A peine avons-nous reconnu dans la culpabilité de la reine et la figure du vengeur deux irruptions de l’époque contemporaine dans le drame que nous voici confrontés à la dernière question : est-il permis d’intégrer une argumentation historique à l’étude d’une œuvre d’art ? Où la tragédie va-t-elle chercher l’action tragique dont elle vit ? Quel est en ce sens, d’un point de vue général, la source du tragique ?
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Hamlet ou Hécube, de Carl Schmitt (2)
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Hamlet ou Hécube, de Carl Schmitt (1)
La reine Gertrud a épousé en secondes noces le frère de son mari, qui est aussi son meurtrier. Le prince Hamlet, fils du roi assassiné, averti du meurtre par le spectre même de son père, semble résolu à se venger mais ne cesse de différer sa vengeance – et de s’exhorter à l’action.
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Corruptions...
D’autre part, s’il prend conseil de plusieurs, jamais il ne les trouvera d’un même accord, et lui, s’il n’est de très bon jugement, ne les pourra bien accorder ; de ses conseillers chacun pensera à son profit particulier et lui ne les pourra corriger ni connaître.
Machiavel, Le Prince, XXIII, Comme l’on doit fuir les flatteurs
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Tragédies romaines, de William Shakespeare
(Article initialement publié sur Ring.)
– Tiens, si j’allais voir six heures de Shakespeare en néerlandais ? me suis-je dit au réveil. Et je n’avais guère envie, pour tout vous dire. J’ai donc fait les choses de la journée, essentiellement du café et du café et du café, pour arriver en retard au spectacle et, par un effet de mon éducation rétrograde sans doute, je n’y suis pas parvenu. Ce qui m’a navré. J’ai donc dû entrer dans la salle. Enfin, dans le gymnase.
Je dois vous avouer encore que je n’étais pas en grande forme, d’une part parce que je m’étais couché à six heures et levé à dix heures du même matin, et d’autre part parce que ce Festival d’Avignon, que je trouve, au moins pour ce que j’en vois, exactement propre à désespérer n’importe quel brave type, ne m’avait rien présenté depuis l’Inferno de Castellucci qui m’ait paru mériter mes foudres ou mon éloge. A tel point qu’essayer d’écrire une chose sensée et censément intéressante pour un lecteur n’ayant pas assisté aux spectacles en question, devenait chaque jour plus difficile. Les bras m’en tombaient, donc, et lorsqu’ils me revenaient, c’était généralement en portant des bouteilles, lesquelles, consommées à dose homéopathique, peuvent éventuellement se révéler assez bonnes conseillères – mais je ne suis pas tellement versé dans l’homéopathie.
C’est donc passablement abruti par ce cocktail avignonnais d’ennui, de découragement et d’alcool que je pénétrai, maussade, à 15 h 59, ce samedi 12 juillet de l’an de grâce 2008, dans le Gymnase Gérard Philipe, pour assister sans conviction à 5 h 45 de Tragédies romaines, c’est-à-dire Coriolan, Jules César, Antoine et Cléopâtre, de William Shakespeare, mises en scène par le néerlandais Ivo van Hove, dont, ignare que je suis, je ne savais rien du tout, pléonasme.
– Je crois que je vais rester vingt minutes…
C’est ce que j’ai maugréé en voyant le décor immense, flambant neuf : un grand hall de centre des congrès, tout gris, avec ses canapés formant salons, son design international érigeant la neutralité la plus austère en esthétique du pouvoir, ses écrans et caméras partout, etc. Bob Dylan en fond sonore. Au dessus du décor, d’ailleurs, sur ce qui sera tout à l’heure un grand écran, était projeté cette phrase de Bob Dylan :
God, I’m glad I’m not me.
J’aime assez Bob Dylan, et cette phrase, à bien y réfléchir, est énorme, mais on n’est pas obligé de lui faire commenter Shakespeare.
Puis le spectacle a commencé.
Des hommes politiques contemporains, femmes incluses. Costars et coupes de cheveux. La mère de Coriolan, tyran occulte. Tout cela donc dans la plus grande modernité, la plus grande « contemporanéité » même, dirais-je pour barbariser. Shakespeare en néerlandais au micro. Acteurs sur la vidéo. Mode de représentation : la République romaine dans nos formes actuelles de pouvoir et de représentation du pouvoir. United States of America. Oui, entre autres. ONU. EU. L’Occident. Breaking News. Images de guerre.
