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  • Inferno, de Romeo Castellucci

    (Article initialement publié sur Ring.) 

     

    Inferno_Castellucci_Etranglement.jpg

    Bien. Je vais vous raconter.

    Il y aura peut-être de petites inexactitudes dans le déroulé. La mémoire…

    Vous voudrez bien noter, au passage, que cet article en désordre réussit au moins cet exploit d’inclure l’intégralité du texte de la « pièce de théâtre » en question, Romeo Castellucci continuant de dire que ce qu’il fait sur la scène est du théâtre.

    Et s’il le dit, c’est que c’est vrai.

    Et ce ne sont pas les spécialistes de la presse nationale, pour l’heure du moins, qui vont le contredire.

    Dans Le Monde, la toujours judicieuse Brigitte Salino titre éloquemment : Castellucci mène « L’Enfer » au sommet.

    Dans Libération, l’illustre René Solis, livrant  un article au titre hautement post-sartrien : L’« Inferno » c’est nous, doublé d’un sous-titre délirant d’éloge : « Théâtre. Romeo Castellucci insuffle à Dante une nouvelle énergie », voit même dans ce spectacle un enchantement : « Tous les vingt ou trente ans, un spectacle réussit l’enchantement de la cour d’honneur. C’est parfois la magie d’un acteur (Gérard Philipe dans son pourpoint de prince de Hombourg), ou l’évidence d’une énergie nouvelle (le ballet de Maurice Béjart). Inferno de Castellucci a cette force-là, qui nettoie le regard, ouvre des chemins, ne vise pas la perfection, et s’intéresse à ceux qui le font. […] Sidération et mélancolie plus que torture ou désolation, Inferno raconte la chute, la tristesse, le plongeon toujours recommencé, la répétition éternelle. La nostalgie de la douceur. »

    Pour insuffler une nouvelle énergie à un immense auteur ancien, il suffit de se passer de son texte. Bref, Dante sans Dante est un enchantement. CQFD.

     

    Cette fois, je raconte.

    La chose se passe, donc, dans la célèbre cour d’honneur du Palais des papes.

    Un type seul entre du fond, au centre du grand plateau presque nu (il y a juste une grosse boîte noire, à Jardin, c’est-à-dire à gauche pour le spectateur), descend lentement vers le public, s’arrête et dit :

    « Je m’appelle Romeo Castellucci. »

    Début de spectacle que notre maître René Solis compare à la première phrase de Moby Dick et  interprète (tout seul) comme signifiant : « Je m’appelle Romeo Castellucci et c’est moi qui ai peur ».

    Ainsi commence Inferno, « libre adaptation » de Dante par Romeo Castellucci, et cette phrase, en somme, sera la seule. Même s’il y en a approximativement quatre ou cinq autres ensuite, dont un chœur qui répète : « Je t’aime, je t’aime, je t’aime, je t’aime… ».

    Mais bon. Quelqu’un amène au type qui a dit s’appeler Romeo Castellucci une combinaison renforcée, qu’il enfile tandis que sept maîtres-chiens, flanqués de sept bergers allemands, entrent à l’avant-scène Jardin (toujours à gauche, donc, pour le spectateur). Les maîtres-chiens attachent au sol par le moyen de chaînes leurs toutous.

    Puis un berger allemand venu de Jardin entre à toute vitesse, se jette sur le pauvre Romeo, le renverse. Un deuxième chien arrive, à toute vitesse aussi, se jette sur lui. Puis un troisième.

    Romeo est au sol, malmené par les vilains toutous. Pauvre Romeo. La chose dure quelques minutes, dans les hurlements (amplifiés ?) des sept chiens-spectateurs, puis, on ne sait pourquoi, un type à Jardin siffle les trois chiens attaquant Romeo, lesquels chiens obéissent à l’instant.

    Puis les sept maîtres-chiens et leurs chiens quittent à leur tour le plateau. Silence.

    Le pauvre Romeo, si je comprends bien, est laissé là pour mort. Oh, pauvre Romeo.

    Quelqu’un entre, recouvre le corps de Romeo d’une peau de chien, de berger allemand.

    Puis un type presque nu vient à côté de Romeo et prend sur lui la peau de l’animal – c’est l’envol de son âme, explique mon voisin à sa femme.

    Le type presque nu commence d’escalader le haut mur de fond de scène du Palais des papes.

    Il ira jusqu’en haut, trente-cinq mètres, exécutant quelques jolies figures au passage de la fenêtre de l’Indulgence. Brigitte Salino du Monde  voit d’ailleurs dans cette ascension silencieuse « l’une des plus belles chose jamais vues à Avignon ». Tandis que René Solis au regard nettoyé nous précise : « Où est L’Enfer selon Castellucci ? Ici, maintenant, dans les murs du palais des Papes. »

    Vers la fin de son ascension, entre une jeune fille, banalement vêtue, qui bombe très lentement (en fait, tout est très lent) le mur du Palais : JEAN, en lettres capitales. « Un sacrilège, une note d’humour », commente le grand René Solis.

    Puis elle s’éloigne vers le Jardin. « Jean », si c’est bien lui, est arrivé au terme de son escalade, et se tient debout sur le mur, à Cour.

    Tiens, Jean a trouvé un ballon, tout là-haut, un ballon de basket je crois, et il va l’envoyer à la demoiselle, il vise, ça y est, il l’envoie, le ballon tombe, rebondit, rebondit, et la demoiselle l’attrape.

    Et maintenant, elle joue à le faire rebondir.

    Les rebonds sont amplifiés. De plus en plus. La lumière descend. Les rebonds font de plus en plus de bruit. Des nappes sourdes de sons graves envahissent l’espace, les rebonds du ballon assurent la rythmique, il fait sombre, les fenêtres du mur du Palais s’allument, s’éteignent, « on se déplace là-dedans », le bruit encore plus, on se croirait dans un film d’épouvante et c’est très drôle.

