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Le jour le plus rose (1)

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J’ai retrouvé il y a quelques semaines, presque par hasard, oublié dans la trop longue et bordélique liste de mes dossiers informatiques, précisément dans ce dossier-là bêtement intitulé « Chèques sans Providence », cette saynète, probablement écrite vers 2004 ou 2003, et qui ne m’a pas paru, tant je la trouve mauvaise, mériter autre chose qu’une mise en ligne – en deux morceaux – sur ce blog :

 

LE JOUR LE PLUS ROSE

 

Celui qui entre à présent dans ce décor glacé rose est un clown, sans doute. Il est armé de roses ballons. Il a l’abord sympathique, trop sans doute. Il en même est doucereux, le salopard. Et il n’aura de cesse de l’être. D’autant plus inquiétant qu’il est plus doucereux. Et de toute façon, il est trop tard. Alors à un moment – quand exactement, je m’en fous –, il distribuera gentiment ses ballons, trop gentiment sans doute.

 

 

BOBO LE CLOWN. –

Je n’attendais que ça, au fond. Qu’on me prépare le terrain. Qu’on me prie d’entrer en scène pour ce que je suis. Qu’on répète plein de fois la prière. Pour que je paraisse plein de fois. Car j’exauce toutes les prières, moi, pour paraître – et je ne parais que pour tuer, peut-être. Mais nous n’en sommes pas là, pas encore.

 

Ne vous inquiétez pas les enfants, ils sont pour vous mes ballons.

Mais il faut être sage, et bien faire tout comme on vous a dit qu’il fallait faire.

Et vous aurez sans aucun doute la récompense, la récompense suprême, les enfants.

Si vous êtes sages, les enfants, hein, si et seulement si vous êtes bien sages.

Ok, alors fermez vos gueules les enfants. Je vous remercie.

 

Pour l’instant, il suffit bien que tout soit difficile, laborieux, qu’on entende craquer derrière ma voix tous les rouages de l’artifice, l’arrière-cuisine avec toutes ses batteries, l’impensable lourdeur de toute la machinerie, y compris désormais ses salaces couinements de silice.

Oui, derrière ma voix de clown – c’est tellement difficile au fond, d’être clown, de divertir les enfants – je veux qu’on entende se mettre en place toute une armée fantasmatique avec les piétinements de sabots de la cavalerie, les égrillards pépiements joyeux de toute cette infanterie d’enfants qu’on envoie consciemment au carnage, les acrobatiques piqués des avions de chasse, oui derrière ma voix de clown je tiens absolument à ce qu’on entende les lourds bruits de roulage des chars d’assaut, je veux que l’oreille impose aux yeux le majestueux déploiement du champignon atomique terminal et je veux qu’on entende les cris de guerre enthousiastes des soldats surimprimés à leurs doux et précieux râles d’agonie, et qu’on entende aussi le silence des drones armés glissant harmonieusement dans une nuit numérique colorisée en jeux vidéos pour les petits et grands enfants.

Mais chut, n’est-ce pas ?… Gardons encore un peu le secret, et profitons ensemble naïvement de ce moment offert, amusons-nous, amusons-nous, oublions ce que je viens de dire et étourdissons-nous, batifolons, oui c’est cela, batifolons gaiement.

Promenons-nous dans les bois

Pendant que le loup y est pas

Si le loup y était

Il nous mangerait

Loup y es-tu

 

Non, non, ça ne suffit pas que ça soit lent, très lent, il faut aussi que cela semble long, très long ; et laborieux, donc, très très.

Je veux, derrière ma voix, qu’on entende les heurts, les cahots, le chaos, oui toute la très belle et très impitoyable tectonique des choses. Les hurlements des hommes aussi, ces tristes damnés jouisseurs. Car ce que je veux être aussi, par-dessus tout même, entendez bien : quitte à broyer n’importe quoi, c’est cette très laborieuse exhalaison  de souffrances terriblement banales.

Voilà, je suis là. Je trône, je préside, je siège.

Oh non, vous ne distinguez pas encore nettement tout, profitez-en. Je ne suis pas là à titre honorifique, ou mettons pas seulement.

C’est du travail, du labeur, de la peine. Oui. Du travail, du labeur, de la peine. La Misère, la vraie, celle que le pognon lui-même n’évacue pas.

Je suis l’Ennui. C’est-à-dire le Travail.

