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Dieu - Page 12

  • Rien ce soir

     

     

    S’asseoir enfin. Regarder la page blanche verticale, virtuelle. Les possibilités sont infinies. Griller une cigarette en flânant. Ne pas bannir la fatigue. Laisser défiler les histoires et n’en choisir aucune. Hésiter, pour la musique, entre Battle Hymn of the Republic et sainte Hildegard von Bingen. Finalement demeurer en silence. Après tout, si Dieu est une idée, elle aussi doit être salopée. Comme tout le reste. Et elle l’est, elle l’est. Griller une autre cigarette. La finir. Se mettre à genoux. Remercier. Ne pas écouter la voix qui dit de foutre ces lignes dans la poubelle numérique. Quoiqu’elles ne méritent assurément rien d’autre. Les possibilités sont infinies, peut-être. Mais moi, je suis un nain. Je pense à la journée finie. Aux paroles insensées. Aux choses que j’ai vendues. Je ne pense à rien. J’évacue. Le Battle Hymn a gagné : il se siffle. Pour ainsi dire malgré moi. Ce que nous maîtrisons de nous-même est dérisoire. Même seul, je ne me tiens pas. Cette après-midi, les paroles, les blagues, ont fusé. Des réflexes. Les mots cinglent, un vide les reçoit. Petites mimétiques accumulées. Ouvrir une bouteille de vin, prendre un verre. L’horloge marque zéro heure zéro minute. Demain. Les anecdotes se pressent encore. Les raconter ? Non. Ou plus tard. Tourner ses pouces devant le clavier. Vingt minutes, à présent, que je note ça. Cherchant le repos, et ne le trouvant guère. La page blanche est un cliché ; allons, elle n’est plus blanche. Pourquoi t’infliges-tu ces notations idiotes ? Comme ça. Pour ne penser à rien. Pour effacer, autant que se peut, tout le reste, le fatras du jour. Et la colère. La bêtise me sort par les yeux. Au premier chef la mienne. Je sens mes yeux fatiguer, le corps lourd, que la position assise ne délasse pas. Le silence lave. Il toilettera ton cadavre. Je regarde les fleurs dans le vase. Dormir, maintenant. Finis ton verre, connard.

     

     

  • Obscénité

    – Tourne ton cul, chérie, j’ai envie de t’enculer… Un personnage, de roman par exemple, peut dire ça désormais, et, à quelques attardés mentaux près, ça ne pose pas de problème. On est dans notre monde, en somme ; on est chez nous ; je suis même tenté de dire, cher lecteur, chère lectrice, on est entre nous, dans la grande promiscuité monnayée qui nous doit servir de norme. Et même, c’est bien. Et sans soute faut-il écrire cela – et d’ailleurs, ici, je le fais –, non pas parce que c’est bien, mais parce que notre monde sympa regorge de ces phrases à la con et que le job consiste, au moins pour partie, en ça : l’écrire, ce monde. Et ça aussi, c’est bien. Bien sûr.  – Tourne ton cul, chérie, j’ai envie de t’enculer… Les variantes aussi sont bien évidemment acceptées ; elles ont été tolérées, elles sont à présent encouragées, sinon pas conseillées : - Tourne ton cul, chéri, je vais te défoncer la rondelle… – Tourne ton gros cul de merde, sale pute, ou je te tranche la gorge… Tout cela est bien, tout cela est bel et bon. (Pendant ce temps-là, les poètes font aux mouches tout ce qu’ils peuvent…) Le problème, peut-être le seul au fond, c’est qu’écrire ça nous place tout bonnement au cœur de la plus plate redondance. Le monde, tout ou partie, dit cela, j’écris cela. C’est en somme écrire sous la dictée du monde, et s’il y a sans doute là de quoi nourrir une rentrée littéraire, ou une douzaine, ou les œuvres complètes de Christine Angot – cette petite dame qui n’inspire pas moins la pitié, tant elle semble tenir à ce que sa vie ait lieu tout entière sous la dictée du monde, que ces obsédés d’un autre ordre qui se font croire qu’ils échappent mieux encore que de saints ermites, et avec moins d’efforts, à l’influence pernicieuse de ce maître-là – il n’y a pas là de quoi s’approcher, même un peu, de la littérature. Non que celle-ci soit sacrée, ou magique, ou je ne sais quelle connerie romantique. Disons, pour aller vite, qu’il manque à cette dictée du monde rien moins que la perspective, les perspectives, toute la série des faits concrets qui nous ont mené là, à cette chute – qui sans doute n’est pas finie encore, et tant mieux. Et encore, ces perspectives à elles seules ne suffisent pas nécessairement à faire vraiment ce bond hors du rang des assassins dont a parlé Kafka, parce qu’il ne s’agit pas seulement d’histoire, de connaissances historiques, et pas davantage de leur actualisation, mais de leur présence maintenant. Sans compter qu’après Kafka et sa phrase à succès, rien n’est plus simple que d’imaginer ou de dire faire ou avoir fait ce bond-là, saut de puce plutôt. Il y a l’époque, dont on ne sort pas, et il y a le temps, auquel il est difficile d’accéder. Mais je m’égare. Revenons plutôt à notre affaire. Mon personnage, appelons-le C., se trouve dans une situation précise, dans une chambre, la nuit, avec une femme. Et voilà qu’il ne peut esquiver davantage de parler de Dieu. Non pas pour déverser une banalité expéditive du style : Dieu est mort. Il se met à parler de Dieu concrètement. Du Dieu vivant, auquel d’ailleurs il ne croit pas. De Jésus-Christ et de sa résurrection pour de vrai. Et du Jugement dernier. Et de la Communion des Saints. Et il en parle longuement. Mal, mais longuement. Et tout à fait hors de propos. Sans qu’on puisse en inférer une métaphore de la situation dans laquelle il se trouve. Peut-être débite-t-il un tissu atroce d’hérésies. Mais non. Aucune thèse plus ou moins originale, rien. Ça ressemble plutôt à du dogme imparfaitement assimilé (C. est d’une famille d’origine catholique, peut-être est-il allé, enfant, au catéchisme ?). Peu importe. Il en parle. Trop. Sans crise ni mièvrerie, pourtant. Calme. Il ne lui manque que du latin. On peut même craindre, à tel moment, qu’il ne se prenne tout bonnement pour Lui. Mais non, en fait. Il n’est pas fou. Même pas. Chiant, sans doute, mais pas fou. Et la femme, que fait-elle ? Elle essaie de rire, se moque, l’engueule enfin – elle lui en veut un peu, je crois. Même si pendant ce temps-là, il ne pense pas à la baiser, ce qui peut-être l’arrange, elle. Elle est comme moi en somme, elle fait ce qu’elle peut avec ce surgissement-là de saloperie hors sujet. Je regarde l’écran où ses phrases – les phrases de C. – sont écrites. Elles ne sont pas nécessaires du tout à la situation. Les phrases de C. sont proprement obscènes. Je vais les couper. Personne ne parle comme ça. On ne peut plus écrire ça. Ça ne passera pas. Personne ne publiera ça. Les paroles de C. sont obscènes, les conserver est ridicule. J’hésite. Les coupes font partie de la dictée, non ? Bien. Tourne ton cul, on enchaîne.