    Au bout d’un long moment de ce vacarme à jeux de lumières, entre à Cour une soixantaine de personnes un peu zombies, et lentes, donc.

    Elles tombent une à une, jusqu’à faire une sorte de tapis de corps colorés.

    La jeune fille à ballon de basket tient toujours la place centrale.

    Les soixante corps « roulent en dansant » lentement vers le fond de scène.

    Il y a du silence, à présent. Du calme.

    Un des corps sort du tapis, vient relever la demoiselle gardant le ballon, qui va s’allonger dans le tapis. Puis un autre corps vient relever le releveur, et ainsi de suite. Il y a des gens de tous les âges, des petits enfants, un vieillard.

    Je viens de vous raconter les vingt premières minutes, disons, du spectacle.

    Impressionnant, n’est-ce pas ?

     

    Après quoi je commence à avoir du mal à remettre les choses en ordre. Moments « marquants » :

    Dans un grand cube de verre, des enfants de deux ans, peut-être trois, jouent ; ils sont surveillés par un nounours géant (un adulte). Durée approximative : cinq, six minutes. Palpitant.

    Il y a des gens, avec des enfants, des bébés. A un moment, il y a même deux personnes qui s’approchent, se rencontrent. J’ai même vu une femme danser deux minutes. Si.

    On amène un piano à queue et on le brûle sur la scène (préalablement arrosée).

    Soixante figurants se mettent deux par deux et jouent à s’égorger au ralenti. Mais le vieux monsieur est tout seul, alors il dit : « Où es-tu ?... Où es-tu ?... Je t’implore… » et un jeune gars arrive, ils sont contents de se voir, s’enlacent, puis le jeune gars égorge le vieux monsieur, qu’est-ce que c’est beau, ça en raconte des choses, hein ?

    On fait défiler sur le mur du fond de scène la liste des œuvres d’Andy Warhol, laquelle est interrompue par un hommage aux acteurs morts de la Sociétas Raffaello Sanzio (la compagnie de Romeo Castellucci himself). Pendant ce temps-là, montés un à un sur le cube à gamins, des gens basculent dans le vide et disparaissent.

    Tous les figurants sont d’un côté, et de l’autre, il y a un beau cheval blanc (tiens, l’Apocalypse) : personne ne bouge pendant longtemps. D’une intensité dramatique à faire pâlir William Shakespeare, l’auteur de C’est beau un cheval la nuit (je suis bien sensé vous résumer L’Enfer de Dante, moi).

    Les figurants se déploient au pied des gradins, déplient une immense toile blanche dont ils recouvrent l’intégralité du public. Camping.

    Il y a des moments de silence, et des moments avec beaucoup de son fatiguant.

    Vers la fin, qui n’en finit pas de tarder, on amène une voiture accidentée, brûlée aussi peut-être, et il en sort un clone perruqué d’Andy Warhol qui n’a rien à nous dire. Ici, d’ailleurs, même Brigitte Salino, qui a trouvé sommital tout ce qui précède, émet une réserve à l’emporte-pièce : « Mais on se demande bien pourquoi Andy Warhol occupe la fin de L’Enfer, sautant d’une voiture calcinée. Il y a là vingt minutes inutiles. Elles n’offensent pas le souvenir du spectacle, qui transforme le Palais en une « forêt obscure » où chacun est invité à faire son propre voyage ». 

    Huit ou dix téléviseurs sont apparus aux plus hautes fenêtres du mur de la cour d’honneur ; sur chaque, une lettre ou un écran noir : on peut lire le mot « ETOILES ». Un à un les téléviseurs viennent s’écraser sur la scène, vingt mètres plus bas environ. Reste seulement à lire : TOI. ( – Moi ? Quelle leçon de poésie nous fait-là Dante Castellucci !)

    Et comme dit René Solis : « Si le déploiement des visions n’a rien d’une grand-messe, c’est que tout se déploie avec une fluidité et un souci de la composition qui ne laisse aucune place au solennel. »

    Le solennel, voilà l’ennemi. Mais heureusement, le déploiement se déploie.

    Inferno_Castellucci_Warhol.jpg

    Ce que j’ai compris de ce spectacle ?

    Eh bien, les gens naissent, les gens meurent, et entre ces deux pôles, ils s’ennuient et font des enfants, mais surtout, ils s’ennuient en spectateurs.

    Génération, corruption, miroir.

    Vous ne me croirez peut-être pas, mais je le savais.

    Si jamais ce que j’ai compris est bien ce que Romeo Castellucci souhaitait que je comprenne, il n’avait qu’à le dire clairement, avec des mots, la chose aurait duré moins longtemps, et ça aurait été plus économique pour tout le monde.

    Ai-je été ému à un quelconque moment ?

    Non. Mais je me suis passablement emmerdé. Et certains sons m’ont agacé les dents.

     

    Ceci dit, Romeo Castellucci m’a tout l’air d’être un honnête « artiste contemporain ». Dans le petit programme remis au spectateur, il y a un court texte du « metteur en scène » joliment intitulé : J’ai quelque chose à dire, dont j’extrais ces quelques phrases :

    « La Divine Comédie est un projet impossible, c’est clair. La grandeur de ce livre excède le littéraire et, en terme de théâtre, elle le fait tourner à vide. Mais c’est alors qu’à travers l’impossible, je peux atteindre tous les possibles. »

    Et un peu plus loin :

    « En ce sens, être Dante. Adopter son attitude comme au début d’un voyage dans l’inconnu. Dire l’œuvre comme si elle n’avait jamais été écrite, jamais dite. Assumer cette responsabilité : prendre le risque de s’exposer totalement au ridicule.

