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D'un retournement l'autre, de Frédéric Lordon

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Il faut avoir confiance en l’offre et la demande,

Ces choses d’elles-mêmes, sans aucune commande,

S’ajustent toutes seules, œuvrant pour le meilleur :

C’est comme une machine programmée au bonheur,

Un automate à faire de la prospérité.

Je ne cesse de dire qu’il faut nous y livrer.

Ajoutez-y parfois quelques innovations,

Le marché a d’ailleurs de l’imagination,

Il est à lui tout seul comme une intelligence,

Disons même le mot : c’est une Providence.

 

LE PRESIDENT, acte II, scène 1

 

 

 

 

C’est une aussi bonne nouvelle pour le théâtre français que ce devrait en être une inquiétante pour les dramaturges professionnels de la profession – même si tout laisse à penser que, tout à leurs carrières en toc et à leurs clamitations de sycophantes narcissiques les obligeant, presque statutairement, à rien moins que l’insignifiance pure, ils ne s’apercevront de rien du tout ! – que le passage inattendu par l’écriture dramatique de l’économiste Frédéric Lordon ; car enfin, quoique pas exempte de quelques défauts de construction finalement mineurs, ou plutôt, péchant par quelque voie moyenne où l’excès eût dû être plus grand, et couronnée d’un titre empruntant assez hors de propos à Louis-Ferdinand Céline son fabuleux mais fatiguant solécisme, cette D’un retournement l’autre est extraordinairement supérieure à presque tout ce qui s’écrit de théâtre aujourd’hui en France, tant parce que la pièce dit réellement quelque chose – ce qui change un peu de la sénilité poétique extrême des Minyana, Melquiot et consorts parfois récompensés par une Académie française à bout de lettres – que par la manière proprement dramatique dont elle trouve à l’exprimer.

 

Le sous-titre de la pièce ne ment pas, et c’est bien à une « Comédie sérieuse sur la crise financière / En quatre actes et en alexandrins » que nous avons affaire. Le choix du genre dramatique comme du sujet, de la structuration en actes et de la forme donnée à la langue (trois raisons sur quatre, dans le naufrage culturel ambiant, de se faire a priori traiter de ringard !), au moins autant que les compétences de l’auteur en économie, ne sont pas du tout indifférents à sa réussite. Si les vers sont ceux d’un surmirliton inspiré, ils n’en sont pas moins et clairs et drôles, ne lésinant pas sur une certaine violence travaillée, jamais gratuite ni vulgaire, toujours au service du sujet. Le lecteur contemporain trouvera dans la pièce des allusions plus que claires à la crise financière actuelle, aux crises financières, même, décomposées ici en chutes – ou retournements, comme le préfère le titre – successives, à Jérôme Kerviel, à la Société Générale, aux subprimes, à l’irresponsabilité criminelle du secteur bancaire, aux surendettements des Etats européens, au président Sarkozy et à son premier ministre Fillon (quoique l’auteur ait très judicieusement privé tout ce compact quarteron de banquiers et politiciens de noms propres, les ramenant ainsi, par un procédé classique de comédie, à une typification bienvenue qui dit exactement leur réalité en faisant d’eux les pantins fantoches que leur ambition seule, veulerie et vénalité indéfectiblement liées, boursoufle d’importance), le tout étant déroulé acte après acte – et c’est la très grande réussite de Lordon dramaturge – avec une clarté toute moliéresque.

Au point qu’on se demande si le simple fait de parler de la modernité la plus complexe et la moins drôle avec les outils éprouvés de la comédie ne fait pas de toutes les innovations spectaclistes à la gomme (Jan Fabre, Romeo Castellucci), dont nous sommes si tristement abreuvés depuis bientôt deux  décennies complètes, l’équivalent dans leur ordre de ces bulles spéculatives financières, exercices d’un formalisme prétendument trash et désarrimé de toute raison, ne s’adressant à personne réellement d’aucun public, sinon à ces petites agences de notations que sont les petits pontes délirants de la presse et des ministères de la culture en cessation de pensée, qui garantiront leurs tournées dans les grandes capitales de la culture mondialisée.