Une voix off annonce que le changement de décor va durer cinq minutes, que les spectateurs peuvent se déplacer comme bon leur semble, même pendant la représentation, aller au plateau s’installer dans les salons du décor ou bien se connecter à internet, aller au bar qui se trouve en mezzanine et duquel le spectacle est visible, live ou retransmis, que le prochain changement de décor est dans trente minutes et que le seul lieu interdit à la circulation des spectateurs est celui qui, au centre du plateau, est séparé par deux vitres (c’est le lieu où les personnages qui ont à mourir, un à un, viendront mourir).
C’est parti. Il y aura ce genre de pauses toutes les demi-heures environ. Le rapport scène-salle éclate un peu, mais il se reconfigure partout dans l’espace, il y a toujours un endroit où accéder au spectacle, bienvenue au XXI° siècle Mister Shakespeare.
– Ça ne tiendra pas six heures.
Je suis sceptique. Je vais boire un café, je sors fumer. Mais si ça tient. Six heures. Et sans problème. Avec tout le fatras électronique, le banc de montage, les musiques, les caméras, la diffusion de tout ça partout, en « temps réel », le surtitrage en français, très lisible, très efficace, les annonces écrites (« 30 minutes jusqu’à la mort de Coriolan »), l’avant-scène aménagée en scène centrale parce que la plus grande part du public est tout de même dans la salle. Coriolan l’inflexible guerrier ne veut pas parler au peuple, on le bannit, il revient avec les Volsques qu’il avait vaincus, sa terrible mère et sa femme en pleurs le supplient d’épargner Rome, il a pitié, et sa pitié fera prétexte à son assassinat. On complote puis assassine Jules César pour se préserver de la tyrannie, les querelles de succession se déploient, Brutus ou Marc-Antoine ? la démocratie fonctionne-t-elle mieux avec ou sans le peuple ? A chaque pause, je verrai le spectacle d’un autre endroit. – Ce n’est plus du théâtre ? – Au contraire, c’en est enfin.
Car il y a l’ordre.
Et cet ordre dit que toute cette technique moderne n’est pas là pour elle-même, mais est au service du spectacle, c’est-à-dire au service du rapport entre le public et les acteurs ; lesquels acteurs sont extraordinaires de bout en bout, qui servent le public en servant le texte de tout leur corps ; et ce textes du XVI° siècle nous racontent Rome, l’empire romain, dans nos habits d’aujourd’hui, et ils nous racontent le pouvoir des hommes sur les hommes et ne le juge pas ; et ces textes sont écrits par le plus grand génie qu’ait à ce jour connu l’humanité.
Et il y a que les acteurs jouent des hommes et les actrices des femmes, et devoir écrire une si pauvre phrase dit assez, je crois, quel point de négation des évidences est aujourd’hui atteint, au moins en France. Certaines actrices jouent des rôles initialement destinés à des hommes, mais elles ne jouent pas les hommes, et nous voyons sur le plateau des femmes politiques tout à fait formidables. Et comme le texte, évidemment, ne parle pas de cela : du rapport des femmes au pouvoir par exemple, les gémellaires imbécilités du machisme et du féminisme nous sont également épargnées, cela repose. Changements le plus souvent éclairants. Marc-Antoine néglige sa part d’Empire à se vautrer au lit de Cléopâtre, provoquant ainsi, à Rome, l’ire d’Octave César, qui est joué par une femme. Le conflit se déploie, rivalité mimétique à vue. – Actors Studio ? – Actors Studio si l’on veut. Mais un théâtre enfin capable de prendre en charge le cinéma, et de l’incorporer. Les acteurs n’ont pas à porter et assumer la forme – à faire des choses formelles –, ils ont à jouer et ils ne s’en privent pas ; ce qui n’a d’ailleurs pas lieu au préjudice de celle-ci, puissante, sensée.
Ivo van Hove, le metteur en scène, a fait un plan de coupes cohérent dans les trois tragédies, supprimant les scènes de guerre, remplacées par une musique puissante et leur récit résumé écrit, et supprimant les scènes où parle le peuple. Tout le spectacle se concentre sur les politiques, et leurs discours, champ dans lequel interviennent leurs amis, conseillers, et leurs familles, leurs amours. « Les mots peuvent tuer en politique. Il faut s’en méfier mais ils sont aussi le meilleur moyen de porter un message, une espérance, un projet. Brutus et Coriolan sont de ce point de vue de grands rhétoriciens. Cela étant, Coriolan dit toujours sa vérité et ne masque rien, Brutus est plus dans la stratégie et doit parfois dissimuler. Marc-Antoine, lui, parle avec son cœur. Quand on voit les trois pièces ensemble, on a comme une encyclopédie des différentes formes de langage politique. C’est fascinant. » « On examine en détail le fonctionnement du système à partir des hommes qui le font fonctionner, on ne les juge pas. » Aussi étonnant que cela puisse être, c’est vrai. Le spectacle n’est aucunement à charge, aucun message, aucune idéologie ne le sous-tend : il dit notre monde, et c’est tout.