    On ne sort pas si facilement de son époque.

           

  • L'ON

    Rx.– Il y a en définitive que tout se vaut pour être vendu et que, au plan de l’égalité, chaque chose s’égale à chaque autre par cette qualité au moins qu’elle peut être vendue.

    Jx. – Il y a des choses tout de même dont ON peut supposer qu’elles ne doivent pas être vendues.

    Px. – Des choses supérieures, par exemple, et qui ne peuvent être vendues elles-mêmes, et au nom desquelles sont interdites à la vente d’autres choses de rang inférieur, matérielles par exemple, mais pas nécessairement.

     

    Rx. – Mais une chose concrète ne sera interdite à la vente, expressément, que si elle peut, justement, être vendue, et que l’ON pense, pour des raisons supérieures, en un sens : dogmatiques, qu’il est grandement préférable qu’elle ne soit pas vendue ; mais ces raisons dogmatiques mêmes, elles aussi supérieurement soustraites à la vente, n’en demeurent pas moins, elles aussi, des choses qui peuvent être vendues.

    Px. – Et c’est la raison pour laquelle, mon cher, au nom de l’humanisme, vous êtes un partisan de cette égalité que rien ne doit pouvoir borner.

    Jx. – Non ! Il ne faut pas dire ça ! On ne peut pas.

     

    Jim Dhormeur, Exercices matinaux (2X3 paroles)

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  • Tu ne transmettras point (ébauche)

