Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

- Page 3

  • Attention ! Une transparence peut en cacher mille autres...

    – La transparence, c’est ce qui cache le cancer.

    Disait François Mitterrand.

    Il ne l’a peut-être pas dit, certes. Mais je tiens ici qu’il l’a dit.

    – Et pas seulement le mien.

    Ajoutait-il, roué.

     

    Il faut dire que François Mitterrand a beaucoup vécu sur le mythe étrange qu’il aurait pu être écrivain. Et grand écrivain, donc… Il y a des gens qui m’en parlent encore, l’admiration bavant aux commissures.

    Pourtant, dans la réalité, c’est Charles de Gaulle qu’on peut lire en Pléiade.

    Transparence, quand tu nous tiens.

     

    Avant la transparence, l’Etat ne se sentait pas tenu de dire tout ce qu’il faisait.

    Depuis la transparence, l’Etat est tenu de dire tout autre chose que ce qu’il fait.

    L’Etat cachait des choses ; désormais il ment, et plus exactement peut-être : il parle à côté, de plus en plus à côté, déjà très loin d’à côté, sans plus aucun rapport avec la réalité de ce dont il parle, etc.

    L’Etat bien sûr a toujours menti ; mais il ne mentait que sur ce qui ne pouvait pas ne pas se savoir. Et il parlait juste à côté : il trichait. Et trichait pour gagner. Tricher pour gagner, cela demande une connaissance précise de la réalité du jeu des partenaires, des adversaires.

    Il y a toujours eu du secret, du secret d’Etat, du secret-défense, même. Avant la transparence. Et heureusement. Mais depuis la transparence, pour conserver le secret, il faut inventer de toutes pièces une autre histoire – celle là même qu’on lui livre –, une histoire qui n’a plus aucun lien à la réalité. Et cette histoire-là, il va falloir la maintenir dans le temps, lui faire servir de base aux suivantes, lesquelles vont s’empiler là, etc.

    Maintenant, l’Etat ment, communique si vous préférez, sur un empilement délirant de mensonges. Il ne peut pas se permettre de revenir en arrière. (Précisément, il ne s’agit même plus d’affabulation, il ne s’agit plus d’arranger à sa façon la réalité.) Alors les mensonges accumulés deviennent un discours officiel complètement déviant (et non pas parallèle, ce qui signifierait qu’il reste à même distance toujours de la réalité), un discours bouclé sur lui-même, un discours duquel on ne peut pas sortir sous peine d’effondrer tout l’édifice. Un discours de plus en plus éloigné de la réalité, de toute réalité, et qui surtout n’y a plus accès. Le moindre accès, même accidentel, à la réalité effondrerait tout le langage de l’Etat.

    La transparence est le délire paranoïaque de l’Etat.

     

    On me dira que l’exercice du pouvoir a toujours demandé quelques vertus de raisonnement paranoïaque ; et que la désinformation a toujours existé. Bien sûr. Mais je dis en somme ici que justement, ce sont ces choses-là qui ont disparu : l’exercice paranoïaque ne consiste plus à calculer dans le langage l’écart le plus judicieux entre la réalité et le discours sur elle : il a perdu la raison quand il n’a plus eu en vue les rives de la réalité ; quant à la désinformation, il fallait bien, pour qu’elle fût, qu’elle se glissât entre d’autres informations entretenant à la réalité un rapport calculé de discours.

    Il n’est pas question ici de nier, on le voit, l’existence toujours d’un écart entre discours et réalité : il est seulement question de dire que cet écart est immense et va croissant, parce que l’accumulation de discours s’écartant toujours davantage de la réalité a perdu de vue celle-ci.

     

    Fleurissent donc également, de plus en plus, en marge du discours officiel, d’autres discours paranoïaques. Ils sont le produit de gens qui, trouvant le discours officiel fou, décident de retrouver la réalité. Mais comme ils n’ont aucun moyen rationnel de retrouver la réalité occultée, opacifiée par toutes ces couches de transparence délirante, ils finissent par décider de ce qu’elle serait devenue. Ce qui donne ordinairement n’importe quoi. Du complot, paranoïa contre paranoïa, au n’importe quoi idéologique, utopique, lui aussi définitivement déconnecté de toute réalité.

    Mais le discours officiel de transparence est parvenu à un point de délire tel qu’il ne sent plus la moindre nécessité de réfuter (au nom de quoi, d’ailleurs ?) ces discours marginaux : il lui est en effet beaucoup plus simple de les intégrer directement à son discours.

