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Fusées - Page 64

  • Ligne de risque

     

    De mauvaises langues rapportent que le projet de revue des funèbres Yannick Haenul et François Meyronnis s’était initialement intitulé : Anorexie mentale et qu’il avait fallu, pour dissuader nos larrons, rien moins que la vertigineuse puissance de persuasion d’un nommé Philippe S., l’écrivain le plus réticulé de France, lequel officie ordinairement sous la double casquette de chef de rayon aux éditions Point G (à Paris) et de Tête de Gondole (à Venise).

    Anorexie mentale ! Mais ça manque de poésisme ! Relisez Heidegger ! C’est trop con, trop temporain, trop contemporain, Anorexie mentale ! Non sans raison ! Et ça n’est pas assez daté ! Il faut un truc daté ! Vous savez à quel point j’aime les dates !

    – Moi, je préfère les figues…

    – Ta gueule, Yannick. Et écoute bien Papa.

    – Laissez, François, laissez… Bienheureux les pauvres d’esprit, les collections Point G sont à eux ! Relisez Jésus ! La poésie, c’est dans la vie ! Relisez Debord ! Donc, poétisons à la Rimbaud tout en plagiant Lautréamont ! L’anorexie ! Moi qui ai des problèmes de poids parce que je suis l’Ernest Hemingway des jardins du Luxembourg ! Relisez Sollers ! Garder la ligne, c’est prendre un risque ! Je garde ma ligne, je suis plein de courbes, je sinue et j’insinue, je suis un stratège chinois déguisé, tout est prévu, je sais tout, les risques sont calculés, leurs marges aussi, soyez marginaux c’est un ordre, émargez au système ! Là-dessus, bien sûr, les femmes délugent, l’Arche de Noé est un bordel, il faut mêler tout ça, relisez Breton ! Donc, voilà, et je crois cette fois que la démonstration est claire, ce sera : Ligne de risque !

    – Je n’ai rien compris, chef.

    – C’est parce qu’il y a un jeu de mots, Yannick.

    – Ah ? Pourtant personne ne rigole.

    – C’est pourtant simple, petit. Mais personne, bien sûr, ne veut comprendre. C’est là qu’est le complot, la grande surdité universelle. Je dis donc, moi : l’anorexie, la ligne, le risque. Et l’esprit ! Ah, l’esprit ! Soyez mentaux, relisez Hegel ! Bon. C’est pas tout ça : on reprend une omelette, les enfants ?

    – Il y a encore un jeu de mots, là ?

    – Ta gueule, Yannick.

    – Relisez l’Idiot ! Bon. Trois omelettes ! Sur ma note ! Avec des frites, oui ! Et de la mayonnaise, hein, plein ! C’est la guerre du goût ! C’est bon, les omelettes !... Dites donc, François, vous ne pouvez pas le calmer ! Qu’est-ce qu’il a, Yannick, à s’exciter comme ça ?

    – Rien, c’est normal. Il farfouille dans l’intégrale des Œuvres Trouées d’Alina Rayée pour voir si elle n’a pas un passage sur les omelettes !   

    – Fine équipe ! Ah, fine équipe !

     

     

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  • Fuite des temps

     

    S’étant avisé que la révolte de mai 68 s’était dissoute dans les accords de Grenelle, et voulant lui-même en finir avec ce triomphant esprit de 68, le Président décida d’ouvrir son mandat par la commémoration glorieuse de sa défaite à venir. Comprend qui peut.

  • Alina Rayée certes, mais Yannick Haenul

     

     

    Il ne peut pas y avoir d’affaire Reyes-Haenel, ou Haenel-Reyes.

    Ou plutôt : cette affaire, puisque de bonnes âmes ont décidé de la lancer sur le marché, ne peut pas être réputée une affaire littéraire.

     

     

     

    Je ne doute pas une seconde, pourtant, que Yannick Haenel ait emprunté grand nombre de thèmes à Alina Reyes, avec parfois même une étonnante proximité de « style », ou plus exactement : de rédaction.

    Mais enfin, livre ou blog, Alina Reyes avait publié, et donc rendu publics, ses écrits et donc aussi, comme elle dit, son « imaginaire ». Et que je sache, Yannick Haenel ne les lui a pas par ruse ou effraction dérobés. Pour quelle raison alors Alina Reyes se plaindrait-elle qu’ils aient marqué, influencé, inspiré un lecteur ? N’y a-t-il pas là, en soi, une sorte d’hommage – bas et laid, certes, mais enfin, qu’attendre d’autre ?

     Si un lecteur attentif lui avait écrit, après lecture de ses livres ou de son blog, que sa prose avait modifié pour lui-même sa façon de voir les oiseaux, Notre-Dame de Paris, etc., Alina Reyes se serait-elle formalisée, énervée ? Un écrivain peut-il être jaloux de ce qu’il est lu, et peut-être même très bien lu ? Je ne sais pas. Il peut, plus certainement, être jaloux du succès médiatiquement orchestré d’un livre concurrent empruntant aux siens propres un grand nombre de thèmes. C’est humain.

