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Et pour quelques dollars de plus en moins...

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T’es quand même increvable, m’a-t-elle dit à 23 h 47, et je ne suis pas parvenu à déterminer ce que la phrase contenait de regrets. J’ai marmonné, increvable, increvable, c’est vite dit. J’étais avachi depuis trois minutes dans une espèce de sous-fauteuil club malconfortable, les cheveux trempés, pas rasé de la semaine, et je faisais déjà tourner entre mes doigts une cigarette qu’il m’était interdit d’allumer. T’as l’air fatigué, t’as les yeux rouges. J’ai dû hausser les épaules, et tu vas passer tout mon corps en revue comme ça ? Connard. Puis elle m’a demandé mes projets. Rien, zéro, que dalle. J’ai ricané que j’essayais de changer de vide. Puis je suis allé fumer sous le crachin de merde. Il ne se passait rien. Retour, le serveur m’avait enfin déposé sur la table mon whisky. Alors, a-t-elle insisté, qu’est-ce que tu vas faire ? Et là, j’ai nettement entendu dans sa question, mais regarde-toi, sombre merde, tu te trouves plus intelligent que tout le monde et tu ne sais rien faire d’utile, jusqu’où tu vas descendre à refuser et refuser tout ce qu’on te propose, prends le premier compromis qui passe. Je reconstruis a posteriori, évidemment, pour que la suite ait l’air de me donner raison. Puis elle a dit, donc, j’ai vu Clémence, elle m’a dit qu’elle t’avait proposé du boulot, tu ne l’as même pas rappelée. J’ai dû ouvrir un œil, j’ai regardé cette jeune femme avec le moins de mépris possible et j’ai dit, oui, oui, si j’avais rappelé, je me connais, j’aurais accepté le taf, je ne sais pas dire non au travail. Et pourquoi tu n’as pas rappelé ? Boulot humiliant, proposition à la limite de la décence. En termes de salaire, ai-je cru bon de préciser. Tu rigoles ? postillonne-t-elle. Nous touchons au malentendu. Je te trouve bien difficile… C’est vrai ça, perdrais-je toute conscience de mon insignifiance – désormais fondement de toute prétention artistique ? Evidemment, que Clémence trouve son projet intéressant, pile à la mode, dans le créneau qui va bien, évidemment qu’elle ne comprendrait pas, l’imbécile, que ce qu’elle me demande de faire avec une scrupuleuse sincérité non dénuée d’avarice, c’est de la merde. Retour ici, et comme elle en face de moi, avec sa manie de passer ses mains dans ses cheveux pour faire défiler les poses travaillées de son visage (brrr…), avait dit, tu rigoles ? j’ai rigolé et j’ai sifflé mon verre. Allez, explique, snobeur, explique. C’est ça, justifions-nous. Simple, Clémence voulait monter un texte à moi, puis elle a pigé qu’elle aurait bien du mal à trouver des producteurs et que si elle en trouvait quand même, personne ne lisant jamais rien dans ce merveilleux milieu culturel, c’est avec la justice qu’elle risquait bien de les avoir ces emmerdes, en fait. Pas de nouvelles pendant neuf mois, et voilà qu’elle m’accouche comme pour s’excuser d’un projet où, deux heures à peine plus que smicquées par semaine, chaque semaine de l’année, à cent cinquante bornes d’ici trajet non remboursé, je pourrais servir de scribe dramaturgique à un sociologue ethnique qui fait des enquêtes ès quartiers postpopulaires, enquêtes qui doivent correspondre à ce qu’on sait déjà qu’il faut qu’il dise, les résultats sont  dans Libé depuis dix ans. J’ai snobé, ouais. Mais toi, t’as rien pour moi, poulette ? j’ai bientôt plus un pète de taf. A y est, je fais la manche. Elle est tout de même sciée. Elle lève les paumes, ben non mon vieux... puis trafique un sale silence implorant ma supplique. Mais non.  Le problème, mon petit père, c’est qu’en plus t’as un sale caractère. Ce qui est faux, je suis un type beaucoup trop gentil. A peine capable de refuser quoi que ce soit. Il y a bien quinze ans maintenant que je ne me brouille plus avec personne, que je ne rentre plus chez moi en me demandant comment il se fait qu’on n’ait pas même tenté de me péter les dents, que je fais en somme comme si les gens avaient au moins un petit intérêt – et le fait est qu’ils sont bien satisfaits de leur once. Et que je prends dans la gueule toutes les portes sans broncher et que les humiliations, finalement, me trouvent indifférent, comme si elles étaient le fait de pauvres gens, oui, voilà, d’irresponsables. Après quoi, deuxième clope deuxième whisky, la politesse veut qu’on patatite et patatate dans la nuit. On sort enfin du café où j’ai finalement refusé qu’elle paie mes canons. Sur le trottoir toujours à crachin de merde, j’esquive d’une quinte de toux butterflyesque la pauvre pelle, pas même réelle  invitation à poursuivre, qu’elle veut mollement me rouler, solidaire réponse à deux euros à mon tapadutaf poulette? Il est possible, après tout, que je n’aie rien à foutre de rien. Ou que je préfère ne rien foutre. Ou ce que je veux. Quoi, j’ai dit une connerie ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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