[Ce billet, que j’espère dérisoirement rendre plus lisible par cette précision, fait suite à « Pochade » et a trait à la même petite pièce intitulée Le Souverain, le Diable et moi. ]
« Les deux raisons contraires. Il faut commencer par là ; sans cela on n’entend rien, et tout est hérétique. Et même à la fin de chaque vérité il faut ajouter qu’on se souvient de la vérité opposée. »
Pascal, Pensées, fragment 493 édition Le Guern
J’allais oublier de parler de l’amour. Non sans raison, peut-être. D’ailleurs, si l’on pouvait dire les choses positivement, en une phrase ou deux, ou même en un copieux essai, personne n’aurait jamais écrit de théâtre.
Peut-être y a-t-il très peu d’amour. Peut-être la première scène l’assèche-t-elle irrémédiablement, en épuise-t-elle d’emblée le stock pour laisser place ensuite à sa contre façon parfaite, la perversion. Ou, pour être plus juste, peut-être y en a-t-il juste le peu qu’il faut pour que, grossi à la parole qui fait loupe, il y ait l’air d’y en avoir beaucoup. La perversion alors est installée, lentement elle diffuse et corrompt – au sens courant comme au sens aristotélicien où la corruption est complémentairement opposée à la génération.
Il se peut bien, après tout, que Molière en voulant de son Tartuffe démasquer les faux dévots ait démasqué aussi, j’allais dire surtout, les vrais, et ce qu’il y a de faux en eux – épargnant au fond, peut-être, les seuls saints (et encore…). Mais ici, il n’est guère question de sainteté et la question de l’amour ne fait que seconder celle du pouvoir – dont peut-être elle est seulement un cas particulier, à peine particulier –, et variera de façons différentes selon que l’on considérera qu’à l’initiale l’on aime pour ou malgré le pouvoir, lorsque ce pouvoir tant et si mal appréhendé toujours s’avèrera enfin pure illusion, fiction entretenue de justesse, sur le fil…
Dans cette hypothèse-ci, celle du peu d’amour, comme on dit peu de foi, si l’esprit critique cède aux apparences de l’amour, alors, comme semble s’en plaindre un des protagonistes, « ça n’avance pas tellement », et la mort de l’autre a tout l’air d’être naturelle ; s’il n’y cède pas, on peut distinguer sous ce qui tient lieu d’amour, l’instillation lente du meurtre qui ne contrevient pas à la loi.
On peut sans doute à bon droit penser des choses de ce genre. Les discours positifs sur l’amour, comme ceux sur Dieu, sont parfaitement indifférents ; pourvu qu'on soit un peu cohérent, ou simplement qu'on en ait l'air, on peut dire une chose et la soutenir, mais la proposition opposée vient aussitôt à manquer.
Il est donc loisible de soutenir à l’inverse que l’amour consiste à vieillir ensemble, à surmonter ensemble les difficultés de la vie et partant, que plus ces difficultés auront semblé insurmontables plus grand sera l’amour, et qu’il faut bien à la fin qu’un des deux parte le premier, usé, à bout de force, en quelque sorte victorieux vaincu. Les contrariétés petites et grandes de la vie, les trahisons, les mensonges et les lâchetés seraient alors ces couleuvres que l’amour seul permet d’avaler, de digérer, et qui le nourrissent en retour, et même le grandissent. L’on finirait à voir de la grandeur d’âme jusque dans l’humiliation et la sanie ; et pourquoi pas ?
Ces deux hypothèses au fond, celle du très peu d’amour et de la perversion, celle du très grand amour incluant et rédimant le tas d’ordures, me vont aussi bien l’une que l’autre ; au vrai, elles m’indiffèrent exactement et l’on pourrait échafauder de la sorte une cinquantaine d’autres façons de lire l’amour dans cette pièce que je n’aurais rien à y redire tant tout cela n’est en rien mon affaire et les amours, ou ce que vous voulez, des deux personnages principaux ne me semblent pas devoir faire l’objet d’une hypothèse unique ni même d’une manière de synthèse pseudo-dialectique des deux lâchées plus haut.
Et même, j’ai l’impression que l’entrée fantomatique du troisième personnage, non moins que bientôt sa sortie, et entre les deux sa présence très vaguement consistante, jeune homme du peuple qui ne sait pas trop ce qu’il fait là, jeune homme mort et que l’on va tuer encore, en quelque sorte pour le plaisir et parce que ça n’a au fond pas de conséquence, jeune homme si ça se trouve que l’on ressusciterait encore pour l’envoyer une fois de plus se faire équarrir tout vivant, manière d’allégorie misérable d’un peuple misérable et vaincu, résigné à n’exister jamais que pour aussitôt se faire étriper, eh bien, ce troisième personnage presque sorti aussitôt qu’entré, et pas moins crevé à l’entrée qu’à la sortie – quelque sens par ailleurs que ça ait –, en ce qu’il tient à la fois à la gloire et au ridicule de la gloire, a une manière ridiculement glorieuse d’être christique, mais christique alors comme le premier imbécile éventré venu, eh bien dis-je, en fait d’amour, ce personnage-là, j’ai l’impression qu’il devrait rendre caducs tous ces distinguos positifs sur l’amour et toutes ces sortes de saloperies vénales, surtout s’ils concernent ces contemporains-là que nous sont un souverain au bas mot impotent et un poète quasi analphabète. Voilà. Vae victis, amen.