    Alina Reyes, d’ailleurs, après avoir initialement plutôt bien supporté le « pillage », avait commencé par se plaindre seulement d’une « omerta », laquelle n’est en réalité rien d’autre qu’une très  banale absence de couverture médiatique.

    Yannick Haenel prétend ne jamais avoir lu un livre d’Alina Reyes. Il ment peut-être. Et alors ? Il prétend bien, parce qu’il en rabâche à longueur de pages trois ou quatre mots-clés, avoir lu Heidegger, et certainement aimerait faire croire que son livre est un « application » romanesque de la philosophie du « Souabe ». La mauvaise foi peut être aussi ridicule qu’elle peut être sympathique, mais elle ne suffira de toute façon pas à faire un écrivain.

     

    Je me demande parfois, très simplement, si un très grand nombre de nos auteurs français, n’ont pas exactement le même mode de vie, les mêmes fréquentations et les mêmes asservissements, les mêmes réseaux et les mêmes choix à faire impérativement entre trois ou quatre opinions également infondées, le même périmètre de déambulation parisien, le même horizon bouché sous un ciel de plomb, en un mot : le même profil, et s’il ne faut pas tout simplement voir, quelque navrant que cela soit par ailleurs, dans cette misérable et risible affaire un de ces épisodes conflictuels que le mimétisme de la course à l’originalité nous sert en prodrome à l’effondrement total de la littérature française.  

     

    Comme je n’ai jamais rien lu d’Alina Reyes, je puis toutefois me demander si ce n’est pas du fait des emprunts énormes qu’il fait à ses livres que Cercle de Yannick Haenel est un aussi mauvais et pathétique roman. Mais la question, pour ma part, restera sans réponse.

    Je dois avouer avoir vu, il y a quelques années, une représentation prétendument théâtrale de Poupée, anale nationale ; mais je ne saurais dire quelle part exacte prenait le texte à cette grandiose imbécillité, banale et vulgaire à la fois.

    Je n’ai pas fini Cercle, dont une amie libraire m’a donné un service de presse non corrigé et que je n’aurais d’ailleurs jamais acheté. Chez un autre libraire, j’avais acheté, à l’époque de sa sortie, Evoluer parmi les avalanches, et le fait est qu’après l’avoir feuilleté au café jouxtant la boutique, j’avais convaincu, une heure plus tard, ce même excellent libraire de me l’échanger contre je ne sais plus quel autre livre, du même montant.

    Je ne lirai pas Forêt profonde.

     

    Je ne sais pas du tout qui va gagner le match, mais je le trouve nul.

     

     

    Dans le cas où je n’aurais pas dégoûté mes lecteurs de s’intéresser à cette pauvre affaire, davantage symptomatique que proprement littéraire, je propose ci-dessous quelques liens, sans aucunement prétendre à l’exhaustivité ou même à l’impartialité :

    A mains nues, le blog d’Alina Reyes.

    La page du site Bibliobs sur laquelle on peut lire la « réponse » de Yannick Haenel.

    Stalker, le blog de Juan Asensio.

    Opus XVII, le blog d’Ygor Yanka.

     

     

    Et c’est tout.

  • Insipiens Rex

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    Cur, nisi quia stultus et insipiens ?

    Saint Anselme de Cantorbéry, Proslogion

    « Pourquoi, sinon parce qu’il est sot et insensé ? »

     

    1. Dramatis personae

    Il y a une continuité, et une évolution, de Nietzsche.

    Si je les condense, la pensée de Nietzsche, quitte à la réduire ici de façon outrancière, est une mise en tension entre deux termes polaires, dont un seulement, dans le cours du temps, de l’œuvre et de la pensée, significativement, a changé.

    Il y a, dès le départ : Dionysos et Apollon.

    Et il y a, à la fin : Dionysos et le Crucifié.

    Apollon et le Crucifié, notons-le, ne sont pas interchangeables, quoiqu’en nombre de points ils se ressemblent. Un autre nom d’Apollon est Loxias, l’Oblique, et l’ « oblique » est une façon parmi d’autres dont la Chrétienté appréhendera, plutôt que : nommera, le diable. (D’une manière comparable, Léon Bloy, à la fin du Salut par les Juifs, note qu’il est à peu près impossible de séparer Lucifer et le Paraclet (l’Esprit Saint), fût-ce dans l’extase béatifique…)

    Toutefois, aucun de ces termes polaires, entre lesquels oscille et peut-être se positionne toute vie humaine, n’est à proprement parler un concept. Les philosophes ont parlé, parleront, peut-être parce que c’est leur gagne-pain, peut-être parce qu’ils obéissent, de personnages conceptuels. Foutaises.

    Ces termes sont avant tout des noms propres.

    Des noms de personnages.

    Des noms de dieux, aussi.

    Et ce ne sont pas les seuls.

