucci à propos du Paradis de Dante, une forme d’exclusion renversée, et non pas un accueil en forme de bienvenue ! »

    Ce qui est formidable aussi, non. Mais surtout instructif, si l’on résume ainsi, selon le principe du nihilisme actif :

    Le Paradis aussi, c’est l’Enfer. Il n’y a donc plus ni Enfer ni Paradis.

     

    La Divine Comédie de Dante était tout entière tendue vers le Paradis, vers « l’Amour qui meut le soleil et les autres étoiles ».

    Celle de Castellucci ne risque guère d’être « divine » : l’Enfer et le Paradis s’annulent ; et peut-être est-ce pour cela que Castellucci ne fait spectacle que de l’Enfer et du Purgatoire, laissant son redondant Paradis désincarné être une « installation ».

     

    Voyons donc ce Purgatorio :

    « L’homme qui traverse le purgatoire – le « chant de la terre » – est un être curieux, sans cesse arrêté par le concret des choses et des objets qui l’entourent, dans une représentation de sa propre vie. Cette matière [ ?] l’occupe, l’encombre, l’attache, et souvent le tourmente. Elle témoigne de ce qu’est précisément le purgatoire selon Romeo Castellucci : la vie humaine dans sa répétition quotidienne, la familiarité des tâches de tous les jours, le piège de la routine, l’expérience du corps banal, les retrouvailles avec le monde fini, la nature connue, les matières de la vie. »

    Bien. Annulez l’Enfer et le Paradis, il reste la vie quotidienne. Le purgatoire de Castelluci est la matière témoignant de la matière.

    On n’avait vraiment pas besoin de Dante pour en arriver là.

    A moins qu’il ne se soit agi, au fond, que de démolir Dante.

    Ce qui est bien possible, après tout…

     

    Notre bon journaliste poursuit :

    « Il [l’homme, donc] se sait condamné à errer là, parmi la réalité, à la fois représentée sans distance, de manière abstraite, et de façon hyperréaliste, « une réalité sans ombre » dit le metteur en scène, qui s’est attelé à un important travail sur les formes en devenir. »

    Passons sur ce que peut bien signifier s’atteler à un important travail sur les formes en devenir

    Et regardons agir le même principe du nihilisme actif : l’abstraction c’est la réalité, la réalité c’est l’abstraction, il n’y a donc plus ni réalité ni abstraction.

     

    Conclusion :

    « La punition, ici, c’est tout simplement de vivre, de faire l’expérience du monde. »

     

    Ce qui serait désolant, si Castellucci n’était pas un génie créateur capable à lui seul d’hypostasier le Néant :

    « Ce Purgatorio est donc [ !]  plus qu’un spectacle, car c’est aussi pour le spectateur l’occasion d’une expérience à laquelle Romeo Castellucci donne beaucoup de prix : se retrouver, soudain, de l’autre côté du jeu du théâtre, dans l’envers de la représentation. »

    Quelle audace !

    Personne n’y avait jamais pensé !

    La suite :

    « Comme si chacun pouvait assister au spectacle de sa propre vie, mais primitive, renvoyée aux premiers temps, ceux des origines et de la naissance. Cette lucidité tout à coup offerte, comme une expérience de retour à la vue au sein de la nature contemporaine, de retour à la sensation au milieu de la ville moderne, n’est-elle pas plus terrible encore ? »

    Plus terrible que quoi, mon lapin ? Que la vie quotidienne ? Que l’envers de la représentation ?

    Conclusion :

    « C’est une angoisse existentielle qui sourd de ce spectacle, comme si les sensations et le corps se dissolvaient dans la matière [la comparaison veut-elle dire quelque chose ?]. »

     

    Bref, quand « une angoisse existentielle sourd » d’un spectacle, celui-ci est plus qu’un spectacle. Mais quoi ?

     

    Une conclusion aussi gigantesque nécessitait des moyens colossaux.

    Castellucci est un artiste planétaire ; un artiste globalisé.

    Il faudra bien en finir avec les langues, ces frontières.