    Il faut faire Dante, être Dante et non son œuvre. »

    Bref, à mission impossible, ridicule accompli.

     

    Mais enfin, soyons charitable, ne tirons pas sur le Dantiste.

     

  • L'ON

    Rx.– Il y a en définitive que tout se vaut pour être vendu et que, au plan de l’égalité, chaque chose s’égale à chaque autre par cette qualité au moins qu’elle peut être vendue.

    Jx. – Il y a des choses tout de même dont ON peut supposer qu’elles ne doivent pas être vendues.

    Px. – Des choses supérieures, par exemple, et qui ne peuvent être vendues elles-mêmes, et au nom desquelles sont interdites à la vente d’autres choses de rang inférieur, matérielles par exemple, mais pas nécessairement.

     

    Rx. – Mais une chose concrète ne sera interdite à la vente, expressément, que si elle peut, justement, être vendue, et que l’ON pense, pour des raisons supérieures, en un sens : dogmatiques, qu’il est grandement préférable qu’elle ne soit pas vendue ; mais ces raisons dogmatiques mêmes, elles aussi supérieurement soustraites à la vente, n’en demeurent pas moins, elles aussi, des choses qui peuvent être vendues.

    Px. – Et c’est la raison pour laquelle, mon cher, au nom de l’humanisme, vous êtes un partisan de cette égalité que rien ne doit pouvoir borner.

    Jx. – Non ! Il ne faut pas dire ça ! On ne peut pas.

     

    Jim Dhormeur, Exercices matinaux (2X3 paroles)

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  • Partage de midi, de Paul Claudel

     

     

    (Article initalement publié sur Ring.).

     

     

    Et maintenant, j’ai vu à sa première représentation, le 4 juillet au soir, le spectacle Partage de midi dans la carrière de Boulbon.

    Cela m’a certes demandé de passer outre la vague dégoutation coutumière qu’inspire l’idéologie officielle du programme (idéologie certifiée NF, norme française, en quelque sorte), et je suis venu là content, pour entendre Claudel, pensant et rêvant à cette grande pièce qu’est Partage de midi, confiant j’oserais dire par principe dans le talent des acteurs.

    Et il y a tout de suite quelque chose, partant pour trois heures de spectacle, d’assez effrayant dans le fait brut de comprendre, avant même qu’un seul mot ait été prononcé, et à simplement regarder le numéro de clowns, au sens propre, donc burlesque, auxquels se livrent Mesa et Amalric, que ce que l’on verra, quoi que ce soit, ne sera pas Partage de midi.

    Les trois heures qui viennent seront donc livrées presque entières à l’imbécillité, à une imbécillité des plus intensives, on pourrait presque dire : quintessenciée ; à l’épuisement de toutes les façons de raconter autre chose que ce qui se dit, que ce qui est dit, à jouer partout autour des claires situations dramatiques, incontournables, fondant la pièce et permettant le déploiement de la parole claudélienne ; ces trois heures, dis-je, pour l’essentiel seront livrées à l’exhibition de la virtuosité technique des comédiens, virtuosité réelle si l’on y tient, mais que l’exhibition retourne à tout moment contre elle-même, barrant l’accès à la parole, laquelle n’est in fine engagée à rien d’autre que servir l’exhibition virtuose.

    Et il s’agit au fond de défaire la parole.

    De se saisir, même par amour, même avec amour, d’une haute parole poétique, difficile, mais moins difficile que profonde, et d’aller lui chercher son évidence pour ensuite la nier, la tordre, l’enjoliver de formes point nécessaires et la compliquer d’arabesques formelles exactement ineptes.

    Il s’agit en somme, là comme ailleurs, de défaire la parole au nom de la technique, et de faire entrer la première dans la seconde pour qu’elle lui soit une province.

    En ce sens, c’est toujours à l’œuvre ce même mal auto-immune et détruisant le monde au nom d’un Bien de pacotille, improvisant ses délires et autres « créations », dont ce spectacle est un symptome banal, comme en fleurissent partout de millions d’autres.

    Et c’est donc toujours la même façon moderne de mettre à terre et piétiner ce qui était en haut, insupportablement haut ; et de présenter, comme en offrande au public, sous le couvert d’une technicité bariolée, le résultat de sa déprédation terrifiante.

    MESA. – C’est tout

    En lui qui demande tout en une autre !

    Voilà ce que je voulais dire ; ce n’est pas la peine de rire bêtement.

    Il ne s’agit pas d’un enfant ! c’est lui pour naître, on ne sait comment,

    Qui profite de ce moment que nous nommons l’éternité.

    Mais tout amour n’est qu’une comédie

    Entre l’homme et la femme ; les questions ne sont pas posées.

    YSE. – La comédie est amusante quelquefois.

    MESA. – Je n’ai point d’esprit.

    Acte I

    Car il y a dans les trois actes qui font Partage de midi une clarté de situations, et une profondeur dans leur déploiement entre ces quatre personnages cardinaux, qui devraient interdire – mais ce mot-là est il encore audible ? – de s’en écarter une seconde.

