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Hamlet ou Hécube, de Carl Schmitt (2)

A peine avons-nous reconnu dans la culpabilité de la reine et la figure du vengeur deux irruptions de l’époque contemporaine dans le drame que nous voici confrontés à la dernière question : est-il permis d’intégrer une argumentation historique à l’étude d’une œuvre d’art ? Où la tragédie va-t-elle chercher l’action tragique dont elle vit ? Quel est en ce sens, d’un point de vue général, la source du tragique ?

Telles sont les questions par lesquelles Schmitt ouvre la troisième partie de son ouvrage.

Les difficultés tiennent aux spécialisations universitaires, les littéraires cherchant solutions dans l’œuvre close sur elle-même et dans ses sources littéraires avérées (pour Shakespeare Plutarque et ici Saxo Grammaticus), les historiens se dispensant de la littérature ; spécialisations reflétant également une philosophie de l’art et une esthétique dominantes :

Mettre une grande œuvre d’art en  relation avec l’actualité politique de l’époque de sa composition leur semble être une façon de troubler la beauté purement esthétique et de dégrader la valeur propre de la forme artistique. La source du tragique repose alors dans la force de création libre et souveraine du poète.

C’est cette idée-là que, très rigoureusement, Carl Schmitt va mettre à mal.

En effet, Shakespeare n’appartient pas au XVIII° ou au XIX° siècle allemand lyrique et romantique où le poète est un manière de travailleur à domicile écrivant simplement un livre destiné à l’impression.

Sa situation – d’homme de terrain, dirais-je pour parler l’atroce langue de mon siècle – est plutôt celle-ci :

Un auteur dont les pièces sont destinées à une représentation immédiate devant un public qu’il connaît bien se trouve, en effet, avec ce public qui est le sien, non seulement dans une relation psychologique et sociologique réciproque mais dans un espace public commun. Le public rassemblé dans la salle constitue par sa présence concrète l’image d’un espace public qui englobe conjointement le poète, le metteur en scène, les acteurs, le public lui-même, et les inclut tous. Le public présent doit comprendre l’action de la pièce sinon, tout simplement, il ne suit pas et l’espace public se dissout ou aboutit à un simple scandale de théâtre.

Un tel espace public fixe une limite claire et nette à la liberté d’invention de l’auteur dramatique. Ce qui contraint au respect de cette limite est le fait que le public ne suit plus quand ce qui se passe sur scène s’écarte trop de son savoir ou de ses attentes et devient à ses yeux incompréhensible ou absurde. (…)

Il ne faut pas ici se laisser abuser par la liberté en apparence illimitée dont Shakespeare fait preuve à l’égard de ses sources littéraires. Cette liberté est grande en effet et l’arbitraire avec lequel il utilise de telles sources a fait qu’on a pu dire de lui qu’il était « intimement anti-historique ». Mais sa liberté, qui confine à l’arbitraire, à l’égard des sources littéraires, n’est que l’envers d’un lien d’autant plus solide à son auditoire londonien concrètement présent, et au savoir que celui-ci avait de certaines réalités contemporaines.

C’est par ces réflexions somme toute très claires que Schmitt nous amène au cœur même de son livre, et que commence également de s’éclairer la raison qui lui fait l’écrire.

La démonstration de l’auteur est en effet un tour de force qu’il n’est pas si simple de résumer en quelques mots, d’autant que le passage de l’allemand au français, ici, n’est pas sans ajouter à la difficulté.

La pièce de théâtre n’est pas seulement jouée quand elle est représentée ; en tant que pièce, elle est en elle-même un jeu. Les pièces de Shakespeare, tout particulièrement, sont un authentique jeu de théâtre, jeu comique ou tragique. Le jeu a son propre domaine et se crée son propre espace à l’intérieur duquel règne une assez grande liberté à l’égard tant du matériau littéraire que de la situation qui a présidé à la composition de la pièce. Ainsi se constituent un espace de jeu et un temps de jeu spécifiques qui autoisent la fiction d’un pur processus-fermé-sur-lui-même, rond et coupé de l’extérieur. (…) Cela vaut aussi pour la tragédie Hamlet.