    La planète culturelle en semble réellement convaincue, à simplement jeter un œil à toutes ces structures planétaires imbécilement conjurées à la destruction de l’œuvre de Dante (le vrai) :

    « Production de la Trilogie : Sociétas Raffaello Sanzio, Festival d’Avignon, Le Maillon-Théâtre de Strasbourg, Théâtre auditorium de Poitiers-Scène nationale, Le Duo (Dijon), barbicanbite09 (Londres) dans le cadre du Spill Festival 2009, de Singel (Anvers), Kunstenfestivaldesarts / La Monnaie (Bruxelles), Festival d’Athènes, UCLA Live (Los Angeles), Napoli Teatro Festival Italia, Emilia Romagna Teatro Fondazione (Modène), La Bâtie-Festival de Genève, Nam Jun Paik Art Center/Geyonggi-do (Corée), Vilnius Capitale européenne de la Culture 09, « Sirenos »-Festival international de théâtre de Vilnius, Cankarjev dom (Ljubljana), F/T09 – Tokyo International Arts Festival.

    Avec le soutien du ministère italien du Patrimoine et des Activités culturelles, de la Région Emilie-Romagne et de la Ville de Cesena avec l’aide du programme Culture (2007-2013) de l’Union européenne. »

     

    Budget de « création » ?

    A votre bon cœur…

     

    N'oubliez pas, comme dit ce bon Antoine de Baecque, que l'artiste doit payer...

     

     

  • Nihilisme actif

    Big Brother, comme opération sur la langue, est aujourd’hui disséminé partout.

    (Orwell se serait beaucoup trompé… Il se trouve même de bonnes âmes pour le lui reprocher.)

     

    Les trois slogans officiels de Big Brother se présentent avant tout comme des définitions.

    La guerre c’est la paix.

    La liberté c’est l’esclavage.

    L’ignorance c’est la force.

    Big Brother a très bien pensé l’ordre de ses slogans.

    Les deux premiers obéissent à la même « logique ».

    Une chose est définie par son contraire.

    Si la guerre est la paix, alors la paix est la guerre, et il n’y a donc plus ni guerre ni paix. Si la liberté est l’esclavage, alors l’esclavage est la liberté, et il n’y a plus ni esclavage ni liberté.

    Mais surtout, les mots n’ont plus de sens. Leur sens est suspendu. La définition s’annule elle-même au fond, ne conserve que sa forme. C’est un principe actif de néantisation.

    On peut alors amener le troisième slogan-« définition ».

    L’ignorance c’est la force.

     

    Il n’y a de toute façon que ce que Big Brother dit qu’il y a.

     

     

     

     

    (Lire aussi :

    Bref passage de Thomas Jefferson.)

  • Machine sans cible, de Gildas Milin (fabula rasa 4)

     

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    En bien voilà, il y a sept personnes dans une pièce un soir d’été, réunies là par l’une d’entre elles, Rodolphe, qui veut les faire causer autour de ce thème : « amour et intelligence » ; et que ça vous serve d’intrigue…

     

    Détaillons (la pièce commence page 9, finit page 69, la numérotation ci-dessous est de mon fait) :

     

    1. D’abord, on branche les microphones, on cherche une rallonge pour brancher un minidisque, on dit bonjour à ceux qui arrivent, bise ou pas bise, on apprend que Rose sera en retard et qu’il va falloir causer au débotté d’amour et d’intelligence, on se demande s’il faut ou non ouvrir la fenêtre, ça prend dix pages (pp. 9-18).

    Voici les neuf premières répliques :

    MARC. – Alors ?

    MORGANE. – Alors tape dans ton micro alors ?

    MARC. – Un deux

    Marc tape dans ses mains.

    MORGANE. – Ah ba d’accord

    MARC. – Un deux

    MORGANE. – Voilà

    MARC.- Ca module ?

    MORGANE. – Ca module bien hein c’est bien, cool, Déborah ?

    DEBORAH. – Un deux ça va ça module ?

