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Pour la plus grande Gloire de Rien

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(Article initialement publié sur Ring

C’est une chose étrange et banale à la fois d’arriver dans une ville la veille qu’elle soit défaite ; de voir les dernières heures de la vie ordinaire tout affairées à aplanir la capitulation et bienvenir leur sac ; de saisir, sans pouvoir autre chose que sourire, ce contresens énorme par quoi une intelligence moyenne livrée à son jugement faussé, travaille à rien moins que s’éradiquer totalement, parfaitement convaincue pourtant de sa réussite assurée – et sinon convaincue, du moins conditionnée assez pour répéter sans cesse comme une formule magique les paroles convenues.

Car Avignon cette nuit sera intégralement dégueulassée d’affiches bariolées pendouillant à ses murs au point que ses vieux remparts mêmes auront l’air d’être en toc, en carton-pâte ; demain sera pourrie de colonies d’artistes et assimilés, depuis le deuxième classe sale et fauché, roots quoi, mendiant une cigarette à quelque adjudant subventionné de province jusqu’au général de brigade naviguant de réception en réception, ne considérant pas même les spectacles comme autre chose qu’une réception encore, un peu barbante comme toutes ces choses de protocole, mais qu’il faut bien s’appuyer…

Les discours officiels, écrits depuis longtemps, avec leur lot de formules interchangeables et sibyllines, sur des tons légèrement différents selon le pouvoir dont ils émanent, politique ou médiatique, encenseront rituellement, religieusement, la destruction planifiée, avec toutefois ce chouïa apparemment critique de réserve ou de déception, selon ces mêmes sources toujours, qui n’est chaque fois qu’une façon enchanteresse, je veux aussi bien dire : sorcière, de nous promettre que le pire est encore à venir, et qu’il faudra, petits soldats de l’inculture divinisée, recommencer l’année prochaine.

Car il ne sera, à propos d’Avignon et de son Festival, question que de culture et puis surtout de création et donc de nouveauté et conséquemment de provocation et donc de levée de tabous, ce que seule permet l’image, la vraie, pas celle de la télé ; il ne sera pas tellement question d’art, le mot ayant passé, « mort de vieillesse » comme disaient les enfants, mais plutôt du statut des artistes, pauvres soldats de l’imbécillité instituée auxquels notre salope République bananière ne verse pas correctement leur solde, ce qui contraint ces chéris à une précarité accrue, et parfois même si des caméras traînent, à la révolte apparente, quand ils n’aspireraient qu’aux délices feutrées du bas-fonctionnariat merveilleux, insipide, cette Terre promise de l’égalité du prolétariat avec lui-même.

Et cette nuit, la nuit suivante, et celle d’après encore, commenceront d’entrer discrètement, presque insidieusement, dans la jusque-là terne ville d’Avignon, des légions d’acteurs subordonnés et d’acteurs culturels posant aux petits chefs, lesquels ensemble prendront ensuite d’assaut, dans le désordre qui marque ces opérations de terrain, toutes les rues de la vieille ville, du midi jusqu’à la fermeture des cafés, quoique chacun, selon son rôle et sa fonction, se trouve devoir au prétexte justifiant l’invasion quelques heures réglementaires d’astreinte dans des salles privées de lumière naturelle ; on trouvera aussi, bien sûr, mêlés à ces professionnels de la profession quelques miliciens bénévoles, amateurs éclairés de cette destruction qu’ils vénèrent, ne rechignant pas, même, le reste de l’année, à leur échelle modeste et avec les trop maigres moyens qui leur sont consentis par leur trop frileux ministère, à éduquer à la déprédation institutionnalisée les jeunes générations ; cette nuit, donc, ou bien la nuit suivante, le siège d’Avignon aura commencé et, parce que c’est un siège moderne, et par suite inversé, il commencera du-dedans des remparts et prendra le beau nom de Festival.

