– Tourne ton cul, chérie, j’ai envie de t’enculer… Un personnage, de roman par exemple, peut dire ça désormais, et, à quelques attardés mentaux près, ça ne pose pas de problème. On est dans notre monde, en somme ; on est chez nous ; je suis même tenté de dire, cher lecteur, chère lectrice, on est entre nous, dans la grande promiscuité monnayée qui nous doit servir de norme. Et même, c’est bien. Et sans soute faut-il écrire cela – et d’ailleurs, ici, je le fais –, non pas parce que c’est bien, mais parce que notre monde sympa regorge de ces phrases à la con et que le job consiste, au moins pour partie, en ça : l’écrire, ce monde. Et ça aussi, c’est bien. Bien sûr. – Tourne ton cul, chérie, j’ai envie de t’enculer… Les variantes aussi sont bien évidemment acceptées ; elles ont été tolérées, elles sont à présent encouragées, sinon pas conseillées : - Tourne ton cul, chéri, je vais te défoncer la rondelle… – Tourne ton gros cul de merde, sale pute, ou je te tranche la gorge… Tout cela est bien, tout cela est bel et bon. (Pendant ce temps-là, les poètes font aux mouches tout ce qu’ils peuvent…) Le problème, peut-être le seul au fond, c’est qu’écrire ça nous place tout bonnement au cœur de la plus plate redondance. Le monde, tout ou partie, dit cela, j’écris cela. C’est en somme écrire sous la dictée du monde, et s’il y a sans doute là de quoi nourrir une rentrée littéraire, ou une douzaine, ou les œuvres complètes de Christine Angot – cette petite dame qui n’inspire pas moins la pitié, tant elle semble tenir à ce que sa vie ait lieu tout entière sous la dictée du monde, que ces obsédés d’un autre ordre qui se font croire qu’ils échappent mieux encore que de saints ermites, et avec moins d’efforts, à l’influence pernicieuse de ce maître-là – il n’y a pas là de quoi s’approcher, même un peu, de la littérature. Non que celle-ci soit sacrée, ou magique, ou je ne sais quelle connerie romantique. Disons, pour aller vite, qu’il manque à cette dictée du monde rien moins que la perspective, les perspectives, toute la série des faits concrets qui nous ont mené là, à cette chute – qui sans doute n’est pas finie encore, et tant mieux. Et encore, ces perspectives à elles seules ne suffisent pas nécessairement à faire vraiment ce bond hors du rang des assassins dont a parlé Kafka, parce qu’il ne s’agit pas seulement d’histoire, de connaissances historiques, et pas davantage de leur actualisation, mais de leur présence maintenant. Sans compter qu’après Kafka et sa phrase à succès, rien n’est plus simple que d’imaginer ou de dire faire ou avoir fait ce bond-là, saut de puce plutôt. Il y a l’époque, dont on ne sort pas, et il y a le temps, auquel il est difficile d’accéder. Mais je m’égare. Revenons plutôt à notre affaire. Mon personnage, appelons-le C., se trouve dans une situation précise, dans une chambre, la nuit, avec une femme. Et voilà qu’il ne peut esquiver davantage de parler de Dieu. Non pas pour déverser une banalité expéditive du style : Dieu est mort. Il se met à parler de Dieu concrètement. Du Dieu vivant, auquel d’ailleurs il ne croit pas. De Jésus-Christ et de sa résurrection pour de vrai. Et du Jugement dernier. Et de la Communion des Saints. Et il en parle longuement. Mal, mais longuement. Et tout à fait hors de propos. Sans qu’on puisse en inférer une métaphore de la situation dans laquelle il se trouve. Peut-être débite-t-il un tissu atroce d’hérésies. Mais non. Aucune thèse plus ou moins originale, rien. Ça ressemble plutôt à du dogme imparfaitement assimilé (C. est d’une famille d’origine catholique, peut-être est-il allé, enfant, au catéchisme ?). Peu importe. Il en parle. Trop. Sans crise ni mièvrerie, pourtant. Calme. Il ne lui manque que du latin. On peut même craindre, à tel moment, qu’il ne se prenne tout bonnement pour Lui. Mais non, en fait. Il n’est pas fou. Même pas. Chiant, sans doute, mais pas fou. Et la femme, que fait-elle ? Elle essaie de rire, se moque, l’engueule enfin – elle lui en veut un peu, je crois. Même si pendant ce temps-là, il ne pense pas à la baiser, ce qui peut-être l’arrange, elle. Elle est comme moi en somme, elle fait ce qu’elle peut avec ce surgissement-là de saloperie hors sujet. Je regarde l’écran où ses phrases – les phrases de C. – sont écrites. Elles ne sont pas nécessaires du tout à la situation. Les phrases de C. sont proprement obscènes. Je vais les couper. Personne ne parle comme ça. On ne peut plus écrire ça. Ça ne passera pas. Personne ne publiera ça. Les paroles de C. sont obscènes, les conserver est ridicule. J’hésite. Les coupes font partie de la dictée, non ? Bien. Tourne ton cul, on enchaîne.
On ne sort pas si facilement de son époque.