Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Silence - Page 5

  • Contresens

    Il se rendait compte, maintenant, que ses opinions se délitaient ; il n’en changeait pas, non, comme cela lui était arrivé quelques fois ; il avait la sensation de les regarder, mais de loin, de plus en plus loin, s’effriter, s’écailler comme de la peinture trop longtemps exposée aux intempéries. Et il n’en était nullement soulagé ; il en était effrayé, mortifié. Il assistait corollairement à la raréfaction de sa conversation. Son travail comptable le soulageait grandement, mais la perspective de ses collègues à la pause lui donnait des suées froides. De plus en plus souvent, il se contentait de hocher la tête, non par assentiment réel, mais pour en finir au plus vite. Il aurait voulu ne plus parler du tout, et en même temps, l’angoisse que provoquait cet évanouissement au profit de rien de ses opinions anciennes lui faisait en quelque manière s’accrocher à ces conversations qu’il ne pouvait plus tenir correctement ; il en fit même un ulcère, duquel il put parler tout de même un peu, se laissant même aller parfois à enchaîner plusieurs phrases, cet ulcère ne lui semblant en rien une opinion. Finalement, la douleur l’arrangeait suffisamment pour qu’il s’arrangeât d’elle, l’empêchant de sombrer socialement tout à fait. En même temps, ses interlocuteurs l’engageaient systématiquement à se soigner. Ce qu’il fit après quelque temps, moins pour soulager la douleur que pour s’épargner la réprobation grandissante de son entourage. La douleur disparut. Il eut une crise d’angoisse au volant de sa voiture, sur l’autoroute ; au moment de mourir, il comprit ce qu’il aurait dû faire.

  • Rien ce soir

     

     

    S’asseoir enfin. Regarder la page blanche verticale, virtuelle. Les possibilités sont infinies. Griller une cigarette en flânant. Ne pas bannir la fatigue. Laisser défiler les histoires et n’en choisir aucune. Hésiter, pour la musique, entre Battle Hymn of the Republic et sainte Hildegard von Bingen. Finalement demeurer en silence. Après tout, si Dieu est une idée, elle aussi doit être salopée. Comme tout le reste. Et elle l’est, elle l’est. Griller une autre cigarette. La finir. Se mettre à genoux. Remercier. Ne pas écouter la voix qui dit de foutre ces lignes dans la poubelle numérique. Quoiqu’elles ne méritent assurément rien d’autre. Les possibilités sont infinies, peut-être. Mais moi, je suis un nain. Je pense à la journée finie. Aux paroles insensées. Aux choses que j’ai vendues. Je ne pense à rien. J’évacue. Le Battle Hymn a gagné : il se siffle. Pour ainsi dire malgré moi. Ce que nous maîtrisons de nous-même est dérisoire. Même seul, je ne me tiens pas. Cette après-midi, les paroles, les blagues, ont fusé. Des réflexes. Les mots cinglent, un vide les reçoit. Petites mimétiques accumulées. Ouvrir une bouteille de vin, prendre un verre. L’horloge marque zéro heure zéro minute. Demain. Les anecdotes se pressent encore. Les raconter ? Non. Ou plus tard. Tourner ses pouces devant le clavier. Vingt minutes, à présent, que je note ça. Cherchant le repos, et ne le trouvant guère. La page blanche est un cliché ; allons, elle n’est plus blanche. Pourquoi t’infliges-tu ces notations idiotes ? Comme ça. Pour ne penser à rien. Pour effacer, autant que se peut, tout le reste, le fatras du jour. Et la colère. La bêtise me sort par les yeux. Au premier chef la mienne. Je sens mes yeux fatiguer, le corps lourd, que la position assise ne délasse pas. Le silence lave. Il toilettera ton cadavre. Je regarde les fleurs dans le vase. Dormir, maintenant. Finis ton verre, connard.