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    – Comprenez-nous bien, camarades. Quand ce vieux monde en proie aux démolitions et déprédations tremble, nous disons tout bêtement qu’il bouge, dans le but de faire croire qu’il avance ; et lorsqu’un quelconque de ses pans s’effondre, nous hurlons au génie et à la subversion ; car ce vieux monde, qui ne le voit ? nous ne le remplacerons par rien, simplement parce que construire aujourd’hui quelque chose pourrait peut-être nous donner quelque chose à conserver demain, et que nous nous refusons tout net à cet régression-là. Nous allons tout simplement faire beaucoup mieux : nous allons détruire ce monde, et puis l’abandonner. Oh, nous n’éviterons pas, sans doute, la barbarie, mais que voulez-vous ? c’est l’autre face du progrès. Disons, sa face réelle ; l’autre versant de l’utopie, comme toujours. Cette recette, si vous me passez l’expression, est certes historiquement éprouvée, mais pourquoi croyez-vous que nous éradiquons l’Histoire après que nous l’avons comme une déesse antique hissée sur piédestal ? « Du passé faisons table rase, le monde va changer de base », disait la chansonnette entêtante. Et en fait de base, camarades, croyez-moi, il y aura ce qu’il y aura quand tout sera détruit, même les ruines, et il n’y aura de fait rien qu’on puisse précisément nommer. Car voyez-vous, et c’est le point, détruire l’Histoire nous permet paradoxalement de la remonter, d’en remonter le cours, de remonter le temps, d’entrer, dans la vie même, à l’intérieur de ces mythes anciens que notre époque exténue – et de les démolir dans ce sens-là aussi… Ce dont plus personne ne devra avoir connaissance, chacun le vivra sans conscience, dans une vie animale, comment dire ? purement béatifique ; ou pour le moins : extatique. Car en vérité je vous le dis, c’est au profit de la vie, camarades, que nous détruisons la connaissance, j’aimerais ce soir vraiment vous en persuader. En réalisant l’homme, l’homme sans transcendance ni médiation, en faisant simultanément de lui un dieu, c’est-à-dire la référence suprême, et un animal, car la science ne nous révèlera jamais que de la matière et donc, au sens propre, ne nous révélera rien, nous évacuons l’homme, tout l’homme, nous évacuons dans le blabla l’hypothèse que sa parole est autre chose que l’information qu’elle émet. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », a dit jadis un humoriste oublié. Mais nous, si nous sommes là, c’est avant tout pour ruiner l’âme jusqu’à faire disparaître ce mot ; à quoi alors pourrait bien nous servir une quelconque conscience ? Nous travaillons à l’homme nu, à l’homme enfin débarrassé des objections ; nous travaillons pour le néant, et il n’y a rien à faire alors que dé-réaliser dans la réalité la Genèse : car nous remontons, mais dans la vie même et non pas dans son texte, un à un ses versets, et les faisons disparaître ; jusqu’au moment glorieux, qui vient mes camarades, qui vient, où elle ne pourra plus nous servir, même négativement, d’aune. « La terre était vide et vague. » Toute la Création, selon le mythe juif, avait été faite à coups de séparations successives, de discriminations. Ce grand diviseur de Dieu séparait, simplement en nommant, ceci de cela, puis de cela un autre ceci encore, jusqu’à faire, assez mauvaisement, sortir de l’homme la femme. Nous remontons réellement tout cela, et, soyons grossier puisqu’il le faut ! nous recollons tout ce qui avait été séparé, et parce que tel est notre seul outil, nous recollons tout cela à l’oubli. Nous les recollons une à une, ces séparations imbéciles, peut-être même pas dans l’ordre exact des versets, d’ailleurs, ni dans son ordre inverse, nous sommes plus chaotique que cela, et je vais vous dire pourquoi : parce que la destruction ne s’embarrasse pas des plans de l’architecte. Nous ramènerons Dieu même à son néant, et son Verbe avec lui, et l’Incarnation de son Verbe avec lui. Il n’y a plus le choix, notre volonté propre n’y sera même pour rien, car elle aussi, avec tout son fatras de péché et de libre-arbitre, nous la faisons disparaître au chaos. Qui ne voit que déjà, nous avons dépassé sans retour le moment de la première tentation, et de l’Arbre de la Connaissance du bien et du mal, sans parler même du premier meurtre, c’est-à-dire du premier parricide ? Laissez-nous rire. Qui ne voit que cette destruction que nous parons chaque jour des délices supposées de la création et du progrès ne nous mène aux contrées de l’innocence primordiale, édénique ? Et l’on viendra encore nous dire que je ne suis pas un garçon tout ce qu’il y a de plus pacifique. Oh, je sais bien qu’aucune civilisation jamais n’a pu se passer de ce que les hommes, depuis peu – et devinez grâce à qui ? appellent une religion, et qui leur fut la Vérité. Mais enfin, si l’on a pu lui inventer son aune, à celle-là, sans doute est-ce qu’elle n’était pas absolue… Mais que l’on se rassure, une autre vient, plus jeune, plus forte, une vérité intangible qui ne se soutient pas de l’esprit mais de la lettre pure, bornée. Mais chut… Regardez-moi bien, regardez. Je n’existe même pas, mes paroles flottent seules dans l’air vicié de vos villes, à moins que ce ne soit en vos cerveaux qui déjà me sont acquis, et il n’est pas certain que vous les oyiez vraiment, et vous-même, peut-être n’êtes-vous tout simplement pas là, faute de là ?

  • Le Commandement de la Machine (5)

    Le Commandement de la Machine (1)

    Le Commandement de la Machine (2)

    Le Commandement de la Machine (3)

    Le Commandement de la Machine (4)

     

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    Reste encore ce paragraphe, non numéroté, dont je ne sais plus du tout s’il est ou non une citation :

     

    Au plan supérieur où Verbe et Loi sont un, où Logos est Nomos, on peut dire de la Machine, enfer de constructions et destructions incessantes, qu’elle est indifféremment une écologie et une économie. Mais, suspendant au fait l’impossible application de la Loi, la Machine est aussi bien alogique et anomique. De sorte qu’il est de toute façon déjà trop tard. – La succession des promesses n’ajourne que le report à l’inconnu, demain.

     

     

     

     

     

     

    Fin.