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Ecole - Page 2

  • Réel réel

    Partons donc, si vous le voulez bien, de cette note en bas de page de Jean-Claude Michéa (L’enseignement de l’ignorance).

     

    Quand la classe dominante prend la peine d’inventer un mot (« citoyen » employé comme adjectif) et d’imposer son usage, alors même qu’il existe, dans le langage courant, un terme parfaitement synonyme (civique) et dont le sens est tout à fait clair, quiconque a lu Orwell comprend immédiatement que le mot nouveau devra, dans la pratique, signifier l’exact contraire du précédent. Par exemple, aider une vieille dame à traverser la rue était, jusqu’ici, un acte civique élémentaire. Il se pourrait à présent que le fait de la frapper pour lui voler son sac représente avant tout (avec, il est vrai, un peu de bonne volonté sociologique) une forme, encore un peu naïve, de protestation contre l’exclusion et l’injustice sociale, et constitue à ce titre, l’amorce d’un geste citoyen.

     

    (L’humour – noir, il est vrai, mais que voudrait-on ? – de Michéa, je trouve, n’a pas été assez noté. L’expression « un peu de bonne volonté sociologique » est un sommet.)

     

    A l’adjectivation des substantifs ayant déjà un adjectif (citoyen remplaçant civique) correspond également la substantivation des adjectifs ayant déjà un substantif : réel était l’adjectif provenant de réalité ; il tend aujourd’hui à le remplacer : voilà qu’à toutes les sauces, on nous fourgue du réel.

     

    Il faut donc que le réel soit l’exact contraire de la réalité.

     

    J’en conclus ce billet, quitte à paraphraser une phrase attribuée à Malraux, et déjà passablement galvaudée, d’une note guillerette, sinon pas même optimiste :

     

    Le réel sera citoyen et il ne sera pas.

     

    Ce qui est très logique, merci.

  • Je ne vous le recommande pas

     

     

     

     

     

     

     

    J’ai commencé de lire un livre épatant, impressionnant, formidable.

    Beau.

     

     

     

    Son titre est très connu, du moins longtemps le fut, mais il serait pour le moins délicat de faire lire même son début dans les collèges ou lycées de France.

    (Les choses délicates sont sur le point d’être interdites, non ? Et plus encore peut-être les choses vénérables. Un extrait sera exceptionnel ; une mention orale, suffisante.)

     

     

     

    Ses personnages, réels ou non, aussi sont célèbres, et même quelques objets.

    Ce n’est pas de la littérature jeunesse comme disent les cochons ; pourtant, et à plusieurs titres, c’est de l’enfance en barre, ce bouquin. Des enfances, même.

    Il ne fut pas écrit pour les enfants, pourtant. Mais pour les hommes.

    (A mesure que l’adolescence s’étend en flaque commerciale obligée, l’enfance et l’âge d’homme s’amenuisent, en longueur évidemment, en profondeur surtout.)

     

     

     

    C’est un livre abandonné aux techniciens – et il en faut.

    C’est un livre à pleurer sur les beautés perdues.

     

     

     

    Etant un porc, je ne l’avais jamais lu. Je vais le lire lentement.

    Dans plusieurs traductions. Et dans le texte aussi.

     

     

     

    Son auteur l’a signé, mais il est demeuré anonyme.

     

  • Eloge de la Halde

    Quoique je tienne que la comédie moque tout ce dont elle parle, et donc que Le Misanthrope ou L’atrabilaire amoureux d’un dénommé Molière ne fait pas exception à la règle, j’ai de la sympathie, c’est-à-dire de la compassion, sinon pas simplement de la pitié, et davantage que je n’en ai pour Tartuffe ou Dom Juan, pour ce pauvre type d’Alceste.

    Molière par Nicolas_Mignard.jpg

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  • L'enseignement de l'ignorance (2)

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    Ce billet suit le précédent (car je ne crains pas le pléonasme).

     

    Elle envoya donc l’enfant à l’école où les acquisitions de ce jeune esprit ne dépassèrent pas, en plusieurs années, l’art d’écrire sans orthographe et de calculer sans exactitude. Mais la vase de divers égouts n’eut pas de secret pour elle. Le biceps arithmétique ne devait se développer que plus tard, à l’arrivée de l’argent.