    Se trouvent présents sur le bateau, retour d’Europe vers la Chine, Ysé, la femme, accompagnée de De Ciz, son mari plus faible qu’elle, ayant reconnu là Amalric, l’aventurier avec qui elle eut une liaison dix ans plutôt, avant donc le mariage et les enfants, et rencontrant ici Mesa, l’homme que Dieu lui-même a retoqué de la prêtrise. C’est l’acte I. Dans l’acte II, au cimetière de Hong Kong, Ysé quittera De Ciz pour Mesa, abandonnant pour lui ses enfants. Dans l’acte III, Ysé a quitté Mesa, emportant l’enfant reçu de lui, pour fuir avec Amalric dans le sud de la Chine en guerre, et avec la commune volonté d’y mourir. Mesa retouve Ysé, lui annonce la mort de De Ciz, encore officiellement son mari, lui propose le mariage. Amalric vainc physiquement Mesa, tandis qu’Ysé s’aperçoit qu’elle a laissé mourir son enfant, les amants s’enfuient, puis Mesa – est-il mort ? – s’adresse à son Créateur en commençant par l’engueuler jusqu’au moment qu’Ysé de nouveau lui apparaît…

    Et sur le pont de bateau de ce premier acte, où, à midi dans la lumière aveuglante et sur la mer qui est « comme une vache terrassée que l’on marque au fer rouge», se partage en effet cette femme, Ysé, pour les trois hommes qui sont là, on se demande bien pourquoi les comédiens enchaînent des saloperies d’effets purement formels, tant physiques (avec des prétentions chorégraphiques indues) que vocaux (le souffle semble avoir été ôté à la parole poétique, pour être en quelque sorte, par des ruptures bien souvent inutiles, vocalisé), dans le genre de ces petits exercices techniques qu’on fait parfois effectuer aux débutants afin de les initer à ce qu’est cette chose étrange : une scène. On les verra ainsi tous quatre interrompre une scène d’un geste formel d’un ou deux bras, courir pour traverser le plateau, prendre une nouvelle pause des bras, et enchaîner comme si rien de cela n’avait eu lieu (et il eût mieux valu).

    A ce moment de l’acte II où, dans le cimetière de Hong Kong, les corps d’Ysé et de Mesa commencent de s’enlacer – et l’on sait l’amour qu’avait Claudel pour la figure mallarméenne de l’Ombre double –, nos gentils comédiens, de peur sans doute de ce qu’ils nomment abusivement et à tour de bras « redondance » quand ce ne serait, ici, qu’adéquation à l’adultère en cours, se trouvent chacun d’un côté du plateau, tendant chacun dans le vide leurs bras en direction de l’autre :

    « Ils s’étreignent. Ysé demeure immobile et passive. Arrêt.

    MESA. – O Ysé !

    YSE. – C’est moi, Mesa, me voici.

    MESA. – O femme entre mes bras !

    YSE. – Tu sais ce que c’est qu’une femme à présent ?

    MESA. – Je te tiens, je t’ai trouvée.

    YSE. – Je suis à toi,

    Je ne recule pas, je te laisse faire ce que tu veux.

    MESA. – O Ysé, c’est une chose défendue. »

    Puis enfin, un peu plus tard, les comédiens s’approcheront l’un de l’autre, avec ces pauvres gestes stylisés, à peu près vides de signification et qui servent à notre misérable époque de danse, et que l’on dit chorégraphiques…

    Et je vous passe cette autre piécette chorégraphique absurde sinon ridicule, désarrimée de tout et servant de transition entre l’acte II et le troisième, sur le très rabâché The end des Doors (Mother ?... Yes, son…). Oui, oui, apocalypse now, on a compris, merci, on a compris, mais vous feriez mieux de jouer la pièce qu’on est venu voir. 

     

    « Il est vrai que vous n’êtes qu’une femme, mais moi je ne suis qu’un homme,

    Et voici que je n’en puis plus et que je suis comme un affamé qui ne peut retenir ses larmes à la vue de la nourriture. »

    Mesa, à l’acte II.

    Tout cela nuit à la claire compréhension des situations, des enjeux et des personnages, à l’exception toutefois de quelques moments où, tout à coup, on se demande finalement pourquoi, les comédiens ont pris parti de donner à entendre et voir et comprendre tel morceau de la pièce au plus près de son évidence nécessaire.

    Mais il faut ajouter, que, quand bien même on ferait disparaître ces scories technicistes et esthétisantes qui polluent tout son long le spectacle, les personnages et la pièce ne seraient point sauvés.

    Car un problème, et de taille, demeure, entravant jusqu’à la possibilité de représenter pour nous Partage de midi.

    Et il est qu’il n’y a pas d’Ysé.

    Et il n’y a pas d’Ysé, cette femme, parce que, face à elle, bien souvent, il n’y a pas d’hommes. Parce que les comédiens ne parviennent pas réellement, ou pas continument, à composer un homme (et je vous prie de croire que j’emploie à dessein le terme composer).

    Et comme cette pièce ne traite de rien d’autre au fond que de cette altérité radicale et définitive, fondant toutes les autres, naturellement violente, en quoi consiste d’être un homme ou une femme, il est très rapidement clair qu’aucune issue ne s’offre à représenter la pièce de Claudel.

    Certes les « garçons » ne sont pas aidés par leurs costumes designés à la coule et bariolés d’inutile, lesquels participent de cette impression surnavrante que les personnages ont été sommairement jugés et comme a priori, puis condamnés sans recours à figurer l’antithèse de ce qu’ils eussent dû être, et que leur exécution » » au plateau dure les trois heures immensément longues de la représentation.

    De Ciz, l’homme plus faible que sa femme, et qui joue dans le spectacle l’acte II en « culottes courtes » est de bout en bout presque toujours rendu ridicule par son interprète, alors que son drame n’est pas de n’être pas viril, mais que sa virilité ne suffise point à dominer sa femme, à tel point que la mort aux avant-postes de la Chine colonisée lui doive finalement sembler préférable. Amalric, l’aventurier sûr de lui, nous est présenté comme un excentrique maniéré à la limite de l’hystérie, ce qui ne tient pas une seconde et vient incessamment contredire le texte. Quant à Mesa, le paysan retoqué par un Dieu auquel il est ici le seul à croire, il passe au plateau par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, épuisant toute possibilité d’unité dans la virtuosité technique que demande formellement de jouer toute la palette chromatique ; avec quelques bonheurs de temps en temps, ne médisons pas.

