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Ubu propre (révisionnisme citoyen)

[Cette saynète en forme de conférence, tirée de Pour une culutre citoyenne !, fut écrite en 2005. A l’occasion de sa publication sur le Ring, je la donne également à lire sur Theatrum Mundi]

 

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L’art contemporain vous parle.

 

L’HYSTORIENNE. – En lisant l’autre jour, pour des raisons professionnelles (j’y suis habilitée), un texte littéralement préhystorique d’avant 1950, j’ai fait une découverte étrange.

C’était bien sûr un texte grossier, plein de mauvais jurons.

D’une façon ou une autre, les anciens jurons nommaient ou évoquaient toujours le Ciel ou l’Enfer, Dieu ou le Diable selon que les nouvelles étaient jugées bonnes ou mauvaises par celui qui jurait.

On trouvait aussi, dans ces temps archaïques, un certain nombre de références sexuelles, jadis toujours associées au Mal.

Le juron, hélas encore trop fréquemment employé au mépris de la loi : Putain ! comme aussi le mot : Bordel ! en sont de déplorables survivances, aujourd’hui qu’une sexualité propre, assimilable en rien à la prostitution machiste, est bien évidemment encouragée – y compris financièrement – par les pouvoirs publics.

Puisque nous, modernes, savons qu’une sexualité propre est en somme une sexualité qui abolit la différence sexuelle, et par conséquent une sexualité non-discriminatoire. Une sexualité propre, faut-il le rappeler, n’est en aucun cas une non-sexualité, comme ne manquaient pas de le répéter d’atroces réactionnaires dont les propos sont désormais sévèrement sanctionnés par la loi.

(Et moi, par exemple, je le précise parce que je suis dans ce haut-lieu de l’art contemporain, moi qui suis symboliquement – et symboliquement seulement – clouée à ce fauteuil roulant, qui devinerait, juste à me contempler, qu’une greffe réussie m’a dotée d’un sexe masculin programmable et standard ?)

Parmi ces jurons anciens, donc, on trouvait déjà aussi, bien sûr, des jurons à caractère scatologique, les excréments étant alors, eux aussi, associés au Mal.

Ces jurons-là nous sont heureusement demeurés, et sont unanimement considérés comme les seuls souhaitables aujourd’hui.

Ils désignent, ces jurons scatologiques, la réalité de ce contre quoi nous devons tous, chaque jour, lutter.

Ils désignent en somme le domaine de ce qui est séparé de notre modernité laïque et progressante ; ils sont, pour parler en langage ancien, notre domaine sacré.

D’où, depuis quelques années, et dans le but citoyen de transmettre aux nouvelles générations la possibilité de bien jurer avec, il va sans dire, les seuls jurons autorisés par la loi, la présence logique et l’institution d’APS ou Ateliers de Pratiques Scatologiques dans les écoles de la République (sans jeu de mots). 

 

Car maintenant, nous sommes au XXI° siècle.

Dieu et le Diable, le Ciel et l’Enfer n’ont plus droit de cité dans l’espace public. Et donc, les vieilles catégories du Bien et du Mal non plus n’ont plus rien à y faire.

L’horreur judéo-chrétienne qui voulait que le Mal soit en quelque sorte notre Sol et le Bien notre inatteignable Ciel, eh bien cette horreur est terminée.

Car avec la conquête du Bien, l’Hystoire a commencé.

 

Cela s’est passé comme ça : tout ce qui, dans l’odieux repère orthonormé judéo-chrétien, relevait du Mal a été proprement aspiré par le Bien.

Proprement aspiré, ici, ne relève pas d’une criminelle connotation sexuelle, je le précise, mais veut dire intégralement récupéré, et mieux : intégralement recyclé. 

Tout, oui. Sauf la Merde.

Dans notre domaine séparé, reste seulement la Merde.

Et c’est logique. Deux raisons :

1. A la différence du Mal, qui n’est qu’une abstraction terroriste, la Merde existe réellement. Quelques extrémistes prétendaient même qu’elle était la seule réalité réelle, mais ils ont perdu leur procès en appel et ils sont en prison, mais passons.

Il s’ensuit que la Merde ne relève plus du Mal, mais d’elle-même.

2. A la différence des autres réalités intégralement recyclables que recouvrait l’abjecte référence au Mal, la Merde seule ne pouvait être recyclée pour cette raison nécessaire et suffisante qu’elle est en elle-même ce qui est déjà recyclé.

D’où la nécessité de constater sa réalité d’une part ; d’en faire notre domaine séparé d’autre part.

 

De sorte qu’à la fin du XX° siècle, nos anti-moralistes d’Etat, constatant cette immense victoire du Bien, posèrent qu’il ne restait qu’une seule division, qui séparait le Bien de la Merde.

Cela eut d’importantes conséquences, et jusque dans la vie intellectuelle : tout ce qui n’était pas bien ou refusait de lutter pour le Bien était de la Merde. Autant vous dire que le ménage fut vite fait, et que les éditeurs cessèrent de donner leur Imprimatur aux sales esprits réacs.