Il sera donc question du jeu, du jeu tragique (Trauerspiel) – à quoi correspondrait peut-être, en français, tout simplement une idée point trop contemporaine ou moderniste de théâtre – et de sa différence avec la tragédie (Tragödie) pour ainsi dire au sens attique (les Grecs, quoi) ; au centre de la démonstration, il sera question du Theatrum Mundi…

L’idée de jeu tragique, sous l’aspect théologique du Jeu de Dieu, est en effet commune aux traditions catholiques et protestantes.

Le théâtre de Shakespeare appartient donc davantage au jeu tragique qu’à la tragédie :

Il n’est absolument pas possible de négliger le fait que le tragique ne se prête pas à un jeu, surtout à propos des Trauerspiele de Shakespeare dont le caractère ludique apparaît même dans ce qu’on a coutume d’appeler ses tragédies.

L’affaire, en somme, est entendue ; et la raison pour laquelle Schmitt a ramené les Grecs sinon inaudible du moins superfétatoire.

A ceci près que Schmitt en vient à la célèbre scène dite du théâtre dans le théâtre, dans laquelle, à la demande d’Hamlet un comédien déclame la mort de Priam en pleurant pour Hécube, cette représentation visant à confondre ce spectateur particulier qu’est le roi meurtrier de son frère. La lecture que fait Schmitt de cette scène est cruciale.

D’abord parce qu’il la pense comme triplement  - incluant donc l’intrusion de la réalité historique –  et non comme simple doublement interne à la pièce Hamlet, l’époque baroque sachant qu’agir en public, c’est agir sur une scène et donc du spectacle (ce que confirme la célèbre formule latine du théâtre du monde : Totus mundus agit histrionem). Dans cette lecture, le questionnement d’Hamlet – que Schmitt a placé en exergue à son livre – découvrant l’existence de ces gens, les comédiens, pleurant des personnages de fiction ouvre un abîme :

Pourquoi ce comédien a-t-il les larmes aux yeux ?

Pour Hécube !

Qu’est Hécube pour lui ? Et qu’est-il pour elle ?

Que ferait-il s’il avait perdu ce que j’ai perdu ?

Si on avait tué son père et si on lui avait pris la couronne ?

(Ce qui ouvre sans doute droit à cette autre question : Que, ou qui, nous est Hamlet ? Et tel est bien le véritable fond de l’ouvrage de Schmitt – d’où son titre subtil.)

Schmitt peut donc poser ainsi que la pièce dans la pièce, à l’acte III, est en réalité la véritable pièce, jouée devant le décor (et non derrière). Ce qui suppose, nous dit-il, un noyau de réalité extrêmement fort.

 Il y a certes de nombreuses formes de jeu dans le jeu, mais il n’y a pas de tragédie dans la tragédie. La pièce dans la pièce à l’acte III d’Hamlet est pour cette raison une preuve grandiose et exemplaire, elle montre qu’un noyau d’actualité et de présence historiques – le meurtre du père d’Hamlet-Jacques I° et le mariage de la mère avce le meurtrier – avait la force d’exalter le jeu en tant que jeu sans anéantir le tragique.

Nous en arrivons apparemment à la conclusion – mais elle-même n’est qu’une ouverture :

Savoir que cette pièce, Hamlet, prince de Danemark – qui ne cesse de nous fasciner justement en tant que jeu – ne se résout pas totalement dans le jeu devient pour nous tout à fait capital. Elle contient d’autres éléments que les parties constitutives du jeu et, en ce sens, n’est pas un jeu parfait. (…) Ces deux irruptions – le tabou qui occulte la culpabilité de la reine et le détournement du type du vengeur qui a conduit à l’hamlétisation du héros – sont deux ombres, deux zones obscures. Ce ne sont en aucune façon de simples implications historico-politiques, ni de simples allusions, ni de vrais reflets, mais des données enregistrées dans le jeu, respectées par le jeu et autour desquelles il tourne timidement. Elles perturbent l’absence d’intention du pur jeu. Elles sont, pour cette raison, du point de vue du jeu, un moins. Mais elles ont permis que la figure scénique d’Hamlet devienne un vrai mythe. Dans cette mesure, elles sont un plus, car elles ont élevé le jeu tragique (Trauerspiel) à la tragédie.

 

 

 

 

 

 

 

(A suivre…)

 

 

 

 

 

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