     

    La transparence paranoïaque est en expansion carcinomique.

    Le cancer a gagné la transparence.

    La transparence ne sert donc pas, ou plus, seulement à cacher le cancer. Elle sert surtout à cacher qu’elle est elle-même le cancer.

    Le cancer de la transparence a notamment permis de transformer le vieux régime politique clos de la démocratie en processus ouvert de démocratisation permanente. Voilà un bel exemple d’expansion carcinomique de la démocratie cancerisée.

    Le nombre de délirants, de transparents, évidemment, augmente à mesure.

     

    Le délire de l’actuel Président de la République, par exemple, n’est pas en lui-même aussi intéressant que le nombre et l’ampleur de ceux qu’il provoque chez ses partisans comme chez ses détracteurs (journalistes inclus). Délires politico-médiatiques dont il (le délire de l’actuel Président) va devoir tenir compte, et auxquels il va répondre…

    Le délire engendre le délire.

     

    Ainsi est-il devenu parfaitement démocratique de dire n’importe quoi.

    Peut-être même n’est-il plus possible, par temps de démocratisation carcinomique, que de dire n’importe quoi.   

    C’est le genre de folie qui indifférencie tout au nom des différences, et de leur respect.

     

    Un seul exemple, en forme de boutade :

    Au nom du respect des différences, l’idéologie de l’indifférenciation sexuelle voudrait qu’il n’y ait plus de différences entre un père et une mère, ce qui devrait permettre d’ouvrir le mariage et conséquemment la « parentalité » (mot récent, issu directement du délire) à toutes sortes de couples – et pourquoi pas, tant qu’on y est, à des couples de trois, de cinq, de neuf, dont un transsexuel, une chèvre et une divinité aztèque disparue ?...

    Et en effet, il n’y a déjà plus réellement ni père ni mère, mais en quelque sorte des trans-parents.

  • Thrène

     

     

    La première des cinq pièces de ce roman qu’est Tout faut, s’appelle Dans les Provinces de l’Ennui. Y revient quelquefois ce refrain, colère plus que douleur, ou selon les moments l’inverse :

     

     

    Oh little child

    You gonna die

    And we’ve got no more weapons for you

     

     

    Je n’avais jamais pensé à isoler ces trois pauvres lignes sur Theatrum mundi.

    C’est vous dire si je suis en forme.

     

    D’une humeur à aimer le mot : thrène.

    Et pourtant, c’est une espèce de gospel que j’entends.

    Ou Nick Cave…

     

    J'ai fredonné ça en boucle, des jours.

    En l'an de grâce 2005.

     

    Whisky. Cigarette.

  • Notation, étymologie, symbole : un paragraphe de Cicéron

    1144707548.jpg

     

    « On tire aussi beaucoup de l’étymologie (notatio). Cela consiste à faire sortir son argumentation du sens d’un mot, ce que les grecs appellent « etumologia » *, c’est-à-dire en un mot, ueriloquium (1). Mais nous, fuyant un mot nouveau insuffisamment harmonieux, nous appliquons à ce groupe de phénomènes le mot notatio, parce que les mots sont le signe (nota) des choses. Aussi Aristote emploie-t-il de même en grec « sumbolon » *, qui correspond au latin nota. D’ailleurs, comme la chose est claire, il faut moins s’inquiéter du nom. »

     

    Cicéron, Topiques, § 35

    Les Belles Lettres, 2002, première édition 1924, texte établi et traduit par le (naguère) célèbre Henri Bornecque.

     

    * En grec dans le texte (je ne dispose pas d’une police grecque).

    (1) Mot à mot « véritable acception du terme ». (Note de H. Bornecque.)

     

     

  • Monde ancien (petit passage chez Guillaume Apollinaire)

    1172941236.jpg

    – Ont succédé à la grandeur mythique du service et de l’humilité, les bassesses concurrentes de la servilité et de l’humiliation. Cela sépare le monde ancien du monde moderne, le monde sous Dieu du monde du que dalle incessamment renouvelé.

    C’est ce que j’ai balancé comme ça, ce matin, au petit déjeuner.

    – D’un autre côté, le monde moderne a commencé il y a bien longtemps déjà d’être vieux. Peut-être même est-il né vieux. C’est peut-être cela que voulait dire Apollinaire…

    Silence consterné de la cafetière. Je suis sorti fumer une cigarette. Avec un vieux Pléiade.