     

     

  • Cellule

    Predigerkloster Erfurt.jpg

    Retour enfin après trois mois de pérégrinations diverses au bureau, table bleu rouille de bois mal joint, papiers oubliés là au dos desquels écrire, plutôt griffonner, stylo de fortune. Une seule chaise, et pliante encore, pas de téléphone, d’ordinateur, des cartons fermés de livres au sol, pour le chauffage on attendra octobre, voire novembre. Rien que le nécessaire, ou guère plus. Un nécessaire d’Occident riche, disons. Et la lumière du jour, claire et froide, déjà presque hivernale, par la large fenêtre. Plaisir d’écrire ces pauvres lignes avec son manteau sur le dos tandis que tousse la cafetière. Amusement aussi de regarder comment le désordre peut régir si peu d’objets, feuille de papier froissée, pipes pas vidées, un verre à vodka vide et sale au sol, deux cendriers trop pleins. Repos certain à prendre ces objets banals pour paysage. Pourquoi la contemplation s’attacherait-elle à je ne sais quelles choses réputées extraordinaires ? Il y a ce qu’il y a et, littéralement, tout est là. J’ai traversé la ville plusieurs fois ce matin, à pied et en voiture, elle m’a semblé absente, une manière de désert. J’ai vu des gens pourtant, nous nous sommes parlé, rien déjà ne reste de cela, la ville bouffe la présence, la fait disparaître, elle efface, recouvre, puissance d’oubli, ou d’oblitération. Et je m’en trouve ici comme retiré, provisoirement, sensation pleine, absence autre, que n’entame pas, ou pas vraiment, mais peut-être accompagne, l’incessant passage des bus, en bas, ce manège. Avec cet effort à présent de silence, me ressouvient ce qui, dans cette matinée urbaine de rendez-vous variés, ne colle pas exclusivement au prétexte de l’utilité, de l’efficacité. Bien. Au travail.

     

     

  • Parole n'a parolé

    1. Le théâtre est cet art où l’action, grande ou triviale, se déduit de ce que disent les personnages.

    2. Il faut donc, pour que l’action ne coïncide pas à la parole d’un seul, que toutes paroles soient fausses. (Ou bien, et l’on peut y voir le reliquat religieux d’où le théâtre est issu, que le personnage soit bientôt assassiné, ignoblement.)

    3. Le théâtre est cet art où, s’il est une vérité, elle ne peut être dite. (Ou pas sans être assassinée aussitôt.)

    *

    Le théâtre était le plus grand art. Jadis. Le genre préféré du génie. Les noms suffisent à le savoir. Mais c’est fini.

    Le théâtre a agonisé au moins cent ans. Ses défenseurs actuels l’ont fossoyé vivant. Encore vivant. Ils continuent de jeter des pelletées de terre quand passe un journaliste, et il en passe !

    Le théâtre en tant que tel n’intéresse plus grand monde, et surtout pas ceux qui en font profession.

    *

    Si l’on considère la représentation spectaculaire comme superfétatoire, sinon inutile, l’intérêt d’écrire aujourd’hui du théâtre croît. (En revanche, il se peut qu’il s’éteigne pour nombre de graphouilleux.)

    Si l’on admet qu’un bachelier moderne ordinaire a été formé tout spécialement pour ne rien comprendre à la langue de Molière, et peut-être même pour ne rien comprendre à rien… l’intérêt d’écrire aujourd’hui du théâtre croît.

    (Voilà pourquoi l’avant-ringarde officielle préfère faire caca dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes que dire un texte. Et tant mieux. D’abord parce qu’en faisant caca, elle fait ce qu’elle sait le mieux ; ensuite, parce qu’elle ne sait pas vraiment lire, voire vraiment pas…)

    Etc.

    *

    « Parole n’a parolé. » est une didascalie tirée de La Passion du Palatinus d’un auteur anonyme français du XV° siècle. Elle marque, en la scène XII, dans le Palais d’Hérode, le silence de Jhesu. 

    On peut lire cette pièce dans le court volume (non-bilingue – mais après tout, c’est écrit en français) intitulé Jeux et Sapience du Moyen-Age, de la collection de la Pléiade.