    Rires

    Autre extrait, page 17 :

    MARC. – L’amour et l’intelligence ? Ouah

    JULIA. – C’est vaste

    ERIC. – Ouais c’est vaste

    MORGANE. – Ben on n’est pas rendus tu veux que ça dure combien de temps ? Parce que l’amour et l’intelligence

    DEBORAH. – Amour intelligence OK

    ERIC. – Amour intelligence OK

    MARC. – Amour intelligence

    MORGANE. – Amour et et et intelligence ouais

    ERIC. – Amour intelligence mais ouais.

    JULIA. – On y pense je ne sais pas mille fois par jour mais on n’a pas finalement tellement l’habitude de

    ERIC. – D’en parler

     

    2. La lecture de la conversation est interrompue par un poème plus niais que naïf, mais bon (p. 19).

     

    3. La conversation reprend où elle en était, on redit qu’on va parler de l’amour et de l’intelligence parce que Rodolphe écrit un truc là-dessus en ce moment, les gens qui tous se connaissent se présentent puisqu’on enregistre, on décide de faire un café, ça prend six pages (pp. 20-25).

     

    4. Suivent deux poèmes dont le premier est lisible et idiot, le second étant idiot et illisible (pp. 26-27).

     

    5. On se demande si on peut fumer en prenant le café, puis on se dit qu’il faudrait parler d’amour et d’intelligence, ça prend trois pages (pp. 28-30).

    Extrait, pages 28 et 29 :

    JULIA. – Euh : un truc

    (Elle rit.)

    Non parce que j’étais en train de me dire est-ce que tu vas nous demander de définir amour et intelligence et je me disais si c’est le cas ça va être très très dur

    RODOLPHE. – Non non c’est pas en termes je dirais que c’est pas en termes de

    JULIA. – Enfin en soi en soi

    RODOLPHE. – C’est pas en termes de définition c’est plutôt en termes de

    ERIC. – Ressenti

    RODOLPHE. – D’éprouvé de directions multiples de de de sens mais au sens comme ça sensible multidirectionnel

     

    6. Poème débile archi-bégayé dans lequel on apprend, en somme, que les yeux voient et que les oreilles entendent (pp. 31-32).

     

    7. Eric raconte une anecdote sans intérêt, sa parole commence d’être gagnée par le même type de bégaiement sévère que celui des poèmes, ça prend deux pages (pp. 33-34).

     

    8. Poème débile, mais bref (p.35).

     

    9. Et c’est reparti, mon kiki. On déluge quelques banalités sur l’amour, puis on se demande s’il faut appeler Rose qui n’est toujours pas là et Gildas dit qu’il sortira plus tard pour l’appeler, les paroles sont de plus en plus mangées de voyelles, de répétitions, de glossolalies casse-couilles, amour et intelligence toujours, Gildas au bout d’un moment part effectivement téléphoner à Rose qu’il ne parviendra pas à joindre (p. 44), pendant ce temps Rodolphe a sorti un robot d’un carton et explique qu’il est programmé pour se déplacer aléatoirement, les personnages intercalent des poèmes sans poésie ni raison dramaturgique évidente, Rodolphe explique une expérience de ou d’après Konrad Lorenz, laquelle est, semble-t-il, le nœud de la pièce : ce n’est pas à leur mère en tant que telle que les poussins s’attachent, mais à la forme qui bouge près d’eux (et qui, généralement, en effet, se trouve être leur mère)… On se demande si la réciproque est vraie, et Rodolphe explique que ce robot a servi à l’expérience suivante : une fois que le poussin s’est attaché au robot parce qu’il est la forme qui bouge près de lui, et qu’il le suit partout, ce poussin est enfermé dans une cage de verre, et l’on regarde si le robot s’est lui aussi attaché au poussin, et la réponse est oui, ça alors, non c’est pas vrai, on est page 57. Là, on enchaîne bien sûr sur le psychophysique (ou paranormal) et on décide de jouer à attirer mentalement (!) à soi le robot programmé pour se déplacer aléatoirement. On installe donc des feuilles pour bien suivre le trajet du bidule électronique à roulettes, on se demande avec profondeur s’il vaut mieux être groupé ou séparé, quand un téléphone sonne pour nous apprendre que Rose finalement a eu un accident, qu’elle est à l’hôpital, qu’il va falloir ou pas l’opérer, hémorragie interne, tout ça. On décide donc de lui rendre visite immédiatement tous ensemble, on compte les places dans les voitures, il en manque mais en se serrant… Mais pas Gildas. Gildas ne veut pas. Gildas refuse. Gildas, l’ami d’enfance de Rose, pourtant ; on est page 64. Bon. On décide que de l’hôpital, on l’appellera tous les quarts d’heure, le Gildas. Tout le monde part donc sauf Gildas, qui se met à parler pour dire des trucs imbittables jusqu’au moment où apparaît « une forme holographique » qu’il prend pour Rose et à qui ou quoi il demande de répéter ces mots profonds : 