    Je pensais au début de « Zone », le premier poème du (mal plutôt que trop) célèbre Alcools.

     

     

     

    A la fin tu es las de ce monde ancien

     

    Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin

     

    Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine

     

    Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes

    La religion seule est restée toute neuve la religion

    Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation

     

    Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme

    L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X

    Et toi que les fenêtres observent la honte te retient

    D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin

    Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut

    Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux

    Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières

    Portraits des grands hommes et mille titres divers

     

     

    Rien de cela n’a vieilli (c’est bien plutôt notre regard sur ces choses qui a vieilli). Le poème est de 1912…

    Si ce poète immense avait survécu un peu davantage à la Grande Guerre, Breton et ses sbires n’eussent pas pu lui voler tout, et tout pourrir, à commencer d’ailleurs par le trop fameux substantif qu’il avait inventé pour expliquer son drame (patriotique et incitant les gens à repeupler la France) Les Mamelles de Tirésias : « surréalisme ».

     

     

    « Quand l’homme a voulu imiter la marche, il a créé la roue, qui ne ressemble pas à une jambe. Il a fait ainsi du surréalisme sans le savoir. »

     

     

    Mais Apollinaire mourut vite. Et Breton vint, pour lui piller son œuvre et interdire à ses ouailles le théâtre (premier accès totalitaire de haine du théâtre au vingtième siècle – de la part d’un artiste ou prétendu tel, du moins).

     

    J’avoue essayer d’imaginer parfois, mais sans du tout y parvenir, à quoi aurait pu ressembler, à quoi pourrait ressembler une conversation entre Guillaume Apollinaire et Charles Péguy…

     

    Et moi qui ne suis guère féru de poésie, je trouve chez Apollinaire une fluidité claire, cette liberté que je ne trouve presque nulle part ailleurs : l’idée peut-être qu’écrire un poème n’est pas une chose grave.

     

    Une chose encore. (Voilà à quoi mène de balancer des âneries dès le petit déjeuner.) Deux vers, venus de «  L’Adieu du Cavalier », tiré des Calligrammes, dont le seul premier est plus que rabâché :

     

     

    Ah Dieu ! que la guerre est jolie

    Avec ses chants ses longs loisirs

  • Petit frère, d'Eric Zemmour

    111305934.2.jpg

    Yazid tue Simon.

    En novembre 2003, dans le XIX° arrondissement de Paris, France, dans un parking.

    C’est un « fait divers ».

     

    (Comme on dit. A tort. Un « fait divers », ça ne veut rien dire.

    Quand un journal regroupe en une seule rubrique, parce qu’ils apparaissent mineurs ou superfétatoires, plusieurs faits reliés entre eux par rien (ou par rien d’autre que de les ranger là ensemble), il est tout à fait fondé à nommer cette rubrique : faits divers.Mais quand, pour une raison ou une autre, cette raison serait-elle un roman, on isole de nouveau un de ces faits, eh bien que voulez-vous ? ce fait demeure un fait, tout bonnement ; n’a aucune raison de devenir un « fait divers ».)

     

    Yazid tue Simon, donc.

    C’est un fait.

    Ce fait est le point de départ du roman.

    C’est également son point d’arrivée.

    Le roman commence par le récit du meurtre, s’achève par celui de l’enterrement.

    Entre les deux, il y a l’enquête.

    Qui remonte le temps. Qui remonte vingt ans.

    L’enquête, ici, n’est pas menée par la police.

    Enfin, pas par la « vraie » police, je veux dire : la police officielle.

    Le roman n’est pas un roman policier.

    Non, c’est bien pire.

    L’enquête, ici, est menée par un journaliste, un journaliste « médiatique » (ce qui laisse entendre, comme si la presse écrite elle aussi n’était pas un média, que le bonhomme passe à la télévision, voire même y produit quelques émissions, etc…), à la demande d’un Ministre qui, d’ailleurs, n’est pas Ministre de l’Intérieur, mais qui pourrait le devenir ; enfin, qui aimerait bien…

    Le Ministre est de droite (comme on dit), le journaliste de gauche (idem). Ceci dit, le journaliste n’enquête pas pour « révéler » (comme on dit), mais pour étouffer (?).