Pour la plus grande Gloire de Rien et le Salut égalitaire de Tous.

Mais tout ceci même n’est qu’apparences.

Tout ceci n’est que manifestations superficielles offertes à la crédulité des masses, qu’il faut sans cesse consolider, tout ceci n’est que choses perpétuellement données à voir pour être crues, afin qu’il n’y ait rien d’autre à voir et rien d’autre à croire, afin que soit interdit, invisible autant qu’incroyable, le temps de voir et croire autre chose. Car tout ceci n’est que réjouissances tirées à blanc et festivités religieuses d’apparat, et tout ceci, quoique les petits soudards de la culture tout à l’exécution hallucinée et mécanique des ordres ne veuillent pas le savoir, n’ayant pas à le savoir, est simplement un exercice, soldat, un exercice en conditions.

Et mieux qu’un exercice intensément moderne, car la part d’exercice en quoi consiste de prendre une ville et de la mettre à sac au nom du Bien lui-même enfin descendu sur cette terre, avec la complicité, la collaboration, et peut-être même, si j’ose le mot, la communion pleine et entière, de sa population, n’est rien moins qu’une expérience, rien moins qu’une expérimentation.

Car Avignon, depuis longtemps, est la ville que doit devenir toute ville, la ville offerte à toutes les expérimentations ; car Avignon est chaque année pendant un mois la ville que toute ville doit devenir toute l’année ; car Avignon est la ville cobaye sur laquelle les expérimentations modernes les plus virulentes sont pratiquées ; car Avignon est en somme la cellule souche du virus qui doit emporter, détruire, ravager toutes les villes d’Occident, à commencer par leurs capitales. Avignon est pendant un mois ce que doit à terme devenir, et ce que devient effectivement Paris, par exemple, chaque jour de l’année. Et, selon les critères propres de ses expérimentateurs, elle est l’avenir.

La prise moderne d’une ville diffère de façon conséquente de la façon ancienne, archaïque, en un mot : militaire, de procéder, en ceci au moins que les petits soldats de la culture qui la pénètrent, en dépit qu’ils se pensent des acteurs quand ils sont à peine figurants et qu’ils se rêvent des héros quand ils ne sont que la chair anonyme de nos nouveaux canons sociométriques, sont effectivement les derniers à la pénétrer, et non pas comme jadis les premiers. Car tout, absolument tout, avant leur assaut, a été réglé et prévu, et mieux : planifié et administré, non pas de l’extérieur comme jadis, mais tout bonnement de l’intérieur ; et pour parodier un peu la belle langue des contrats, le juridisme occidental étant certainement le dernier lieu où la précision de la langue devra être conservée pour cette raison supérieure que dans les artères et les veines de ce corps-là circule et se recycle, et se recyclant se nettoie, tout ce que le reste du monde compte d’argent, et pour parodier un peu, dis-je, la belle langue des contrats, on peut dire que les producteurs, ou les promoteurs, de la prise moderne de la ville d’Avignon se sont assurés de la collaboration de la population locale, pour ne pas parler, une fois encore, de communion pleine et entière (si l’on veut m’objecter ici que des autochtones fuient le mois de juillet, je répondrai doucement qu’ils vont ailleurs participer à la prise d’autres villes, d’autres sites, tout au plus moins significatifs ou exemplaires). Et comment s’assure-t-on, en notre monde moderne, de la collaboration de la population locale ? Eh bien, en la payant. Quoi d’autre ? La destruction des villes ne se fera pas sans s’attacher leurs habitants par d’enviables retombées commerciales, et si les intermittents et autres miliciens du spectacle colonisant Avignon avec une légitimité proclamée de libérateurs culturels trouvent aujourd’hui à se plaindre de ce que les commerçants d’Avignon non seulement pratiquent des tarifs très élevés mais par surcroît se paient le luxe de ne même pas être aimables, c’est uniquement parce que, ce Festival ne durant qu’un mois, les autochtones ont encore le moyen, malgré l’argent, de comparer leur vie de juin avec leur vie de juillet et de trouver la première nettement plus agréable. Il va sans dire que ce léger désagrément collatéral est à imputer, non à l’expérience même, indiscutable quant à ses fondement et légitimité, mais au contraire à sa limitation dans le temps ; car il est évident à tous qu’en supprimant le moyen de comparer, on supprime également les petits désagréments dus à la comparaison même ; de sorte que ce désagrément lui-même finit par plaider pour une extension à l’année de ces jours de culture et de fête.

