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Les morts

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Le théâtre est politique.

J’entends dire ça, de temps à autre.

Je veux bien, moi.

Je suis même fondamentalement d’accord.

 

Mais, de plus en plus souvent, ça tend seulement à dire que l’auteur, ou ce qu’il en reste, donne gentiment son opinion sur le monde tel qu’il va.

Ce qui n’a aucune espèce d’intérêt.

Ou bien celui d’informer qui veut du genre de presse dont l’individu, en cela point dissocié de ses semblables, se repaît ordinairement.

On entend donc dire que le théâtre est politique.

A tel point que le plus imbécile parmi les directeurs de salle, et Dieu sait s’il y a course à décrocher ce pompon-là, est tout à fait capable, à la première occurrence venue de cette phrase, de prononcer le nom de Brecht, comme si la paternité d’une telle idée lui revenait d’évidence…

Et d’ensuite s’enfoncer dans les lieux communs les plus navrants.

(Il n’y a peut-être pas de sot métier, mais il est plusieurs légions de sottes gens…)

 

En somme, la phrase disant que le théâtre est politique a été tellement rabâchée, et d’autant plus rabâchée que tout théâtre réel disparaissait en effet, et peut-être même rabâchée pour couvrir cet unique fait-là, qu’elle s’est presque séparée de tout moyen d’être, même approximativement, comprise.

 

Je vais ici, brutalement, et sans aucune pédagogie ni justification, dire en quoi le théâtre est politique.

Le théâtre est politique en ce qu’il fait revenir les morts.

Sur la scène, les comédiens jouent des morts.

(Spectacle vivant ? Mon cul.)

Le théâtre n’est politique que parce que les morts y reviennent – fait que le théâtre, sans trop d’espoir d’être vraiment compris, met lui-même souvent en abîme (c’est, pour une fois, le cas de le dire).

Le théâtre d’Athènes fit ainsi revenir les héros homériques. Et quelques autres, antiques fondateurs de cités…

 

J’imagine, je veux imaginer, qu’alors cela était évident à tout le monde.

On va au théâtre voit revenir les morts.

C’est comme ça.

 

Dans la tragédie, ces morts, ce sont les héros du passé et ils s’adressent à nous, dont l’entendement est obstrué toujours, en termes mythiques, intemporels ; dans la comédie, nous sommes nous-mêmes, imbéciles, ces morts en proie à la confusion la plus vaine – dont notre susceptibilité parfois, bien à tort, s’indigne – scandale possible, alors.

 

*

 

Pour l’écrivain de théâtre, la représentation n’est pas tant à venir que supposée.

L’écriture dramatique elle-même la suppose.

Il n’écrit pas tant pour le théâtre en tant que représentation à venir, ni même vers le théâtre en tant que représentation à venir – comme dit aujourd’hui Novarina –, ce qu’il écrit, c’est la représentation même, et son texte, obéissant aux règles, lesquelles sont extrêmement peu nombreuses, nécessairement la suppose.

(Je veux bien admettre, en un sens, qu’on puisse dire l’inverse, et qu’un auteur dramatique prétende écrire pour ou vers le théâtre, la représentation physique, la scène ; mais je crois que cela est toujours ramenable à de très légitimes soucis de gloire, de reconnaissance, d’argent.

Je sais bien aussi que la redoutable propagande contemporaine tient vrai l’inverse et dit que l’écriture trouve sa soi-disant complétude au plateau, etc. ; mais comme ce n’est vrai, et partiellement, que des textes médiocres, il n’est point malaisé de comprendre qu’il s’agit justement d’encourager ceux-ci, ni de mesurer à quel point ces encouragements ont réussi au-delà même du probable. Voilà pourquoi, au passage, l'écriture dramatique a finalement été évacuée des maisons dites de littérature générale, littérature dont il ne reste par ailleurs pas grand-chose.)

Bref, l’auteur dramatique écrit du théâtre, et la représentation y est incluse déjà.