    Voici comment commence l’enquête (p.22) :

     

    « – Tu comprends bien qu’il ne faut pas qu’on dise qu’à Paris des Arabes tuent des Juifs. Tu imagines les unes des journaux. Et le plaisir de nos chers amis américains. CNN, tout ça. Trop contents… Moi je ne peux pas bouger. Mais toi vas-y. Va voir. Fais parler les uns et les autres, mène ton enquête. Regarde ce qui s’est vraiment passé. Raconte-moi. Après tout, tu es aussi journaliste, merde.

    – Et Juif.

    Il esquisse un sourire gêné.

    – Je vais y aller dès demain. Je te tiens au courant. »

     

    Et comment elle finit (p. 330) :

     

    « – Tu sais je n’ai rien fait d’extraordinaire. Tout le système politique, judiciaire et médiatique s’est spontanément mis à mon service. Je n’ai rien eu à demander, encore moins à exiger ou menacer ; je n’ai eu qu’à surveiller que chacun faisait ce que tout le monde désirait. Comme si l’autruche médiatique préférait se mettre la tête sous le sable. Encore une minute, monsieur le bourreau ! Même le journaliste israélien a fini par rentrer au pays. Dégoûté.

    – Excellent ! Excellent ! »

     

    Yazid tue Simon.

    Prenons les cartes d’identité (fictives, puisqu’il s’agit d’un roman) des personnages.

    Yazid, qui est Français, tue Simon, qui est Français.

    C’est une histoire entre Français.

    Mais ça ne veut plus rien dire. Et plus personne n’y croit.

    Ce n’est pas la carte qui ne veut plus rien dire, c’est l’identité.

    Il n’y a plus d’identité, il n’y a que des différences. Du moins est-ce le Credo fondamentalement séparatiste, communautariste de la religion en cours.

    Ce qui pèse lourd, pour le Ministre comme pour tout le monde finalement, c’est que Yazid est Arabe et que Simon est Juif.

    Yazid, qui est Arabe, tue Simon, qui est Juif.

    Voilà pourquoi l’affaire (le crime) doit être étouffé.

    Il ne faut pas qu’on dise qu’à Paris des Arabes tuent des Juifs.

    Les Français, au fond, personne n’y croit. (C’est fini.) A commencer par le Ministre, donc. (Non sans raison, qui sait ?)

    Il est trop tard.

     

    L’enquête de notre narrateur « antiraciste » va venir explorer tout cela, très concrètement, dans cet immeuble parisien du XIX°  au nom champêtre « La-Grange-aux-Belles ».

    Le lecteur apprendra comment un immeuble où des gens d’origines et confessions différentes venus en France dans les années 1980 parvenaient à s’entendre, à vivre somme toute chichement mais décemment, finit vingt ans plus tard par être le théâtre de cet assassinat ; comment chaque personne (ou presque) fait repli sur sa communauté d’origine (réelle ou supposée) ; comment dès lors la rivalité mimétique joue à plein, monte aux extrêmes, insensiblement d’abord, puis de plus en plus vite.

    Jusqu’au meurtre.

    Jusqu’à ce prodrome de la guerre civile qu’est le premier meurtre.

    Prodrome romanesque puisque, je le rappelle, ce livre est un roman.

    Petit frère. N’entend-on pas là, très assourdi par la distance et le contexte, un écho de l’histoire de Caïn et Abel ?

    Quand je dis que chaque personne (ou presque) fait repli sur sa communauté d’origine (réelle ou supposée), c’est inexact.

    Le catholicisme, ou le christianisme, ne fait plus communauté. C’est fini. (On le savait, remarquez.)

    Mais le fait d’être Français non plus finalement. (Plus là, en tout cas. Peut-être ailleurs, en province, dans les milieux ruraux, je ne sais pas. Mais plus là, à Paris, dans le XIX°.)