Les six heures ont passé comme une flèche.
Je suis sorti enthousiasmé, lavé de toutes les fatigues.
Et maintenant, tout est fini.
Le reste du théâtre semble fini ; et cela même en quoi l’on pouvait encore faire semblant d’espérer. L’impression est nette que le théâtre français, ses acteurs, ses metteurs en scène, ses auteurs dramatiques, ses politiques culturelles, est terminé, ou tout au moins intégralement vaqué ; et que rien d’important ne semble plus devoir se faire dans cette langue-là ; que la France, en somme, surtout en matière culturelle, en dépit qu’elle en ait et quoiqu’elle gesticule dans des formes désuètes, est derrière nous. On m’objectera, non sans raison, que les Pays-Bas et leur communauté linguistique n’ont pas une influence internationale énorme, mais là n’est pas le problème. La représentation de la réalité ne leur est pas interdite.
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Prison rose
La femme parle en premier :
– J’ai fait repeindre en rose la prison ; tu ne sortiras pas d’ici vivant.
– Et alors ?
– Je t’imaginais davantage aimer la liberté. Mais cela même, tu es trop fier pour l’admettre.
– Du temps que je régnais, je ne faisais nul cas de la liberté, et ce faisant, la laissais libre. Vous ne m’en privez pas, ma petite fille ; car vous ne me pouvez priver que de ce qui m’appartient.
– Tu vas souffrir ici, mon oncle.
– Certainement. Mais cela du moins est à moi.
– Il faut que tu croupisses et souffres et meures ici. Toi ôté, le monde est libéré, chacun fait selon son désir. Nous n’avons plus besoin de soldats, nous n’avons plus besoin de devoirs.
– Vous n’avez plus d’honneur.
– Qu’importe, je n’aurai pas d’enfant.
– Ton monde meurt, imbécile. Quel âge as-tu à présent, Ingrid ?
– Moins que celui que je parais, puisque je ne parais évidemment pas mon âge.
– Tu as toujours ce visage d’enfant butée, mais comme ciré, et cireux. Ton visage d’enfant est un masque de mort.
– Non. Tu me hais.
– C’est une décision que tu as prise. Je ne te hais pas. Simplement, il te fallait ma place, vite, toute ma place, tout de suite, quitte à me marcher sur la face. Je ne te souhaite pas qu’un jour tes enfants à leur tour t’imitent.
– Mes enfants ? Quels enfants ? Je les tue dans mon ventre. Quant aux autres enfants de la Cité, ils me seront soumis. Comment ne reconnaîtraient-ils pas en moi la révolte, leur révolte, la matrice même de toutes les révoltes ?
*
Voilà, c’est tout. C’était une page de carnet, griffonnée ce matin dans un quelconque buffet non fumeur d’une charmante gare de Province. J’ai simplement imaginé d’inverser le rapport de pouvoir liant Antigone et Créon. Le vieux homme en tenue militaire approximative est arrêté, placé dans une cellule – bizarrement ? – rose (fluo). Nantigone (oui, Nantigone, pourquoi pas ?) lui rend visite – peut-être, pour plus de transparence, les protagonistes sont-ils séparés par une vitre blindée.
Une autre note (très approximative et schématique), la veille :
« Nantigone, fille de Nœdipe, pour exister, doit fantasmer son père en une espèce d’Hannibal Lecter. Elle doit le transformer en Hannibal Lecter, quitte à récrire l’histoire entière. Et par extension tout homme plus âgé qu’elle… » Pour Lecter, je pense surtout aux films, et donc à Anthony Hopkins. De Thomas Harris, j’ai seulement lu Dragon rouge, probablement peu après sa sortie en France, dans les années 85 (au pif).
Je l’ai appelée Ingrid, finalement, (je voulais un prénom charmant et froid, papier glacé, qui sente le Nord, i. e. la Réforme) et lui est anonyme. Nommer (ou évoquer) Antigone, ou même Créon, les eût rendus illisibles. « Mon oncle » a l’inconvénient de rappeler le Fou dans King Lear, et « Cela du moins est à moi », à propos de la douleur (ou de la souffrance, je ne sais plus), est de Claudel (Mesa, je crois, dans Partage de midi).
Restons-en là.