    Il y a, me semble-t-il, dans cette volonté affichée de « décaler » les choses et les personnages un involontaire aveu d’impuissance ; à tel point que ce « décalage » est désormais la norme, à laquelle aucun « calage », aucune adéquation, ne vient plus jamais s’opposer.

    Or, dis-je, de ce qu’aucun homme crédible ne se tienne face à elle, c’est Ysé simplement qui disparaît, devenant, pour céder aux comparaisons approximatives, ce qu’est la radiographie d’un squelette humain à une femme dont la première qualité est d’être désirable et désirée, le squelette radiographié serait-il bien celui de cette femme-là ; mais dès lors, quelle importance ?

    Il y a, là aussi, je crois, dans la façon dont la représentation ne peut atteindre cette altérité radicale qu’exige la pièce de Claudel, quelque banal symptôme du mal qui ronge le monde présent.

    De sorte que la question se pose : par-dessus quel abîme, quel néant faut-il passer désormais pour accéder à se représenter, et ensuite représenter, ce qui était encore, il y a une petite centaine d’années et sans doute moins, le mode de séparation qui partageait depuis toujours la condition humaine. Et, sans même envisager ici la question de l’analphabétisme galopant usiné par nos entrepreneurs en démolitions, on peut légitimement se demander quel avenir sera celui de nos chefs d’œuvre littéraires ?

    Hors frais annexes, assister à une représentation de ce spectacle coûte 25 ou 20 euros, selon que l’on accède ou non au tarif réduit ; lire Partage de midi, dans un folio neuf, coûte 6,80 euros. Restez chez vous.

    Mise en scène : Gaël Baron, Nicolas Bouchaud, Charlotte Clamens, Valérie Dréville, Jean-François Sivadier. Avec Gaël Baron (De Ciz), Nicolas Bouchaud (Amalric), Valérie Dréville (Ysé), Jean-François Sivadier (Mesa). Collaboration à la scénographie : Christian Tirole. Travail sur le mouvement : Philippe Ducou. Costumes : Virginie Gervaise. Lumières : Jean-Jacques Beaudouin en collaboration avec Philippe Berthomé. Son : Jean-Louis Imbert. Production déléguée : Festival d’Avignon. Texte publié aux éditions Gallimard. Coproduction : Festival d’Avignon, Les Gémeaux-Sceaux Scène nationale, Italienne avec orchestre, Centre dramatique national Orléans-Loiret-Centre, La rose des vents -Scène nationale de Lille Métropole à Villeneuve d’Ascq, L’Espace Malraux Scène nationale de Chambéry et de la Savoie. Avec le soutien de la Région Île-de-France. Le Festival d’Avignon reçoit le soutien de l’Adami pour la production.

     

  • Claudel dans le programme (2)

    festival-avignon-affiche.jpgPaul_Claudel_01.jpg

    Hier après-midi, j’ai relu la présentation faite par JFP (alias Jean-François Perrier) de Partage de midi, de Paul Claudel, dans le programme du Festival d’Avignon ; et je peux déjà vous dire de quoi il n’est pas question dans cette charmante présentation. Il n’est pas question de mari, de femme, d’amant, il n’est pas question d’adultère, de vocation religieuse, d’appel de la chair, il n’est pas question de banal et d’antique, ni bien sûr de sacré, il n’est pas question de la Loi et de la Grâce, il n’est pas question de Dieu et de l’homme, ni de l’homme et de la femme, et surtout pas d’Ancien Testament. Et il n’est pas question de la Chair ou de l’esprit, ni de plaider la cause de l’esprit (bien au contraire), et, enfin, il n’est pas question d’épuiser un dossier.

     

    La présentation officielle suit, in extenso, chargée de mes pauvres commentaires :

     

    « Projet rare dans le paysage théâtral français que ce Partage de midi joué et mis en scène par quatre acteurs : Valérie Dréville, Jean-François Sivadier, Nicolas Bouchaud, Gaël Baron, sous le regard d’une cinquième : Charlotte Clamens. »

    Projet rare : si vous le dites : on en dissuaderait les amateurs. Faute de français ou « modernitude » ? On devrait dire, étant préalablement question d’ « acteurs » : « sous le regard d’un cinquième : Charlotte Clamens ». Je penche, au vu de la suite, pour ladite modernitude.

     

    « Acteurs aux parcours divers dont la situation ressemble à s’y méprendre à celle des personnages de Partage de midi : « Examinons nos figures comme quand on joue au poker, les cartes données / Nous voilà engagés ensemble dans la partie comme quatre aiguilles, et qui sait la laine / Que le destin nous réserve à tricoter tous les quatre ? »

    Comparaison aberrante. Si ces quatre acteurs jouent au poker ces représentations, alors ils jouent « chacun pour sa gueule », pour parler grossièrement. Quant à la citation de Claudel, elle est en elle-même magnifique. Ah, les Parques…  

     

    « Dans le jeu de l’écriture claudélienne, acteurs et personnages se confondent, et l’espace est d’abord montré comme théâtre, comme le lieu d’une expérience qui s’engage entre acteurs et spectateurs, comme une invitation à partager le même trésor. »

    C’est une présentation des partis-pris (légitimes ?) du spectacle ; mais pourquoi les prêter à l’ « écriture claudélienne » ? Pour les « légitimer », justement ?

     

    « Partage de midi, présenté ici dans sa première version, se déploie autour du mystère de la passion. »

    Rien à dire.

     

    « Claudel écrit cette version « à chaud », sans distance, à un moment où il se trouve dans la perte et la douleur d’un grand amour, fou, charnel, érotique. »

    Je veux bien, moi, qu’il y ait perte, douleur et grand amour, les biographes l’ont attesté ; mais qu’il ait écrit cette première version « « à chaud », sans distance », franchement, qu’en sait-on ?