Même, donc, si pour diverses raisons, il a besoin que son œuvre soit bientôt montée, comme on dit.

Les deux choses ne se situent pas sur le même plan.

 

Si l’auteur dramatique écrit du théâtre, en connaissance des quelques règles de représentation – l’antériorité est là précisément –, sa pièce suppose la représentation.

Et la représentation ne lui est pas objet extérieur et prétendument à venir, elle est son sujet même.

Ce qu’il écrit, c’est la représentation.

 

(On ne me fera jamais croire, de toute façon, que Goethe a passé une soixantaine d’années à écrire les deux parties de son Faust, dans l’espérance d’une représentation tout hypothétique… Ou, pour prendre un exemple moins sujet à controverse, et mettre à contribution un auteur non moins important écrivant en apparence exclusivement pour la scène, que le Dom Juan de Molière ne se représente pas à son lecteur mieux que ne le font les représentations qui en ont été donnés dans le long cours des siècles.

Le scandale, autour ou sur la scène, est toujours sinon plaisant, fascinant ; tandis qu’il n’y a pas, au lecteur averti, d’autre scandale que la médiocrité, qu’il sait en général éviter. Il va parfois à elle, cependant, volontairement, pour batailler un peu et pourfendre quelques crétins, parce qu’il a ses faiblesses, lui aussi, ou qu’il est joueur, ou qu’il aime à perdre son temps.)

 

L’auteur dramatique, après la scène et indifféremment à elle, fait parler les morts.

C’est cela qui est politique, et c’est cela qui paraît aux thuriféraires et concussionnaires de la scène rien moins que scandaleux.

 

Il y a bien davantage de théâtre dans ce que je lis que dans les spectacles que je vois.

Donc je lis.

 

 

 

Commentaires

  • "Par ton Art les Heros, plustost ressuscitez
    Qu'imitez en effet et que representez,
    Des cent et des mil ans après leurs funérailles
    Font encore des progrès et gagnent des batailles
    Et sous leurs noms fameux établissent des Loix"

    (Rotrou, "Le véritable Saint Genest" - vers 239 - 243)

  • Voulez-vous sous entendre que le théâtre ne peut se jouer dans un temps réel, à partir du réel? Je ne crois pas avoir saisi en fait.Que penser de Guy Debord et ses réflexions situationnistes si je décode votre dernière phrase.Délibérement au delà des formes, l'art pourrait être de situation?Y a t il convergence avec cette réflexion autour du théâtre.

  • @ Solko : Il est bien, ce Rotrou ; on ne doit pas le jouer tous les quatre matins...

    @ chose7 : Je vous répondrais volontiers, mais je ne saisis pas bien votre question. Qu'on puisse donner des représentations, c'est évident. Mais des représentations de quoi ? Je dis juste, pour ma part, que le texte commande à la représentation parce que, du point de vue qui m'intéresse, il vient après elle. Cela contredit l'idée à mon avis stupide de "spectacle vivant" et celle aussi que je nommerais de scénarisation du texte qui, devenu prétexte, doit disparaître en même temps que la représentation (il est aussi éphémère que celle-ci). Jouer oui, mais jouer quoi ? (En fait, je vous réponds un peu au pif, sans Debord.)

  • Je vous laisse (pour votre méditation personnelle) les trois sujets de dissertation tombés en français cette année dans les séries de bacs généraux (ES/S - L et centres étrangers :
    - Au théâtre, les personnages ne disposent-ils que des mots pour exprimer leurs sentiments ?
    - Dans quelle mesure le spectateur est-il partie prenante de la représentation théâtrale ?
    - On emploie parfois l'expression "créer un personnage" au sujet d'un acteur qui endosse le rôle pour la première fois. Selon vous, peut-on dire que c'est l'acteur qui crée le personnage ?

    Le spectacle vivant, cher ami, le spectacle vivant...

  • R. I. P.

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