 

Tous ces naïfs et pervers jobards de l’économie et de la politique, ramenés à leur seul type, sont merveilleusement raillés du début à la fin de la pièce, laquelle anticipe, par rapport du moins à l’actualité réelle, une manière de révolte ou de révolution mal définie (1) – les classes moyennes, sans doute, puisque, utopie, souhait ou délire, on imagine ici qu’elles seront à tel moment lassées d’être réquisitionnées d’autorité à raquer sans fin pour combler les trous sans fond que les précédents imbéciles mentionnés ne cessent et ne cesseront pas de faire…

Il n’en demeure pas moins que la pièce qui raconte l’effondrement final (ou pas loin) de la politique dans l’économie, ou plutôt la soumission forcenée, volontaire de la première à la seconde, a pour pivot central ce personnage de Président de la République, grotesque à la scène comme à la ville (mais hilarant seulement à la première ! ou, pour l’heure, dans ce livre), lequel est avant tout affligé de ces quelques tares majeures : on ne peut s’adresser à lui qu’en le flattant immensément d’être ce qu’il croit être, à savoir une manière d’Empereur du monde mondial, lequel monde obéit d’évidence et dans l’instant même à sa parole, qui est magique, au sens le plus banal comme au sens le plus freudien, d’être exactement accordée à rien moins que la Providence qui, comme chacun sait, est l’indiscutable autorégulation des marchés ! Et voilà comment, pensant que seul au-dessus de lui se tient le saint Marché comme au dessus du roi jadis, Dieu, on en vient à secourir avec l’argent de contribuables déjà copieusement endettés, des banques en faillites auxquelles bien sûr on ne demande aucune contrepartie ! Et qui donc, connaissant l’adresse où se faire renflouer, ne vont guère se priver de recommencer illico leurs désastreuses et indécentes gabegies !

 

L’auteur se permet même de faire tenir, de façon franchement avouée, sa propre position (l’Etat aurait dû nationaliser les banques lorsqu’il les a secourues) à un personnage de Deuxième Conseiller du Président que (par bonheur pour la pièce) personne ne veut entendre et que le Président, indigné d’être contredit, veut sans cesse virer ; et contrairement à ce qui est généralement tenté dans le théâtre contemporain où l’auteur comme un vulgaire journaliste nous donne seulement et exclusivement son opinion, Lordon le fait ici à bon escient – d’un point de vue dramaturgique s’entend (pour les opinions  économiques de l’auteur, il demeure évident qu’elles sont contestables ou discutables jusqu’à plus soif au café du commerce) – au point que l’on en vient à regretter qu’il n’y soit pas allé beaucoup plus fort, soit en donnant vraiment un contradicteur un peu sensé à son point de vue, soit en y allant dramatiquement plus fort, en suicidant le personnage, je ne sais pas, quelque chose qui malgré tout ne l’enferre pas, ou moins, lui aussi à l’anonyme grisaille où se préparent et perpètrent les crimes. Mais ce n’est là, une fois encore, qu’un minime défaut, une irrésolution peu gênante, la pièce ne cessant jamais d’être drôle et juste, et le point de vue de l’auteur étant dramatiquement compensé par le simple fait, inévitablement pathétique, que personne n’en a cure, et que la catastrophe suit assez paisiblement son cours (2)…

 

La postface bizarrement intitulée (décidément, les titres !) Surréalisation de la crise est en revanche tout à fait dispensable, et l’auteur, pour défendre un théâtre engagé, id est qui a quelque chose à dire, dont il a l’air de penser qu’il est une invention récente et récemment disparue, eût sans doute mieux fait, plutôt que le grand Spinoza et les petits Bourdieu-Deleuze (qui, tous, n’ont pas, que je sache, brillé par leur pensée sur la chose théâtrale), de ramener plus pertinemment le père de la comédie lui-même, l’immense Aristophane (« notre Sauveur suprême », comme s’amuse à le répéter le Philip Roth d’Opération Shylock), depuis lequel – et sa condamnation à mort pour haute trahison dès sa première pièce (hélas perdue), condamnation heureusement remise – l’Europe sait ou a les moyens de savoir que la satire sociale et politique, cruelle et crue, est la fonction première de la comédie.

 

 

D’un retournement l’autre, Frédéric Lordon, Seuil, mai 2011, 135 pages, 14 euros

 

 

 

 

(1)    Lordon aurait sans doute pu se passer, en toute fin, de cette référence un peu tombée du camion à L’insurrection qui vient de ce brave Julien Coupat, fleuron de l’Université française, et de son Comité Invisible qui passe à la télévicon…

(2)   … sauf à penser que la catastrophe, menant à l’insurrection mal définie évoquée ci-dessus, ne soit au fond ce que souhaite l’auteur, se décalant ici quelque peu de son porte-voix de conseiller élyséen.

 

 

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