     

    « Le mot partage renvoie aussi au partage amoureux, l’objet du partage, c’est cette Ysé qui appartient successivement aux trois hommes de la pièce, partagée entre des désirs contradictoires. »

    Outre la syntaxe, qui est très approximative, notons que le mot partage ici ne renvoie plus au mystère de la passion, à moins que ce soit cela que signifie cet « aussi », mais semble être au contraire devenu synonyme de déchirement. Cette pauvre Ysé file droit vers la folie, et la folie n’a que peu à voir au partage.

     

    « Pièce singulière parce qu’autobiographique, « Claudel écrit et réécrit Partage de midi avec le sentiment d’écrire et réécrire sa propre vie comme si le texte biographique et le texte dramatique étaient l’envers et l’endroit d’un même texte », dit Anne Ubersfeld. »

    Pièce singulière parce qu’autobiographique. C’est une façon, sans doute, de justifier la niaiserie nombriliste à la mode. Même Claudel, voyez-vous. C’est un moderne, au fond. Quant à Anne Ubersfeld, la technicité intellectuelle de sa phrase masque simplement une grosse tautologie, quoique l’idée de « texte biographique » soit au fond hilarante.

     

    « Partage de midi, c’est d’abord l’expérience de l’exil, de la Chine qui peu à peu enserre les personnages de toutes ses ténèbres, et c’est aussi celle de la guerre, au moment de la révolte chinoise des Boxers face à l’occupation du pays par les Européens. »

    Un modèle de racolage (modernisons Claudel). Claudel est en exil (c’est romantique, ça, c’est positif) et non pas en mission diplomatique, la Chine de 1905 évoque déjà celle de Mao, Claudel aimerait le Tibet, voterait Dalaï-Lama, mais soutiendrait les Boxers contre les Européens, qui, à l’époque, n’existent pas comme tels, quoique je ne sois guère assuré qu’ils existent aujourd’hui davantage.

     

    « De tous côtés se pose à Claudel le problème colonial dans sa brutalité et sa conquête rapace. »

    Racolage dur. Notons au passage que le problème posé à Claudel était facile à résoudre : « brutalité », « conquête rapace ». C’est un peu court, non ?

     

    « C’est dans cette situation de guerre que l’exaltation du désir charnel et spirituel entre Ysé et Mesa, figures emblématiques de l’amour impossible, se consume… »

    Tiens, on nous parle de la pièce.

     

    « Pour dire la vérité de ces conflits, l’auteur invente une langue unique, loin de l’académisme, langue du souffle qui interroge la pratique même de l’acteur et qui engage une véritable théâtralité des corps. »

    Jargon. Qu’est-ce donc, une « langue du souffle » ? Et comment « interroge »-t-elle une pratique ? Théâtralité des corps : tiens, on nous parle du spectacle, mais on le fait découler logiquement du texte de l’auteur : l’auteur invente une langue qui engage une théâtralité des corps. Moi qui croyais, naïf, que Claudel écrivait… 

     

    « On peut rêver cet ensemble théâtral comme une puissance collective, une association poétique, avec l’art comme véritable horizon utopique. »

    Final grandiose. « Puissance » de quoi ?  « Association » de quoi ? Et « l’art comme véritable horizon utopique » revient tout bonnement à évacuer l’art. N’importe quoi.

     

    La présentation est finie.

    Conclusion : Peut-être pour être moderne, ou, ce qui n’est qu’une nuance, par crainte de discriminer, notre cher JFP refuse d’envisager que la passion claudélienne en question dans Partage de midi est celle qui oppose (plus qu’elle n’unit) l’homme à la femme ; et même, s’il faut, pour être clair, d’imbéciles majuscules, l’Homme à la Femme. Il lui faut donc réduire, ramener, « anecdotiser », et finalement étriquer le propos à la seule part autobiographique, laquelle, selon JFP, donne à la pièce sa singularité. Et racoler bas pour convaincre le public que, oui, Claudel est un moderne ; et jargonner haut avec Anne Ubersfeld pour que les intellos français soient servis.

    Et en effet, pourquoi citer Claudel quand on a sous la main Ubersfeld ?

    Car Claudel est l’auteur, en 1948, au moment de la seconde version de la pièce, d’une belle et forte préface, laquelle commence ainsi :

     

    « Si ignoras te, o pulcherrima mulierum.

    Cant., I, 7.

    Rien de plus banal en apparence que le double thème sur lequel est édifié ce drame, aujourd’hui après tant de saisons livré à la publicité. Le premier, celui de l’adultère : le mari, la femme, l’amant. Le second, celui de la lutte entre la vocation religieuse et l’appel de la chair. Rien de plus banal, mais aussi rien de plus antique, et j’oserai presque dire, dans un certain sens rien de plus sacré, puisque l’idée de cette bataille entre la Loi et, sous les formes les plus diverses et les plus inattendues, la Grâce, entre Dieu et l’homme, entre l’homme et la femme, court sous les récits de l’Ancien Testament les plus riches de signification.

    La Chair, selon que nous en avons reçu avertissement, désire contre l’esprit, et l’esprit désire contre la chair. Le premier aspect de ce conflit a fait l’objet de toutes sortes de poëmes,  romans et drames. Mais d’autre part, est-il si sûr que la cause de l’esprit qui désire contre la chair ait jamais été plaidée dans toute son atroce intensité, et, si je puis dire, jusqu’à épuisement du dossier ? »

     

     

     

  • Pour la plus grande Gloire de Rien

    Palais_des_Papes.jpg

     

    (Article initialement publié sur Ring

    C’est une chose étrange et banale à la fois d’arriver dans une ville la veille qu’elle soit défaite ; de voir les dernières heures de la vie ordinaire tout affairées à aplanir la capitulation et bienvenir leur sac ; de saisir, sans pouvoir autre chose que sourire, ce contresens énorme par quoi une intelligence moyenne livrée à son jugement faussé, travaille à rien moins que s’éradiquer totalement, parfaitement convaincue pourtant de sa réussite assurée – et sinon convaincue, du moins conditionnée assez pour répéter sans cesse comme une formule magique les paroles convenues.