Il faudra donc amplifier encore et toujours, religieusement, et avec tout ce que la religion peut avoir de salvatrice inconscience d’elle-même, le discours culturel vantant publicitairement les bienfaits inexistants de la culture de masse. Il faudra donc que les camelots culturels, quels que soient leur grade et leur fonction, venus en force à la Foire exposer, vendre et acheter leurs marchandises culturelles et, ce qui n’est pas accessoire, distribuer leur pognon à de grincheux autochtones dont ils détruisent la ville, soient absolument convaincus, pour être absolument convaincants, qu’ils travaillent, et mieux que tout ce reste du monde qui ne leur est que concurrence, à l’édification d’un monde meilleur, généreusement utopique et merveilleusement tolérant, défendant la solidarité en critiquant vertement, chaque fois qu’il est possible et il est souvent possible, le règne corrupteur et corrompu de l’argent, des marchandises et de l’inculture. Car il faudra détruire toujours davantage les villes, au motif de les émanciper et de les libérer des anciennes formes de civilité et de décence ; et il faudra toujours davantage, au nom de l’égalité, faire reculer les règles et les normes et faire sauter des tabous qui n’existent même plus, puisque n’est réellement tabou que ce dont on ne parle pas, faute d’en avoir l’idée et peut-être même les mots ; et il faudra toujours davantage, au nom de la culture, détruire la civilisation et abrutir les masses en exterminant l’individuation ; au nom de nos valeurs modernes, ruiner l’ancienne morale immonde ; au nom de la conquête de nouveaux droits abstraits, prendre d’assaut et détruire d’anciennes réalités concrètes, instituées de toujours ; au nom de la gratuité, vendre ce qui était donné, et instaurer partout où il n’était pas présent encore le règne de l’argent ; au nom d’une liberté sans frein, développer à l’infini de nouveaux outils juridiques interdisant les anciennes coutumes et, bientôt, obligeant aux nouvelles. Et il faudra toujours davantage dire le contraire de ce qu’on fait, en y croyant de toute sa foi d’acteur culturel contestataire par décret officiel, et éduquer toutes les générations futures à répéter malgré eux, à tout bout de champ, ou de chant, sans aucun cadre, et donc en public comme en privé, puisque rien ne doit permettre de séparer, autant dire : discriminer, rien de rien, de longues bribes de cette atroce liturgie de la modernité.

C’est par tout cela, par toute cette expérimentation de culture intensive, limitée, on pourrait dire : sous cloche, par toute cette mise en œuvre de destruction massive que l’on cachera incessamment sous le couvert désormais religieux de création, et d’obligatoire positivité, que le Festival d’Avignon peut être dit d’avant-garde. Et l’on comprend mieux à quel noir dessein occulte, et avec quelle ironie sans aucune conscience d’elle-même, on fait servir l’ancien Palais des Papes et Antipapes.

Pour la plus grande Gloire de Rien et le Salut égalitaire de Tous.    

Comme le journalisme, tout uniment, comme chaque année, va venir nous parler du « coup d’envoi » de ce Festival, j’ai simplement trouvé plus amusant de commencer par la conclusion.

Vous ne vous en êtes sans doute pas aperçu, mais tandis que vous lisiez ce petit texte, la nuit entière a passé. Ça y est.

Le Festival a commencé : Avignon est une ville in-festée.  

 

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