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corneille - Page 3

  • Corruptions...

    D’autre part, s’il prend conseil de plusieurs, jamais il ne les trouvera d’un même accord, et lui, s’il n’est de très bon jugement, ne les pourra bien accorder ; de ses conseillers chacun pensera à son profit particulier et lui ne les pourra corriger ni connaître.

    Machiavel, Le Prince, XXIII, Comme l’on doit fuir les flatteurs

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  • Hollywood, Hugo, et les classiques français

    En ce qui concerne la France, l’impression d’échec est presque totale. Les pièces de Victor Hugo, de Vigny et des romantiques de moindre importance non seulement sont irrémédiablement vieillies, mais il s’en dégage un insidieux relent de décomposition. Pourquoi donc Hernani et Ruy Blas sont-ils si intolérables pour peu qu’on les considère sérieusement ? Victor Hugo avait un flair infini pour les choses du théâtre ; il était un versificateur habile, brillant ; il avait à sa disposition des acteurs qui semblent avoir compté parmi les meilleurs du théâtre moderne. Qu’est-ce donc qui fait de ses pièces un mélange de véhémence et de banalité ? La raison en est certainement que, dans ses pièces, le métier théâtral l’emporte si impitoyablement sur l’art dramatique. Tout y est effet extérieur et, invariablement, l’effet est beaucoup trop gros pour la cause.

    Une pièce comme Ruy Blas élève un édifice d’incidents, de passion, de rhétorique et de grands gestes sur les plus précaires fondations. Il n’y a pas un germe de motif intelligible ; les questions qui se posent sont, si nous pouvons arriver à les démêler, du plus mince intérêt. Ce que l’on trouve à profusion, ce sont les éléments spectaculaires du théâtre ; car Victor Hugo est un maître du spectacle. Les personnages surgissent des plis d’une cape volumineuse, ils tombent de la cheminée, ils tirent des rapières assassines à la moindre provocation, rugissent comme des lions et meurent en longues tirades. La machine à sensation est superbement montée. A la fin de chaque acte le rideau tombe comme un coup de tonnerre, nous laissant le souffle coupé par l’attente. Souvent les situations elles-mêmes sont d’une couleur inoubliable ; même si l’on a vu Hernani dans son enfance (et plus tard il est difficile de le supporter jusqu’au bout), on se rappelle le grand roulement de tambour des mots avec lesquels le héros révèle son identité dans la crypte d’Aix-la-Chapelle :

     

    Puisqu’il faut être grand pour mourir, je me lève.

    Dieu qui donne le sceptre et qui te le donna

    M’a fait duc de Segorbe et duc de Cardona

    Marquis de Monroy, comte Albatera, vicomte

    De Gor, seigneur de lieux dont j’ignore le compte.

    Je suis Jean d’Aragon, grand maître d’Avis, né

    Dans l’exil, fils proscrit d’un père assassiné

    Par sentence du tien, roi Carlos de Castille !

     

    Qui peut oublier l’entrée du personnage masqué au dernier acte de Ruy Blas ?

     

    RUY BLAS. – Cet homme, quel est-il ? Mais parle donc ! J’attends !

    L’HOMME MASQUE. – C’est moi !

    RUY BLAS. –                                     Grand Dieu !... Fuyez, madame ! Il n’est plus temps.

    DON SALLUSTE. – Madame de Neubourg n’est plus reine d’Espagne.

     

