Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

En contrebas, de Heinke Wagner

littérature,théâtre,critique,heinke wagner,fantômes,cosmos,conscience,dieu,

Crédits : TouN (Saint-Nazaire)

C’est l’intimité d’une conscience amplifiée aux dimensions du cosmos, que la chose dramatique bénéfiquement contraint dans un hôtel en ruines, dedans-dehors d’un monde que l’on reconnaît surtout à ce que lui-même ne se reconnaît pas, « Palais » qui peut bien devenir dédale d’administrations et bureaux, ou encore chantier où se bâtit, comme aux frais de quelque espérance déjà mécanisée, un nouveau complexe hôtelier pour touristes de masses.

On se sent comme chez soi dans cet étrange monde où tout flotte et glisse, objets et personnages, où toute conscience de la crise, même aiguë, se double de celle de son irréalité foncière, où toutes les permutations semblent et sont peut-être possibles mais où nulle issue autre que la mort ne se dégage, sinon cette poésie elle-même qu’est le flottement et, indissociablement, cette molle et vaine façon de le maudire.

De même que l’univers n’est pas stable, possiblement plusieurs et pourtant un, « les personnages aussi flottent dans les rôles » ; le résultat est tout à fait étonnant, d’une beauté singulière où la phrase la plus prosaïque, la discussion plate et très souvent stérile, femme enceinte et déjà seule faisant des sondages téléphoniques, gamin de banlieue s’adressant à un cadre à la dérive, prennent sans fioritures syntaxiques aucunes une profondeur métaphysique qu’on ne leur soupçonnait pas. C’est qu’ici, on flotte à la lisière d’une identité qu’on cherche, qu’on fantasme, qu’on désire, qu’on trouve très vaguement, comme par défaut, et dont à peine entrevue on ne sait plus au fond si on la veut vraiment, tellement sans plus de raison elle aurait pu être autre.  

Tout est dans En contrebas mêlé de ce qui est ordinairement séparé, et des morceaux d’intimité sont nettement perceptibles dans ces conversations où ils ne sont pas censés du tout figurer, presque au même titre que l’amour manque, ou semble manquer, dans les histoires du même nom, et qui ont presque l’air de se jouer à vide, ou de n’être que les histoires de son manque ; les trois parties qu’encadrent Prologue et Epilogue, malgré leurs titres à l’arrêt, « Ronde », « Travails », « Cités », quoique bien distinctes quant aux situations qu’elles recouvrent, conservent ce degré d’onirisme concret, parfois déroutant, et cette intrication de la conscience intime et des moments de la vie amoureuse ou sociale – dans un monde aux contours évanouis, sans repères tangibles, sans plus de séparation entre dedans et dehors, public et privé, où toute autorité réelle semble s’être renoncée elle-même – conduit clairement l’action, mais comme au hasard et vers une destination inconnue, sans qu’aucun fil directeur pourtant ne manque.

Les personnages semblent être les fantômes que suscitent la conscience de l’un d’entre eux, ouvrant la pièce et répondant à peine à l’énigmatique nom de Er, personnage qui se meurt, assisté parfois d’un mystérieux Veilleur, une manière d’Ange gardien dans un monde où Dieu, définitivement, est absent, ou mort – à cette énormité près que son nom demeure, et peut être prononcé (ah, le moment où Sophie ébauche une prière portant conscience de sa vacuité même, « essaie de s’agenouiller, mais ne trouve pas la position juste »). Entre l’hôtel en ruines du commencement et celui dont les fondations sont en cours dans la dernière partie, que l’on travaille pour le sondeur Eurêka ou que l’on se fasse balader dans les délires administratifs de la fusion des Assedic et de l’Anpe, c’est toujours la même errance que rien ne vient arrêter, et peut-être pas même la mort, le Capitaine achevant de son poème enfin ce foisonnement flottant de situations qu’Er avait ouvert et que sa mort n’a pas interrompu…

Ils sont ces fantômes, oui ; et nous sommes ces fantômes ; nous nous reconnaissons en eux, presque immédiatement, devant tellement de tristesse et de banalité qu’il y a de quoi sourire. Car ce monde a sa légèreté, et sa musique de cirque, lancinante, comme une invitation aussi à la danse, présente par intervalles dans la pièce, semble être son filigrane réel. Et nous voyons, presque avec stupeur, ces personnages se balbutiant eux-mêmes, cherchant à se dire, et n’y parvenant jamais mieux que de leur échec à le faire.

La pièce, à laquelle une description analytique ne rendrait sans doute pas justice ici, lui donnant seulement l’air d’être d’une grande complexité technique, avance tout en finesse et grâce, portant avec une fluidité funambule ses personnages, couples se cherchant et se séparant d’un même tenant, si l’on ose dire, et peut-être n’existant qu’ainsi ; individus qui ne savent pas qui ils sont, et à peine qu’ils sont, d’en avoir trop conscience, cherchant du travail, même idiot, dépourvu du moindre sens, et côtoyant l’abîme, de façon si banale ; anciens amants qui de nouveau se croisent et ne se reconnaissent même plus ; jeunes gens en déshérences diverses, bourgeois ou paumés, et qui font mine de ne pas s’entendre en s’accrochant à l’idée qu’ils ne sont pas tout à fait des mêmes mondes… et discutant tout de même à leurs intersections.