    je suis vivante – répète – je suis vivante – je fais partie des vivants – voilà c’est bien – je fais partie des vivants je veux vivre je veux vivre je veux vivre je veux vivre je veux vivre 

     Puis Gildas continue de parler n’importe comment, pour dire à Rose qui n’est pas là qu’il l’aime, il se trouve même intelligent, dirait-on, ce qui est erroné, et continue ses conneries jusqu’à ses quatre vers mirobolants, admirez la construction :

    une promesse

    une caresse

    une promesse

    une caresse 

    A ce moment-là, Gildas s’aperçoit que le robot est venu à lui malgré sa programmation de déplacement aléatoire, on vous laisse conclure et ce serait bête de le faire, la pièce est finie, on est page 69.

     Page 70, il y a une notice sur la « création » de la pièce qui permet de comprendre que les personnages portent les prénoms des comédiens leur ayant donné chair. On eût peut-être, jadis, nommé cela un impromptu

     

    *

     

    Cette pièce, Machine sans cible, est un chef d’œuvre, c’est évident.

    D’ailleurs, elle fut jouée – enfin, « créée » – au Festival d’Avignon, en 2007. Et « commandée » par lui.

    J’aimerais vous faire comprendre que je ne plaisante pas.

    Il ne s’agit bien sûr pas d’art, il ne s’agit pas d’œuvre d’art.

    Mais cette pièce, néanmoins, est un chef d’œuvre : elle est en elle-même, par ce dont elle traite, un chef d’œuvre de néant ; et par les moyens qu’elle utilise pour traiter cela, elle est un chef d’œuvre de néantisation.

    Pour le dire autrement, Machine sans cible est symptomatiquement sommitale.

    Par symptôme, je ne dis aucunement que cette pièce découvre ou traite un quelconque des nombreux symptômes d’agonie de notre « société » – ce qui, selon moi, devrait être aujourd’hui, plus que jamais, le rôle du théâtre –, je dis que ce théâtre-là, au contraire, est en soi-même symptôme, uniquement symptôme, tout entier symptôme.

    Symptôme d’une société qui n’a plus rien à se dire, et qui donc le dit n’importe comment, sombrant au bavardage pur et simple, presque « hypostasié » s’il est permis de prendre le mot à contre-sens : car ce bavardage lui-même est « dépassé » par une désarticulation de la langue et, si j’ose dire, une désyllabisation de la langue. Et tout cela avec une complaisance de petit-bourgeois salopiste.

    Ce n’est pas une dénonciation du nihilisme – ce qui eût requis des prodiges d’humour, à la Feydeau par exemple –, non, c’est une illustration du nihilisme actif, laquelle tourne à l’apologie, c’est-à-dire : à l’abjection.

    C’est une exhibition du néant, une masturbation du néant, et finalement une impuissance totale.

    C’est le triomphe du néant.

     

    Cela mérite qu’on s’y arrête. Ce n’est pas rien, ce triomphe du néant. Ou plutôt : ce n’est pas seulement rien, c’est également l’avenir.

    Parce que dans ce symptôme complaisamment, pornographiquement étalé là, on trouve toute la modernité. Et si ce n’est pas tout à fait tout, on passe vraiment à la limite.

    Comme l’édition du texte donne un sorte de préface intitulée « Au lecteur » et un entretien en guise de postface, je vais m’en servir.