    Splendide à sa manière, mais complètement creux pour quiconque cherche à comprendre. Les formes dramatiques sont là, sans la substance. Les forces qui déclenchent l’action sont faites d’extravagant hasard et d’intrigue ténue. Il y a des conflits d’honneur abstrait ou de privilège dynastique (la note castillane, qui reparaît toujours), mais non pas de nets conflits de tempéraments ou d’opinions. Tout notre intérêt est sollicité par la manière dont les choses sont agencées, mais pas du tout par ce qu’elles signifient. Le cor fatal va-t-il retentir avant qu’Hernani puisse trouver le bonheur avec Doña Sol ? Ruy Blas va-t-il tuer son maître satanique à temps pour sauver la reine compromise ? Les conditions déterminantes ne sont pas la clairvoyance morale ou l’intelligence, mais les horloges près de sonner minuit, les portes verrouillées, les messagers galopant vers des échafauds. Même la forme verbale est théâtrale plutôt que dramatique. Les romantiques gardèrent l’alexandrin de leurs prédécesseurs et rivaux classiques ; mais ce qui avait été chez Racine forme dramatique est maintenant formalité de rhétorique. Chez Corneille et Racine, où le débat est serré et rapide, les deux alexandrins rimés constituent une unité naturelle ; la rime accentue ce que la pensée  a de catégorique ; et il y a peu de vers brisés. Dans les drames de Victor Hugo, le vers est sans cesse interrompu, éparpillé entre plusieurs personnages, ce qui rend le discours déclamatoire et artificiel ; la rime est amenée par un saut d’acrobate par-dessus un vide de logique ; elle n’a aucune nécessité réelle. Comme l’action, le dialogue est plein de grands gestes vides.

    Quand on permet au théâtral de dominer complètement le dramatique, on a le mélodrame. Et c’est bien ce que sont les tragédies romantiques françaises : des mélodrames à l’échelle du grandiose. Ayant répudié la notion classique de mal dans l’homme, Victor Hugo et ses contemporains remplacèrent le tragique par le contingent. Les événements sont causés par la fatalité d’une rencontre ou d’un affront de hasard ; ils ne traduisent aucun conflit humain naturel ; c’est pourquoi ce qu’ils provoquent en nous est un choc momentané, ce que les romantiques appelaient le « frisson », non pas la terreur durable de la tragédie. Et cette distinction entre l’horreur et la terreur tragique est à base de toute théorie sur le théâtre. La terreur, comme Joyce nous le rappelle, « est ce sentiment qui nous frappe devant tout ce qui est grave et toujours constant dans les souffrances humaines ». Il n’y a ni gravité ni constance dans les souffrances dépeintes sur la scène romantique – rien qu’une frénésie de cape et d’épée. La différence est celle qui existe entre le mélodrame et la tragédie.

     

    George Steiner, La mort de la tragédie (1961)

  • Génie de Molière (en passant)

    (…)

    DOM JUAN. – Tu te moques : un homme qui prie le Ciel tout le jour ne peut pas manquer d’être bien dans ses affaires.

    LE PAUVRE. – Je vous assure, Monsieur, que le plus souvent je n’ai pas un morceau de pain à me mettre sous les dents.

    DOM JUAN. – Voilà qui est étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins. Ah, ah ! je m’en vais te donner un louis d’or tout à l’heure, pourvu que tu veuilles jurer.

    LE PAUVRE. – Ah, Monsieur, voudriez-vous que je commisse un tel péché ?

    DOM JUAN. – Tu n’as qu’à voir su tu veux gagner un louis d’or ou non. En voici un que je te donne, si tu jures ; tiens, il faut jurer.

    LE PAUVRE. – Monsieur !

    DOM JUAN. – A moins de cela, tu ne l’auras pas.

    SGANARELLE. – Va, va, jure un peu, il n’y a pas de mal.

    DOM JUAN. – Prends, le voilà ; prends, te dis-je, mais jure donc.

    LE PAUVRE. – Non, monsieur, j’aime mieux mourir de faim.

    DOM JUAN. – Va, va, je te le donne pour l’amour de l’humanité. (…)

     

    Molière, Dom Juan, acte III, scène 2.

     

    Molière à 35 ans, par Roland Lefèbvre.jpg

     

    Pas moins que les fustigations complémentaires des femmes savantes, ou encore des précieuses ridicules, et de ce cochon d’Arnolphe, la scène où Dom Juan ordonne au mendiant de jurer aurait dû suffire à faire comprendre, après qu’il avait moqué Tartuffe et qu’il aura moqué Alceste, que Molière, loin de chercher à insulter vraiment qui que ce soit, loin aussi de s’engouffrer dans un quelconque parti, tenait simplement, ainsi que René Girard le dit de la Passion du Christ controversée de Mel Gibson (1), « la tendance héroïque à mettre la vérité au-dessus même de l’ordre social », vérité qui, même sans mentir, tant la question de la sincérité est une bulle de néant, ne peut pas être dite – le principe conflictuel propre au théâtre laissant seulement s’exprimer, dans la dimension même du dialogue, tout ce qui précisément n’est pas elle ; toutes choses que ne contredit pas, bien au contraire, la remarque fameuse de La Flèche, adressée sans doute à la totalité dans la suite des temps des avares dans l’ordre de l’esprit : « Qui se sent morveux, qu’il se mouche. »