Et puis ces personnages, flottant dans leurs identités, qui tous sont moins eux-mêmes que celui qu’ils auraient pu être, et cela semble presque extraordinaire, on les distingue très bien entre eux ; Sophie, Laure et Eve ne sont pas la même femme, quelque flou flottement qu’elles partagent ; les hommes, eux, sauf Jean, semblent encore marqués de fonctions symboliques – le Capitaine, le Veilleur, le Jeune (qui est aussi bien un jeune cadre imbécile toisant un employé plus âgé qu’un marlou de banlieue tentant de déprécier le monde pour le faire coïncider à telle idée de lui-même qu’il a, et qui est en tout état de cause celui qu’aucun rite anthropologique ne semble plus devoir mener à l’âge adulte) – en cours de dissolution, ils n’ont pas de prénom bien fixe, mais une idée désignée de ce qu’ils devraient être et qu’il n’est pas possible peut-être d’assumer encore pleinement.

Les dialogues, très clairs, prosaïques et profonds à la fois, empreints de cet humour pudique, subtil que peuvent avoir sur eux-mêmes les gens qui doivent bien convenir à la fin que ça ne va pas si bien, se dégagent d’un fond de noirceur, et pour ainsi dire de mystère, qu’ils éclairent, mais pour l’en rendre seulement coruscant, et dont les paroles et le corps d’Er peut-être peuvent donner l’idée ; non pas donc comme s’ils prétendaient le percer ou résoudre, mais simplement le donner à voir en tant que mystère, là, sur la scène qu’on se fait à la lecture.

C’est à la finale une manière éminemment paradoxale et sans doute dramatiquement très blâmable, de traiter la question du mal par la présentation d’un monde qui, tissé seulement de tous petits conflits anodins, presque capables de s’auto-résorber, et en quelque sorte dépourvu de tout gouvernement discernable et donc aussi de tout jugement positif ou négatif à porter sur ce dernier, soit parvenu à ne plus connaître que douces ruines mouvantes, objets fantomatiques mais personnages aussi, sans plus rien à défendre ou combattre, presque anonymes, en quelque sorte ne représentant plus rien, à la limite de la représentation et de la représentabilité ; et l’on peut lire aussi En contrebas, sans trop d’égards pour les volontés de l’auteur, dont nous ne savons rien, comme une pièce où l’absence de mal réel, affirmé, positif, pour ainsi dire dramatique, fait pendant à l’autre absence, celle de Dieu, laissant les hommes dans un désert immense, terrestre purgatoire idiot et dans lequel ils tournent en rond, en quête d’un sens qu’ils ne trouveront pas. Et ici, il se peut assez que nous soyons allégrement passés du côté de l’interprétation univoque, tant seule l’absence de Dieu est évoquée réellement, tandis que la question du mal, de la cruauté consciente, volontaire n’entrerait étrangement pas dans le large champ pourtant que parcourt la pièce, légèrement ; au point qu’on peut presque dire la première absence positive quand la seconde serait proprement négative, impensée, et dont l’extrême banalité de tout serait en quelque sorte l’involontaire conséquence ; de sorte que ce ne serait pas tant d’abord Dieu qui manquerait, même vaguement, qu'ici-même ce qui le rendait possiblement nécessaire. Il importe assez peu, sauf évidemment aux très relatives questions de vanité et d’égo, de savoir si ce non-traitement du mal, de la méchanceté est à dessein ; importe en revanche qu’il se manifeste par une manière d’apolitisme troublant, très à contre-courant d’une époque faisant tout descendre au tout-à-l’égout médiatique, saisissant les situations non pas sur le mode conflictuel ordinaire (pour/contre, droite/gauche, etc) mais dans le sens de leur verticalité, n’atteignant par malheur tout à fait à rien vraiment vers le haut et se dissolvant dans les brumes d’une douce inconscience vers le bas ; ce qui n’est pas pour rien dans cette impression de flottement – mais peut-être également de torpeur – qu’indique souhaiter l’auteur dès sa première didascalie. Et il nous serait tentant de voir dans cette évacuation des existences hors de toute possibilité polémique et tragique, d’aucuns ici diraient historique, la puissance politique même, totalement en creux, de cette pièce de fantômes sympathiques et dolents. Nous.

La violence de ces solitudes toutefois, toujours comme d'abord en elle-même comprise et enfermée, de leurs heurts mols et répétés, mais comme par inadvertance, dans un monde toujours mal appréhendé et mal compris, la violence elle-même, quoique présente, et peut-être d’autant plus présente qu’on ne trouve donc ici aucun personnage de méchant de carnaval, mais une accumulation touchante de détresses ordinaires et sur lesquelles l’auteur, fait rare, ne semble pas nous enjoindre à quelque apitoiement, la violence elle-même semble flotter, ne pas avoir de contour décidé, et finalement être contenue dans une gangue de douceur, tant chacun de ces personnages, au fond, ne cherche qu’à aimer, et ne sait pas tellement comment on fait.

Ce qui est finalement émouvant ; et beau.

 

 

 

 

En contrebas n’est pas publiée.

Heinke Wagner est allemande, écrit en français. Elle est auteur dramatique, traductrice et formatrice. Elle vit à Saint-Denis.

 

 

 

  

Les commentaires sont fermés.