    Car Avignon cette nuit sera intégralement dégueulassée d’affiches bariolées pendouillant à ses murs au point que ses vieux remparts mêmes auront l’air d’être en toc, en carton-pâte ; demain sera pourrie de colonies d’artistes et assimilés, depuis le deuxième classe sale et fauché, roots quoi, mendiant une cigarette à quelque adjudant subventionné de province jusqu’au général de brigade naviguant de réception en réception, ne considérant pas même les spectacles comme autre chose qu’une réception encore, un peu barbante comme toutes ces choses de protocole, mais qu’il faut bien s’appuyer…

    Les discours officiels, écrits depuis longtemps, avec leur lot de formules interchangeables et sibyllines, sur des tons légèrement différents selon le pouvoir dont ils émanent, politique ou médiatique, encenseront rituellement, religieusement, la destruction planifiée, avec toutefois ce chouïa apparemment critique de réserve ou de déception, selon ces mêmes sources toujours, qui n’est chaque fois qu’une façon enchanteresse, je veux aussi bien dire : sorcière, de nous promettre que le pire est encore à venir, et qu’il faudra, petits soldats de l’inculture divinisée, recommencer l’année prochaine.

    Car il ne sera, à propos d’Avignon et de son Festival, question que de culture et puis surtout de création et donc de nouveauté et conséquemment de provocation et donc de levée de tabous, ce que seule permet l’image, la vraie, pas celle de la télé ; il ne sera pas tellement question d’art, le mot ayant passé, « mort de vieillesse » comme disaient les enfants, mais plutôt du statut des artistes, pauvres soldats de l’imbécillité instituée auxquels notre salope République bananière ne verse pas correctement leur solde, ce qui contraint ces chéris à une précarité accrue, et parfois même si des caméras traînent, à la révolte apparente, quand ils n’aspireraient qu’aux délices feutrées du bas-fonctionnariat merveilleux, insipide, cette Terre promise de l’égalité du prolétariat avec lui-même.

    Et cette nuit, la nuit suivante, et celle d’après encore, commenceront d’entrer discrètement, presque insidieusement, dans la jusque-là terne ville d’Avignon, des légions d’acteurs subordonnés et d’acteurs culturels posant aux petits chefs, lesquels ensemble prendront ensuite d’assaut, dans le désordre qui marque ces opérations de terrain, toutes les rues de la vieille ville, du midi jusqu’à la fermeture des cafés, quoique chacun, selon son rôle et sa fonction, se trouve devoir au prétexte justifiant l’invasion quelques heures réglementaires d’astreinte dans des salles privées de lumière naturelle ; on trouvera aussi, bien sûr, mêlés à ces professionnels de la profession quelques miliciens bénévoles, amateurs éclairés de cette destruction qu’ils vénèrent, ne rechignant pas, même, le reste de l’année, à leur échelle modeste et avec les trop maigres moyens qui leur sont consentis par leur trop frileux ministère, à éduquer à la déprédation institutionnalisée les jeunes générations ; cette nuit, donc, ou bien la nuit suivante, le siège d’Avignon aura commencé et, parce que c’est un siège moderne, et par suite inversé, il commencera du-dedans des remparts et prendra le beau nom de Festival.

    Pour la plus grande Gloire de Rien et le Salut égalitaire de Tous.

    Mais tout ceci même n’est qu’apparences.

    Tout ceci n’est que manifestations superficielles offertes à la crédulité des masses, qu’il faut sans cesse consolider, tout ceci n’est que choses perpétuellement données à voir pour être crues, afin qu’il n’y ait rien d’autre à voir et rien d’autre à croire, afin que soit interdit, invisible autant qu’incroyable, le temps de voir et croire autre chose. Car tout ceci n’est que réjouissances tirées à blanc et festivités religieuses d’apparat, et tout ceci, quoique les petits soudards de la culture tout à l’exécution hallucinée et mécanique des ordres ne veuillent pas le savoir, n’ayant pas à le savoir, est simplement un exercice, soldat, un exercice en conditions.

    Et mieux qu’un exercice intensément moderne, car la part d’exercice en quoi consiste de prendre une ville et de la mettre à sac au nom du Bien lui-même enfin descendu sur cette terre, avec la complicité, la collaboration, et peut-être même, si j’ose le mot, la communion pleine et entière, de sa population, n’est rien moins qu’une expérience, rien moins qu’une expérimentation.

    Car Avignon, depuis longtemps, est la ville que doit devenir toute ville, la ville offerte à toutes les expérimentations ; car Avignon est chaque année pendant un mois la ville que toute ville doit devenir toute l’année ; car Avignon est la ville cobaye sur laquelle les expérimentations modernes les plus virulentes sont pratiquées ; car Avignon est en somme la cellule souche du virus qui doit emporter, détruire, ravager toutes les villes d’Occident, à commencer par leurs capitales. Avignon est pendant un mois ce que doit à terme devenir, et ce que devient effectivement Paris, par exemple, chaque jour de l’année. Et, selon les critères propres de ses expérimentateurs, elle est l’avenir.