    Plus encore que le concierge de l’immeuble débarqué de son Orléanais natal, Charles Boucher, qui voit lentement se dégrader les conditions de vie de son immeuble (p. 177-118)…

     

    « […] après avoir fermé le jardin, on avait installé les codes, édifié une porte blindée à l’entrée de sa loge, puis muré l’ancien passage entre les caves des différents immeubles. L’héroïne avait complété le haschich, les téléphones portables étaient plus maniables que les BMW ; un jeune camerounais avait été pris chez lui avec 50 000 francs ; les frères Mokhtari, au gré de leurs fréquents passages en prison, avaient pris du galon […]. (…) Il reconnaissait le vendredi aux innombrables djellabas d’un blanc immaculé que revêtent les hommes, à leurs babouches dorées aux pieds et leurs petites calottes de tricot blanc sur la tête. Il attendait la retraite pour se retirer dans la campagne verdoyante de l’Orléanais. »

     

    … me paraît réussi, émouvant, pathétique, le personnage (pourtant fugace) de son fils, Kevin Boucher, qui (p. 220-221) :

     

    « voulait « faire ramadan ». Il l’avait annoncé à ses parents sur le ton d’un enfant-roi de dix ans. Kevin Boucher avait la peau rose de son père et les yeux bleus de sa mère. Kevin Boucher en avait assez d’être traité de « cochon de Français ». De halouf. Kevin Boucher en avait assez d’être « traité ». Il souhaitait, dans les toilettes, boire au robinet des « musulmans » et ne plus être relégué à celui honni des « Français ». »

     

    Yazid, qui est Arabe, tue son ami d’enfance, Simon, qui est Juif.

    C’est encore beaucoup trop simple, évidemment.

    Yazid, qui est un petit dealer « rebeu » mis au « chômage » par ses propres chefs, qui vient de faire un séjour en hôpital psychiatrique (ce qui permettra de ne pas donner de suite pénale au crime), qui est récemment retourné à la mosquée, qui est manipulé par l’imam Al-Mansour à la voix douce mais qui lui bourre littéralement le crâne à l’antismétisme islamique (ou islamiste si vous y tenez, mais bon) tue son ami d’enfance Simon, qui est Juif, qui réussit comme DJ et qui donc commence à avoir du pognon (voire même, fin du fin, je ne sais trop quelle Audi TT), qui sans cesse voyage de Paris à Miami etc., qui n’a plus besoin de son ami Yazid pour porter le matériel et accessoirement fourguer de la came aux bobos…

    Yazid qui a échoué, tue Simon qui réussit.

    Yazid qui est Arabe, tue Simon qui est Juif.

    Yazid qui est à présent musulman tendance lourde, tue Simon qui s’en fout d’être juif.

    Même s’il prend, grâce à son boulot de DJ, sa carte verte pour les « States ». Tout en défendant les Arabes, prenant toujours l’exemple de son copain Yazid, qui est comme son grand frère. Mais, comme le lui dit un de ses nouveaux « amis » Juif français émigré à Miami en entendant qu’il faut rester optimiste (p. 208) :

     

    « Dans les années trente aussi il y avait des optimistes et des pessimistes. Les pessimistes ont fini à Hollywood et les optimistes à Dachau. »

     

    (C’est amusant, cette histoire de majuscule qu’il faut mettre, ou pas, au mot Juif.

    Si je dis que Yazid est Arabe et que Simon est Juif, il n’y a pas de souci : je mets des majuscules partout.

    Si je dis que Yazid est musulman (et que donc, je parle de confession religieuse), faut-il écrire que Simon est Juif, ou qu’il est juif ? En bonne logique, qu’il est « juif ».

    Ce qui est compliqué, ce qui défie la logique, ou du moins : la symétrie, c’est que Yazid n’est pas Arabe : il est de nationalité française, et de religion musulmane. Sa mère Aïcha, entrée en France enceinte de lui, est Marocaine, et si Yazid était né de l’autre côté de la Méditerranée, lui aussi eût été Marocain. En aucun cas Arabe.

    Mais il y a l’usage : un maghrébin (pas de majuscule, ce n’est pas une nationalité), en France, qu’il soit ou non Français, on l’appelle un Arabe. C’est comme ça. C’est l’usage. Ca vient – j’imagine – de la couleur de la peau, qui se repère évidemment, tandis que la nationalité, elle, ne se repère pas « au premier coup d’œil »…

    Tout cela est très compliqué.

    L’auteur du roman lui-même a tendance à mettre une majuscule au mot « Juif » (moi aussi, du coup). Mais pas là, par exemple (p.331) : « – Tu sais ce que disait mon père : un Juif riche est un riche, un Juif pauvre est un juif. » (C’est le Ministre qui parle, mais c’est moi qui souligne.)

    Qu’est-ce qu’un « Juif de France » ? (Et l’ « islam de France » ?)

    Majuscule ou minuscule ? « L’usage est partagé pour le nom Juif. » dit Grevisse (1993) en son Bon usage.