Mais les anti-moralistes d’Etat du début du XXI° siècle firent encore un progrès : ils découvrirent que le Bien ne devait plus être nommé Bien, puisqu’aucun Mal ne lui était plus opposable.

En somme, le Bien avait vaincu, et d’une victoire si nette, qu’il n’avait plus d’adversaire dialectique. La dialectique mourait, allait mourir ; et l’Hystoire, à peine commencée donc, menaçait de mourir avec elle.

La décision fut donc prise de changer le nom du Bien afin qu’il fût mis en dialectique hystorique avec son ultime opposant : la Merde.

Là, il y eut hélas une querelle ; la dernière à coup sûr.

Certains savants voulaient que l’espace public laïc et démocratique prenne le beau nom d’Hygiène ; d’autres, celui de Propre.

Les combattants ne voyaient pas le bout de leur querelle, rivalisant d’ardeur démocratique et subversive dans une surenchère d’arguments iconoclastes et pertinents faisant appel à l’imaginaire de chacun.

Et une fois de plus la Démocratie triompha, puisque que ce fut à l’usage qu’il revint d’imposer le mot Propre.

Pour une raison toute simple : l’orthographe du mot Hygiène est absurdement compliquée et les fréquentes fautes qu’y faisaient les étudiants les empêchaient souvent de décrocher leur doctorat aussi mécaniquement que le veut notre tradition démocratique.

Suite à la grève qu’ils déclenchèrent, les défenseurs du mot Hygiène furent condamnés à des TIC – Travaux d’Intérêt Citoyen.

Voilà pour ce point glorieux de notre Hystoire. 

 

Passons à aujourd’hui, maintenant, si vous le voulez bien.

(Je voudrais avant toute chose remercier Albertine Lacan-Coyote de son invitation à vous communiquer ici-même, dans ce haut-lieu de l’art contemporain, en avant-première, le dispositif de nouvelles abstractions qui doit permettre à notre époque magnifique de franchir un pas nouveau dans la voie du progrès. Albertine, merci.)

Aujourd’hui, maintenant, moi, Allison Dupont-Mérubu, chercheresse au CNRSD (Centre National de Recherchement en Scatologie Dialectique), je viens résoudre l’ultime contradiction, et proposer la solution finale.

Tout ce que nous avons évoqué auparavant, repose sur une chose impensée, et qui ne peut être que fondamentalement odieuse, car inégalitaire : le désir. En même temps, nous l’avons vu, la société a progressé : elle s’est acheminée vers le besoin.

Or, c’est bien du mot besoin que nous avons maintenant, mais provisoirement seulement, besoin (c’est le cas de le dire, hi hi).

La sphère sacrée de la Merde, qu’il s’agisse en l’espèce de nos excréments ou de la pollution atmosphérique par exemple, pourrait se nommer plus proprement, celle du Besoin. Or ces multiples besoins-là, que ça nous plaise ou non, il faut les faire.

D’un autre côté, la sphère de la vraie vie, c’est-à-dire du Propre, est celle qui vise, parce qu’elle est hystoriquement le Bien ayant intégré le Mal, à l’égalitaire satisfaction de nos Besoins.

Il y a donc bien deux sortes de besoins : les propres, et qu’il faut satisfaire ; les autres, relevant de la Merde, qu’il faut faire.

Je suis donc amenée à poser comme équation de notre Société cette simple division :

 

Satisfaire nos besoins*

Faire nos besoins

 

Les termes « nos besoins » s’annulent (je raye). Reste donc pour définir la Société :

 

Satisfaire

Faire

 

Mais satisfaire étant composé de satis et de faire, les termes « faire » à leur tour s’annulent (je raye). Reste donc pour définir notre Société :

 

Satis

 

Satis apparemment ne veut rien dire, mais désigne en latin l’idée de satiété. J’en conclus donc mathématiquement que :

 

SOCIETE = SATIETE

 

Par quoi toute contradiction est enfin résolue. Les conséquences de cela, à n’en pas douter, sont énormes : il n’y a plus de manque, de faute, de négatif, de séparé. J’ai proprement aspiré même la merde.

Et nous entrons de plain pied dans la Nouvelle Hystoire.

La conférence est terminée ; passons maintenant à la parthouze.

Merci.

 

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(Lucie Boscher jouant l'Hystorienne. Photos Alexandre Viala.)

* Cette équation se prononce ainsi : « Satisfaire nos besoins SUR faire nos besoins ». Pour les suivantes aussi, on emploiera le terme SUR, de préférence à divisé par, ou autres…

 

Commentaires

  • J avais deja bien ri en 2005, j ai bien ri encore.

  • Tout cela se rapproche de la vision du théâtre de Brecht... Benno Besson...

  • Le H de parthouze ( comme le y d'hystoire ) est particulièrement bien venu dans une démonstration à la rygueur phorcément imparable.

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