    Il y a encore : Dieu – le Dieu des Juifs et des Chrétiens – dont l’hypothèse qu’Il est mort emplit – et barre – tout l’œuvre de Nietzsche.

    Et il y a aussi, bien, sûr, Zarathoustra, un ancien dieu, mort lui aussi, mais depuis des siècles, que Nietzsche essaie de réactiver, sinon pas : ressusciter, en vain, magnifiquement.

    Des noms de dieux, donc.

     

     

    2. Aporie tragique

    Et puis, il y a ce petit personnage très commun, multiple et protéiforme, qui se trouve avoir envahi le monde, «  la maison de fou des idées modernes », et qu’en sa dramaturgie singulière Nietzsche nomme l’insensé.

    Car c’est bien cet insensé-là, générique et multiple, qui ne se trouve aucun nom – serait-il légion ? – qui a charge de porter l’annonce de la mort de Dieu. Notez qu’en ce célèbre fragment 125 titré « L’insensé » du Gai savoir, notre insensé est tout à fait catastrophé. Non sans raison.

    J’emploie le terme de catastrophe, parce qu’il a un sens dramaturgique précis : « C'est le changement ou la révolution qui arrive à la fin de l'action d'un Poëme Dramatique, & qui la termine. » (Dictionnaire dramatique, 1776, par La Porte et Chamfort).

    Mais Nietzsche ne nomme pas ici par hasard insensé son personnage.

    Sans prétendre le moins du monde à l’exhaustivité, je me conterai d’évoquer deux textes importants, bien antérieurs à Nietzsche, où il paraît :

    Le psaume 14 (ex-psaume 13), dont je donne ici la traduction Segond :

    « L’insensé dit en son cœur : il n’y a point de Dieu !

    Ils se sont corrompus, ils ont commis des actions abominables ;

    Il n’en est aucun qui fasse le bien. »

    Le Proslogion de saint Anselme de Cantorbéry, où notre personnage paraît sous le beau nom latin d’insipiens.

    Il ne faudra pas moins de trois chapitres – les II (Que Dieu est vraiment), III (qu’il est impossible de penser qu’Il ne soit pas) et IV (Comment l’insensé a-t-il dit dans son cœur ce qui ne peut être pensé) – à saint Anselme pour traiter les problèmes que pose à sa preuve que Dieu est la première phrase de cet ex-psaume 13 ; et il finira même par fonder, en grande part, sa preuve sur cette phrase, après l’avoir remarquablement retournée.  (Je renonce à citer ici le Proslogion, parce que la démonstration d’Anselme est si serrée qu’il me faudrait transcrire ici l’intégralité des trois chapitres en question, et que là n’est pas, ce jour, mon objet…

    Comment l’insensé a-t-il gagné le monde, « notre » monde ?

    Comment le monde, « notre » monde est-il devenu le cœur même de l’insensé ?

    Et pourquoi ?

     

    Nullus quippe intelligens id quod deus est, potest cogitare quia deus non est, licet haec verba dicat in corde, aut sine ulla aut cum alliqua extranea significatione. Nul ne peut assurément reconnaître ce que Dieu est et penser qu’Il ne soit pas, bien qu’il (puisse) dire ces paroles dans (son) cœur sans aucune signification ou avec quelque signification étrangère.

    (Proslogion, IV – traduction Michel Corbin, éditions du Cerf, 1986)

    Il m'importe peu, ici, que Nietzsche parlant de l'insensé ait pensé, outre le psaume, davantage à saint Paul qu'à saint Anselme.

     

     

    L’insensé, lui, n’a rien pensé du tout. Il s’est simplement, à un moment de l’Histoire, trouvé nombreux. Il est parvenu à imposer son gouvernement, qui n’en est pas un.

    La catastrophe a eu lieu. C’est tout. Et sans doute a-t-elle encore lieu. Elle se déploie, dans toutes les directions opère sa destruction, ne laissera rien debout, pas un mot.

    La mort de Dieu est une victoire de la folie sur la raison.

    Pourtant, il est lui aussi catastrophé, l’insensé. Il se vante de son geste dans le même mouvement qu’il le déplore. Il lui a fallu des millénaires pour commettre cet assassinat singulier, et il ne le fera jamais plus…

    Nietzsche également sait qu’on ne reviendra pas en arrière. C’est même là que se trouve le problème. Je ne parle pas ici d’un problème abstrait, philosophique. Si le problème était philosophique, il n’aurait aucune espèce d’importance.

    Avec Dieu, les valeurs supérieures ont été emportées, sans retour.

    La tâche de Nietzsche, trouver un autre moyen de sauver les valeurs supérieures, est impossible. Elle est peut-être même déjà insensée.

    Il y a l’insensé. Et puis tous les dieux morts.

    Il y a les dieux morts, bien davantage vivants que l’insensé.

    Et parmi les dieux morts, bien davantage vivant que les autres, il y a le Crucifié.

     

    Peut-être.