     

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  • L'enseignement de l'ignorance

    Les constats éclairés de Jean-Claude Michéa seraient pour le moins désespérants, si tout hélas ne portait à les justifier – et je tiens qu’il faut tenter de ne pas désespérer de la réalité, tout espoir, catastrophe incluse, ne pouvant malgré tout venir que d’elle –, et s’ils ne se trouvaient présentés dans des livres dont je dirais qu’ils sont rafraîchissants d’intelligence ; car c’est une consolation de savoir qu’il se trouve encore en ce pays en proie au plus grand sinistre de son histoire, sinon pas : en proie au sinistre de son histoire même, quelques esprits capables de nous donner, des maux dont nous souffrons, une explication raisonnable, étayée par des faits vérifiables, dans une syntaxe impeccable (1).

    Aussi, étant sur tant de points bien au-dessous de cet auteur, n’entreprendrai-je pas une critique du livre qui m’intéresse ce jour, L’enseignement de l’ignorance, mais me contenterai-je de recopier le chapitre V de ce livre, que je m’autorise au surplus à débarrasser de ses notes, au demeurant fort intéressantes :

     

    A présent qu’il s’efface de nos vies, et bientôt de nos mémoires, nous comprenons un peu mieux ce qu’était vraiment le monde moderne jusqu’à une date récente. Ce qui faisait sa complexité effective, au-delà des simplifications rituelles de l’idéologie, c’était justement cette contradiction permanente entre les règles universelles du capitalisme et la civilité particulière des différentes sociétés où sa construction était expérimentée.

    C’était donc un monde où le « mode de production capitaliste » était bien loin de régner en maître. Tout autour de lui, en effet, subsistait un vaste ensemble de conditions écologiques, anthropologiques et morales, où, sans doute, le pire pouvait côtoyer le meilleur, mais dont on s’aperçoit, rétrospectivement, que si elles avaient rendu possible un degré déjà élevé de production capitaliste, c’était dans la mesure même où, selon des modalités diverses, elles permettaient d’en limiter ou d’en amortir les effets les plus dévastateurs. C’est, avant tout, ce dispositif historique compliqué qui rend intelligible l’ambiguïté constitutive de la plupart des institutions du temps, à commencer par l’Ecole républicaine, elle-même.

    Une fonction décisive de cette dernière était déjà, bien sûr, de soumettre la jeunesse aux contraintes de l’Ordre Nouveau, c’est-à-dire au règne naissant de l’universalité marchande et de ses conditions techniques et scientifiques. En témoigne, entre mille exemples, le combat obstiné mené par l’Ecole laïque contre les « patois » et contre diverses traditions populaires ou locales qui, d’un point de vue capitaliste, sont toujours, par définition, archaïques et irrationnelles. C’était également un lieu – où cette fois pour des raisons tenant, essentiellement, aux lointaines origines historiques de l’institution – s’exerçaient encore trop souvent des formes de discipline, de surveillance et de contrôle autoritaire, à coup sûr incompatibles avec ce qu’exige la dignité des individus modernes. Mais, en même temps, cette Ecole républicaine se souciait réellement – et sans doute, avec beaucoup de sincérité – de transmettre un certain nombre de savoirs, de vertus et d’attitudes qui étaient en eux-mêmes parfaitement indépendants de l’ordre capitaliste. On aurait le plus grand mal, par exemple, à déduire la décision d’enseigner le latin, le grec, la littérature ou la philosophie, des contraintes particulières de l’accumulation du Capital. En réalité, chacun voit bien qu’une culture classique réellement maîtrisée, nourrie, par exemple, des modèles du courage antique ou des chefs-d’œuvre de l’intelligence critique universelle, avait au moins autant de chances de former des Marc Bloch ou des Jean Cavaillès, que des spectateurs sans curiosité intellectuelle ou des consommateur disposés à collaborer sur tous les modes au règne séduisant de la marchandise.

    C’est ce fragile compromis historique, sur lequel reposaient, tant bien que mal, les différentes sociétés modernes, qui s’est trouvé progressivement brisé, au cours des inoubliables années soixante.

     

    A suivre…

     

    (1) Signe de temps, je me demande en revanche comment et si ma phrase tient debout.

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