    Il n’y a pas à dire : un Albanais du Kosovo, c’est plus simple.

    Après tout, il suffit de faire un sort à l’idée d’Etat-Nation. Rejeter l’idée de Nation – de natio, dérivé de nasci, naître –, en la voulant confondre à je ne sais quel nationalisme, pour défendre mordicus l’idée légitime de droit du sol – jus soli accordant la nationalité à toute personne physique née sur le territoire national –, c’est se priver de l’âme, et dévoluer en Administration l’Etat et la Nation. D’où cette espèce de guichet de service qu’est devenu l’Etat sans Nation mais accroché à la prime administrative à la naissance…

    Bref, on comprend que l’auteur, roman oblige, utilise les dénominations les plus simples, les plus communes : un Juif, un Arabe.)

     

    Le grand intérêt du roman, c’est que l’enquêteur béhachélien, antiraciste professionnel, n’est pas étranger sinon au meurtre, du moins à la dégradation des conditions qui l’ont « permis » (p.326).

     

    « Parfois, quand j’observais l’évolution de la situation française et la montée du « fascislamisme », que je dénonçais désormais sans me lasser, il m’arrivait de m’interroger. Avions-nous déclenché la bonne guerre ? Avions-nous livré les bonnes batailles ? »

     

    Ou (p. 329) :

     

    « Qu’est-ce que la gauche aujourd’hui ? Suis-je encore de gauche ? Mon progressisme n’a-t-il pas été le paravent commode à l’abri duquel j’ai pu faire fortune ?

    […]

    Je me sens responsable de la mort de ce petit. Et de tant d’autres qui risquent de venir. »

     

    Il semble bien qu’avec le temps aussi, indépendamment de leurs réussites respectives et des rôles qu’ils doivent tenir dans la comédie des apparences, les opinions profondes du Ministre et journaliste se soient inversées ; le journaliste doute du Bien différentialiste et multiculturaliste qu’inlassablement il a promu – et sans doute pour cela commence d’écrire en secret le récit de cette affaire qu’il a pourtant charge d’étouffer –, le Ministre adopte dans sa pratique de Maire d’une ville de banlieue toutes les pratiques de Dialogue pseudo-consensuelles qu’il a longtemps combattues. Etc.

     

    L’auteur ouvre son roman avec une citation de Finkielkraut : « L’antiracisme est le communisme du XXI° siècle ». Le narrateur l’achève par une citation du Talmud : «  Celui qui fait preuve de miséricorde envers le cruel se conduira bientôt avec cruauté envers le miséricordieux. »

     

     

     

     

     

    Petit frère est un bon roman.

    Certains ne manqueront pas, n’ont pas manqué de dire qu’il est à thèse.

    C’est assez malhonnête.

    Je ne doute pas pourtant que Zemmour ait des opinions (mais une thèse ?) ; elles sont assez connues, apparemment.

    Cette thèse, si elle est, est tue. Aucune solution, dans ce bouquin.

    L’auteur en son roman ne trouve guère de porte-parole.

    Son narrateur même ne professe pas les opinions de l’auteur.

    (On peut peut-être dire que les remords du narrateur tombent dans les opinions de l’auteur.)

    Mais qui veut nous faire croire à l’existence d’un auteur neutre, hors du monde et comme objectivé ?

    N’ayant pas un personnage par lequel s’exprimer, l’auteur est contraint de s’exprimer en tous.

     

    (Au théâtre, j’appelle ça la dramaturgie. Je me laisse parfois aller à dire en plaisantant qu’écrire du théâtre commence quand on met ce qu’on pense soi-même dans la bouche d’un imbécile.

    Et sinon dans la bouche d’un imbécile, dans celle d’un personnage point unique, c’est certain. Il me semble parfois que la dramaturgie, technique mise à part, est commune au roman et au théâtre – cf. les notes de Corneille sur ce qu’il appelle le roman dans la pièce.)

     

    Petit frère est un bon roman.

    Il y manque donc beaucoup de choses : toutes celles que j’aurais aimé apprendre sur les personnages, et que je n’ai pas apprises. Manques qui se transforment en questions…

    Au vu de ses prétentions légitimes – décrire une « société » à son moment « critique », et plus encore les causes de ce moment que ses effets –, le livre est un peu court.

     

    Le livre est chez Denoël.