    La prise moderne d’une ville diffère de façon conséquente de la façon ancienne, archaïque, en un mot : militaire, de procéder, en ceci au moins que les petits soldats de la culture qui la pénètrent, en dépit qu’ils se pensent des acteurs quand ils sont à peine figurants et qu’ils se rêvent des héros quand ils ne sont que la chair anonyme de nos nouveaux canons sociométriques, sont effectivement les derniers à la pénétrer, et non pas comme jadis les premiers. Car tout, absolument tout, avant leur assaut, a été réglé et prévu, et mieux : planifié et administré, non pas de l’extérieur comme jadis, mais tout bonnement de l’intérieur ; et pour parodier un peu la belle langue des contrats, le juridisme occidental étant certainement le dernier lieu où la précision de la langue devra être conservée pour cette raison supérieure que dans les artères et les veines de ce corps-là circule et se recycle, et se recyclant se nettoie, tout ce que le reste du monde compte d’argent, et pour parodier un peu, dis-je, la belle langue des contrats, on peut dire que les producteurs, ou les promoteurs, de la prise moderne de la ville d’Avignon se sont assurés de la collaboration de la population locale, pour ne pas parler, une fois encore, de communion pleine et entière (si l’on veut m’objecter ici que des autochtones fuient le mois de juillet, je répondrai doucement qu’ils vont ailleurs participer à la prise d’autres villes, d’autres sites, tout au plus moins significatifs ou exemplaires). Et comment s’assure-t-on, en notre monde moderne, de la collaboration de la population locale ? Eh bien, en la payant. Quoi d’autre ? La destruction des villes ne se fera pas sans s’attacher leurs habitants par d’enviables retombées commerciales, et si les intermittents et autres miliciens du spectacle colonisant Avignon avec une légitimité proclamée de libérateurs culturels trouvent aujourd’hui à se plaindre de ce que les commerçants d’Avignon non seulement pratiquent des tarifs très élevés mais par surcroît se paient le luxe de ne même pas être aimables, c’est uniquement parce que, ce Festival ne durant qu’un mois, les autochtones ont encore le moyen, malgré l’argent, de comparer leur vie de juin avec leur vie de juillet et de trouver la première nettement plus agréable. Il va sans dire que ce léger désagrément collatéral est à imputer, non à l’expérience même, indiscutable quant à ses fondement et légitimité, mais au contraire à sa limitation dans le temps ; car il est évident à tous qu’en supprimant le moyen de comparer, on supprime également les petits désagréments dus à la comparaison même ; de sorte que ce désagrément lui-même finit par plaider pour une extension à l’année de ces jours de culture et de fête.

    Il faudra donc amplifier encore et toujours, religieusement, et avec tout ce que la religion peut avoir de salvatrice inconscience d’elle-même, le discours culturel vantant publicitairement les bienfaits inexistants de la culture de masse. Il faudra donc que les camelots culturels, quels que soient leur grade et leur fonction, venus en force à la Foire exposer, vendre et acheter leurs marchandises culturelles et, ce qui n’est pas accessoire, distribuer leur pognon à de grincheux autochtones dont ils détruisent la ville, soient absolument convaincus, pour être absolument convaincants, qu’ils travaillent, et mieux que tout ce reste du monde qui ne leur est que concurrence, à l’édification d’un monde meilleur, généreusement utopique et merveilleusement tolérant, défendant la solidarité en critiquant vertement, chaque fois qu’il est possible et il est souvent possible, le règne corrupteur et corrompu de l’argent, des marchandises et de l’inculture. Car il faudra détruire toujours davantage les villes, au motif de les émanciper et de les libérer des anciennes formes de civilité et de décence ; et il faudra toujours davantage, au nom de l’égalité, faire reculer les règles et les normes et faire sauter des tabous qui n’existent même plus, puisque n’est réellement tabou que ce dont on ne parle pas, faute d’en avoir l’idée et peut-être même les mots ; et il faudra toujours davantage, au nom de la culture, détruire la civilisation et abrutir les masses en exterminant l’individuation ; au nom de nos valeurs modernes, ruiner l’ancienne morale immonde ; au nom de la conquête de nouveaux droits abstraits, prendre d’assaut et détruire d’anciennes réalités concrètes, instituées de toujours ; au nom de la gratuité, vendre ce qui était donné, et instaurer partout où il n’était pas présent encore le règne de l’argent ; au nom d’une liberté sans frein, développer à l’infini de nouveaux outils juridiques interdisant les anciennes coutumes et, bientôt, obligeant aux nouvelles. Et il faudra toujours davantage dire le contraire de ce qu’on fait, en y croyant de toute sa foi d’acteur culturel contestataire par décret officiel, et éduquer toutes les générations futures à répéter malgré eux, à tout bout de champ, ou de chant, sans aucun cadre, et donc en public comme en privé, puisque rien ne doit permettre de séparer, autant dire : discriminer, rien de rien, de longues bribes de cette atroce liturgie de la modernité.

    C’est par tout cela, par toute cette expérimentation de culture intensive, limitée, on pourrait dire : sous cloche, par toute cette mise en œuvre de destruction massive que l’on cachera incessamment sous le couvert désormais religieux de création, et d’obligatoire positivité, que le Festival d’Avignon peut être dit d’avant-garde. Et l’on comprend mieux à quel noir dessein occulte, et avec quelle ironie sans aucune conscience d’elle-même, on fait servir l’ancien Palais des Papes et Antipapes.

    Pour la plus grande Gloire de Rien et le Salut égalitaire de Tous.    

    Comme le journalisme, tout uniment, comme chaque année, va venir nous parler du « coup d’envoi » de ce Festival, j’ai simplement trouvé plus amusant de commencer par la conclusion.

    Vous ne vous en êtes sans doute pas aperçu, mais tandis que vous lisiez ce petit texte, la nuit entière a passé. Ça y est.

    Le Festival a commencé : Avignon est une ville in-festée.