    Deux extraits, significatifs, d’ « Au lecteur » :

    « Des êtres humains sont là, capables d’avoir une visée ou un ensemble de visées sans but. Entre nous, on parle de l’amour, de l’intelligence, de la nature de ces qualités, de leurs écarts, de leurs rapports. Comment produire, entre les personnages d’une fiction, dans le texte écrit comme dans la mise en scène, du sens qui ne soit pas défini, arrêté mais multidirectionnel, sans cible ? »

    C’est très clair. Seul fait sens désormais ce qui n’en a pas.

    Ce qui se traduit ainsi dans la « forme » :

    « Ensuite, le texte écrit a, j’en réponds, une ponctuation bien étrange, singulière, et ne comporte, par exemple, aucun point. Pourquoi ? S’il est acquis, comme convention, que le point permet au lecteur de comprendre qu’on est arrivé quelque part et qu’il est temps de « fermer le sens » avant de repartir, je ne vois comment laisser un seul point alors que je « n’entends » jamais « la fin du sens », pas même la fin d’une représentation. »

    C’est insuffisant. Pourquoi des points d’interrogation ? Pourquoi des virgules, des tirets ?

    Pourquoi séparer les mots les uns des autres, alors ? N’est-ce pas là encore une convention, le blanc entre les mots permettant de les identifier facilement, et de les laisser prendre leur sens dans la phrase, laquelle finit parfois, même sans point, par avoir un sens, même fluet, même ridicule.

    Milin rêve d’écrire sans phrases. D’un autre côté, il ferait mieux. Sans phrases, sans stylo, sans ordinateur, sans papier, sans dictaphone, sans rien. Il ferait mieux de ne pas écrire ; et c’est ce qu’il fait au fond, mais il le fait en pisse-copies, c’est-à-dire finalement avec un ressentiment monstrueux, une sorte de haine sourde de toute littérature.

     

    Mais cette destruction du sens, et de la langue, ne saurait être ramenée à une chose de pure forme. Non. C’est un projet de fond.

    Le thème annoncé de la pièce, amour et intelligence, n’est jamais réellement traité, ni par les personnages, qui bavardent imbécilement autour, ni par l’auteur, qui amène brutalement sa propagande idéologique.

    La parole n’a finalement aucune importance, ne reçoit réellement, malgré les fréquents retours à la ligne, aucun traitement dramaturgique ou poétique. On sombre dans le vérisme le plus plat, avec des justifications ineptes d’intello à deux sous. Tout le texte, sauf peut-être les bégaiements glossolaliques à la con, ressemble à cet enregistrement en prise directe qu’un transcripteur quelconque se serait refusé à ponctuer.

     

    Dans l’entretien, lui aussi admirable de complaisance, Milin nous renseigne :

    (…) l’on suit la fiction sur un mode beaucoup plus simple, beaucoup plus linéaire : une seule dimension, une seule soirée, un seul lieu, du moins en apparence. 

    En effet.

    Un autre morceau, révélateur, de l’entretien – évoquant la déclaration d’amour finale :

    Frédérique Plain. – Vous avez relu des passages célèbres de déclarations d’amour dans le théâtre ? Je pense, par exemple, à la déclaration de Ruy Blas, ou à Claudel…

    Gildas Milin. – Non, pas spécifiquement, mais j’y pense. Ce passage de Ruy Blas, c’est sublime. Charlie Chaplin, Claudel, Musset dans On ne badine pas avec l’amour…

    (Il cite Perdican :)

    « J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice, créé par mon orgueil et mon ennui. » 

    C’est assez beau, en effet.

    Prenons maintenant à son acmé la déclaration de Gildas (le personnage, hein, pas l’auteur) :

    « c’est pour toi – c’est pour toi je je je vais – je vais te le dire – je – je meurs – je meurs d’émotion pour toi – je meurs d’émotion pour toi je – je meurs complètement d’émotion pour toi – je meurs d’émotion pour toi c’est ça c’est – c’est exactement ça je je je je je ne sais pas comment c’est ça que je veux te dire je meurs d’émotion pour toi c’est pour toi que je meurs – d’émotion – c’est pour toi c’est toi que j’aime – je t’aime »

    Outre que le personnage semble s’adresser à lui-même la déclaration qu’il aimerait que Rose (qu'on suppose mourante) lui fasse ou lui ait fait, à moins qu’on ne marche dans la combine occultiste qui voudrait que, par je ne sais quel entubage psychophysique (ou paranormal), Rose parle vraiment par Gildas, il faut avouer que nous avons là, stylistiquement, un extrait conforme de la belle langue de notre siècle.