    On s’est beaucoup mouché, en effet, dans les « papiers » (2) de Monsieur de Molière ; c’est sa gloire – notons que seules l’instrumentalisation et l’incompréhension, en dépit qu’on en ait, lui assurent aujourd’hui encore sa grande renommée. 

     

     

    (1) J’ai trouvé très amusant, dans un billet d'exactement deux phrases sur Molière, de glisser en surplus de celui de Girard le nom de Mel Gibson.

    (2) On ne dispose d’aucune ligne autographe de Molière. Certaines personnes sérieuses imputent à Corneille la paternité des quatorze pièces en vers et de deux en prose (Dom Juan et L’Avare). L’hypothèse, vraie ou pas, est de toute façon intéressante ; et pour qui s’intéresse aux œuvres plus qu’aux biographies, elle suppose autant que l’inverse que Molière ait écrit tout Corneille ; et invite au moins à les relire ensemble.

     

  • Progrès technique (2)

    Corneille.jpg

     

    Je conclus brièvement de le note intitulée Progrès technique que la didascalie est une invention liée au développement de l’imprimerie et permettant au théâtre d’être enfin lisible ; de devenir livre. Corollairement, les tenants de la modernité, ou merdonité, depuis trente ou quarante ans, qui ont transformé le « texte » de théâtre en saloperie « trouée », ne trouvant sa complétude que dans la représentation (comme si Goethe, par exemple, avait trouvé intelligent de passer soixante ans à écrire les deux parties de son Faust dans l’espoir, un jour, d’une très hypothétique  et superfétatoire représentation), rêvant de cinéma sans se l’avouer, ne travaillent en réalité qu’au retour de l’analphabétisation, ce qu’atteste en général ce qu’ils écrivent. CQFD.

     

     

    Voir aussi ici (Tchekhov) et ici (Giraudoux).

  • Progrès technique

     

     

     

    Aristote veut que la tragédie bien faite soit belle et capable de plaire sans le secours des comédiens, et hors de la représentation. Pour faciliter ce plaisir au lecteur, il ne faut non plus gêner son esprit que celui du spectateur, parce que l’effort qu’il est obligé de se faire pour la concevoir et se la représenter lui-même dans son esprit diminue la satisfaction qu’il en doit recevoir. Ainsi je serais d’avis que le poète prît grand soin de marquer à la marge les menues actions qui ne méritent pas qu’il en charge ses vers et qui leur ôteraient même quelque chose de leur dignité, s’il se ravalait à les exprimer. Le comédien y supplée aisément sur le théâtre, mais sur le livre on serait assez souvent réduit à deviner, et quelquefois même on pourrait deviner mal, à moins que d’être instruit par là de ces petites choses. J’avoue que ce n’est pas l’usage des Anciens, mais il faut m’avouer aussi que faute de l’avoir pratiqué, ils nous laissent beaucoup d’obscurités dans leurs poèmes, qu’il n’y a que les maîtres de l’art qui puissent développer ; encore ne sais-je s’ils en viennent à bout toutes les fois qu’ils se l’imaginent. Si nous nous assujettissions à suivre leur méthode, il ne faudrait mettre aucune distinction d’actes ni de scènes, non plus que les Grecs. Ce manque est souvent cause que je ne sais combien il y a d’actes dans leurs pièces, ni si à la fin d’un acte un acteur se retire pour laisser chanter le chœur, ou s’il demeure sans action cependant qu’il chante, parce que ni eux ni leurs interprètes n’ont daigné nous en donner un mot d’avis à la marge.

     

    Pierre Corneille, Discours des trois unités.

     

    Corneille.jpg

     

    Voir aussi, pour la citation d'Aristote, ici.