Le Chagrin, comme disaient très réalistement, trop sans doute, les anciennes classes vulgaires. – Allez, les gars, on retourne au chagrin !

 

Je suis l’Ennui, disais-je.

Comprenons-nous bien : je représente l’Ennui.

Je suis son représentant de commerce, si vous voulez.

Titre qui m’autorise donc à dire : Je suis l’Ennui.

 

Car oui, alors tout semblait préférable à moi, l’Ennui – sans doute aussi parce que je n’avais pas encore mis au point ce très honorable costume de clown. Il est bien réussi, hein les enfants ? 

Mais oui, tout, donc, semblait préférable à moi. On ne voyait pas, pas clairement du moins, que tout ce qui se faisait se faisait contre moi et qu’ainsi, j’étais l’armature de néant qui faisait consister tout ce qui existait.

J’habite le monde. J’y suis chez moi. Le monde progresse ; moi aussi.

Je suis le soubassement de tout, la fondation cachée, le crime originel débile sur lequel se bâtissent vos édifices de pacotille.

Tout ce qui est au monde est parfaitement empreint de moi.

Oh, pas seulement les choses, les êtres aussi, les idées, les systèmes, les civilisations, les dieux, tout, absolument tout oui.

J’emprunte le monde. Je le vole, certes, mais aussi, et par-dessus tout, et quitte à tout broyer donc, je le fais consister.

Tout le monde creux des hommes creux, chimère gonflée et idéalisée par mes songe-creux aux ordres.       

Vous connaissez l’histoire de la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf, les enfants ? Ah, je vois bien que vous aviez oublié. Alors paf ! à la fin elle pète, la grenouille, elle éclate, elle en fout partout oui…

Mais je m’égare.

 

Plus ce monde progresse disais-je donc, plus je progresse avec lui. Il se fait important, tout boursouflé de vide qu’il soit. Et moi, je suis ce vide. J’emplis toute la structure gonflable, moi. Je fais tenir le monde.

C’est comme ça. C’est tout bête, en fait.

Seulement voilà, les métaphysiciens professionnels, sans doute pour tromper leur effarant ennui ou pour couvrir le fait qu’ils sont toujours lamentablement à la remorque d’une théologie qu’ils abhorrent bien trop évidemment, les métaphysiciens ont très compliqué tout.

Car c’est par le Vertige que je saisis, moi.

Qu’on le renverse ou pas en Extase.

Ascensionnel ou dégringolatoire mais le Vertige.

Le Vertige, oui.

Mais dégringolatoire, plutôt.

Ce bref moment si démesurément long d’avant la chute, le crash, la mort.

Promenons-nous dans les bois

Pendant que le loup y est pas

Si le loup y était

Il nous mangerait

Loup y es-tu

 

Alors, quand je parais enfin, quand je pointe délicatement et qu’au passage donc je crève, oh presque imperceptiblement, tel ou tel de mes ouvrages, je tue.

C’est un jeu.

Quand je crève je tue.

Plus le monde est gonflé, plus il est sous pression, plus grande est la dépression.

Dans ce monde surgonflé de mon vide, je ne parais à la finale que pour tout dépressuriser d’un grand coup, tout dépressionner, tout déprimer.

 

Il se peut aussi que la menace suffise. De plus en plus elle suffit. Car elle a réellement pris des proportions qui me dispensent presque d’apparaître en personne, si je puis dire.

En personne, il faut l’entendre.

On peut appeler progrès, en somme, ce surgonflage de néant qui vise à me tromper. Mais plus on gonfle, plus on veut me tromper, et plus il m’est facile de détromper. Et plus il m’est facile de détromper et plus ce détrompage est vécu comme une insoutenable violence, une destruction terrible.

Pour se tuer, aujourd’hui, il suffit d’une étincelle de lucidité.

Oui, il suffit de faire un peu la lumière et paf ! je pointe, c’est-à-dire je crève.

Je ne suis pas la Crevaison du monde, non, je suis sa Crévation. Pas non plus le Créateur, mais le Crévateur.

Autant dire, n’est-ce pas ? que je reprends le monde, que je le récupère – mais n’est-ce pas moi, aussi, qui avais donné ces ballons, que vous avez gonflés ? Et n’est-il pas juste qu’à la fin ils me reviennent, et pour enfin paraître ce qu’ils sont.

 

 

A suivre…

 

 

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