     

    Ce sont les outils même du théâtre, des outils assez classiques, que réunit Milin, mais il ne les réunit que pour les mieux anéantir, annihiler. Il néantise le théâtre.

    Aucune intrigue viable.

    Aucun conflit.

    Aucune langue.

    Des personnages interchangeables.

    (Tous ces gens sont gentils, sociables ; ils sont sympas, en un mot ; ils ont même l'air innocent ; ce sont de grands enfants et leur perversité, en bonne logique, ne paraît pas d'abord. Elle ne paraîtra pas, d'ailleurs : toute leur belle innocence sympa est au service d'une perversion de fond, d'un mode d'ampleur immense...)

    Une égalité stricte, en somme. On comprend mieux que la femme absente s’appelle Rose : elle est un programme politique.

    Laquelle égalité, sur le fond, est poussée jusqu’au bout :

    L’amour est un réflexe neurobiologique.

    L’intelligence, quand elle est, est artificielle.

    L’homme est l’égal du poussin.

    La machine est l’égale de l’homme qui est l’égal du poussin.

    Le poussin, l’homme et la machine sont des machines.

    Des machines sans cibles.

    Ce qui définit finalement la vie même.

    La parole n’a pas de sens.

    La vie est la vie nue (lisez Agamben).

    Tout est multidirectionnel, c’est-à-dire insensé.

    Commandé seulement par des forces machiniques, fussent-elles biologiques.

    Ces forces nous échappent.

    Echappent mêmes aux lois de programmation.

    Car nous sommes des programmes, exclusivement, c’est certain. Et le reste (psychophysique, paranormal) nous échappe, naît de l'interaction entre machines.

    La psychophysique est une science (versant occultiste du programme socialo-égalitariste).

    Les machines ont deux positions : on/off.

    Ainsi sont-elles vivantes ou mortes.

    L’esprit lui-même n’est qu’une émanation du monde machine.

    Il permet les interactions machine/machine. Le principe d’incertitude d’Heisenberg n’est pas loin, et l’observation qui influe sur la chose observée… Toute la physique quantique, mais comment dire : hors proportion, hors sujet. Délire scientiste…

    Il n’y a pas de différence réelle entre les formes machiniques animales, les machines prétendument humaines et les machines créées par le prétendu homme.

    (Je regrette que l’égalité de l’homme et de la plante verte ne soit pas évoquée, j’aurais enfin ri.)

    Etc.

     

    Et le texte finalement, point ou pas point, n’a qu’un seul et unique sens, mais si pauvre, si malingre, si chétif que ses chances de survie sont absolument nulles ; au point que l’envie d’interrompre la lecture, de fermer ce livre inepte est immense, et qu’il faut un courage confinant au masochisme pour s’appuyer jusqu’au bout une telle accumulation dérisoire de lieux communs navrants et, à leur insu, criminels.

    Je ne vois là rien qui ne soit pas banal, tellement la haine du théâtre, la détestation du texte, la négation du verbe sont grandes – et grandement encouragées, aussi –  chez ceux qui en font aujourd’hui profession…

    Cette adéquation malgré tout entre le fond et la forme est tout à fait rigoureuse, tout à fait exemplaire de la saloperie à l’œuvre partout dans notre monde. Voilà pourquoi, dans son genre imbécile, Machine sans cible est un chef d’œuvre.

    La seule vraie réussite de ce texte, au fond, c’est son titre, qui donne par ailleurs la mesure de l’humour de son auteur.

    La machine sans cible, c’est l’homme selon Milin, c’est l’homme quand il ne lui demeure plus rien d’humain.

    C'est l'homme qui désincarne le Verbe.

    C’est l’homme qui vient, au fond.

    L’invertissement bat son plein.