Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Autoportrait à la machine

IMG000547.jpg

21 juillet 2011, 10 h 49

 

 

Défait, mais presque légèrement, sans y accorder d’importance trop. Plus tout à fait concerné.

Dangereuse habitude, peut-être, de regarder ma vie comme si elle arrivait à quelqu’un d’autre. Je tiens la chronique, misérable.

– Tiens, qu’est-ce que je ferais s’il m’arrivait ce qu’il m’arrive, là ?

Il s’agit aussi de tenir la distance ; la distance à soi-même, dans la foulée. Je cours, certains matins ; marche plus qu’à l’accoutumée ; j’entasse des stères, aussi.

Ne plus boire la nuit ôte à la journée un voile diaphane, dont d’abord on n’aperçoit pas la disparition, faute aussi d’avoir jamais remarqué son apparition… Mais ce mince surcroît de lucidité, à la longue, donne soif.

Je sais bien que le bon sommeil manque, mais en vrai il ne me manque pas. Trop de fatigue tue la fatigue, blague. Seule règle, comme au travail : ne pas se blesser. Je parle de blessure physique, le reste…

Je découvre l’insomnie, et l’apprécie. Si je pouvais, je lui donnerais un nom, même injuste. Des noms, plein de noms en un seul. Des noms de proches morts récemment, des noms d’enfants, soucis, d’autres noms encore, chut. Un monstre sympathique, douceur du café de trois heures du matin, seul, cigarette à la main, à guetter l’aube d’été. Pleurs séchés au sale réveil. Du sang sur les draps, sous mon nez, un peu dans la bouche. Regarder trembler la main gauche, bras tendu.

– Ah, on n’est jamais à l’abri de soi, ai-je dit à quelqu’un il y a quelques jours.

(Tu m’étonnes ! C’était bien la peine que j’avais tout blindé, calfeutré, sacs de sable, matelas aux fenêtres ; distrait, je n’avais juste pas vu la grande porte ! Faut dire qu’on la devinait pas avant qu’elle s’ouvre en grand. « Rien à foutre de rien, camarade ! » Tu parles. Le con. Qui m’a foutu ce décor truqué dans lequel se crever la rate ?)

Je ne suis pas très joueur, de nature. Ou alors, tout est jeu, je ne sais pas. Je ne suis en tout cas pas tellement capable de calculs en vue de résultats – ou je calcule très mal, mes avis sont partagés, toujours. J’ai toujours juste gagné assez pour qu’on me fasse crédit de ce que j’allais perdre en plus, misère, j’aurais dû faire Etat, au lieu de particulier qui s’use en combattant. Ça joue tout seul, disons, voilà. Je laisse venir les phrases, je tâche juste à leur donner la forme la plus précise. Je cherche la beauté. Ça joue, ça triche et perd. Rien à foutre ! et tant pis si c’est faux.

Une tristesse étrange alterne aux moments de rien. Paix soudain détruite. Cigarettes dans la nuit.

Un rêve, je suis chez mon médecin – vu deux fois –, barbu bourru. – Retirez votre chemise, mon vieux.

Il a quinze ans de plus que moi, mais il a bien raison.

– Vous savez que vous avez un couteau dans le dos, mon vieux ! – Ah, c’est emmerdant, ça, non ? – Assez. Vous n’aviez pas remarqué ? – Je ne le sens pas. – Des miroirs chez vous, y en a pas, mon vieux ? – J’ai tendance à avoir les yeux devant, sans doute. Vous allez le retirer ? – Non. Si je le retire, vous tombez. C’est que vous avez construit votre identité autour de ça. – Pardon ? – Laissez tomber, mon vieux ! Sinon, votre rotule gauche est niquée, deux lombaires, et la tête d’humérus, épaule gauche. – Oui, ça, je savais, merci. – Vous savez combien vous valez ? – Combien je pèse, mais dans les 80, quelque chose comme ça. – Non, non, votre valeur marchande, mon vieux ; vous lisez pas les journaux ? Maintenant, sur votre carte vitale, on ajoute à la taille et au poids la valeur marchande. – J’ignorais. En euros ? – Non, ça serait pas éthique. Pas d’argent. Une note comme pour le QI.  Attendez, je dois avoir un Argus quelque part. On fera une décote pour l’état général, parce que c’est pas fameux !

Et je repars rassuré.

Il dit encore, sur le pas de la porte. – Ah, et si vous pouviez arrêter de fumer tout en continuant d’acheter des clopes, ça arrangerait assez mes supérieurs. A demain, mon vieux. 

Je l’aime bien, mon médecin. Il s’y entend comme pas deux à avouer l’air de rien sa saloperie. Moi qui ne me souviens que rarement de mes rêves, voilà que l’insomnie les fait revenir.

Par paquets. Même des rêves que je suis certain de n’avoir jamais rêvés. Même pas en rêve. Je m’étais pourtant promis de ne plus mentir. Mais c’était il y a longtemps.

Mais peut-être ai-je mieux tenu que je ne veux bien croire.

Et puis quoi ? Je me cogne la machine en pleine nuit. Y a pas de pointeuse sur mon clavier. Juste le décompte jamais fait des cafetières.

– Tu lis quoi, en ce moment ? – Rien. Je peux pas. Démerde-toi.

Sale état. Si les addictions aussi foutent le camp. Tout me tombe des yeux. Je fous les livres dans de grands cartons. Je les passerais bien par cette foutue fenêtre qui donne sur la voie lactée.

Je joue dans tous les camps. Je prends ici, là et encore là. Jamais d’accord avec personne, et pas question d’en faire état, temps perdu. Les opinions sont des sorcières, la mort sur le monde. Je suis en vrac, mais vivant. Putainement vivant.

Ah, mais c’est que je suis un secret qui ne se vend pas. Mettez-moi toutes les notes de merde que vous voudrez. Au couteau dans le dos prêt, je sais qui je suis, merci.

– Tu ne veux pas savoir qui t’a fait ça, le couteau ?

Mais c’est moi ! A tous les coups, c’est moi ! Faut bien un truc retors, bien menti, pour s’autoriser la rouée franchise partout ailleurs ! Et puis quoi, je ne vais pas passer ma vie à accrocher des connards à des pare-chocs pour leur apprendre enfin que le bitume fait mal et que les gravillons laissent dans la gueule un goût qui ne passe jamais.

C’est fini, les conneries, c’est fini. Et les vengeances qu’on n’aura pas ne s’agonisent pas en pardon, je vous jure. N’empêche, les PMU sont pleins d’Achille désœuvrés.  

Et c’est les mêmes morveux toujours qui s’égosillent et s’énervent en public, des moulinets plein les bras, l’air fétide, parole pourrie en étendard, des convictions qui tombent comme à Gravelotte. La violence fabrique des blocs de calme. – Votre corps, jeune homme, on dirait qu’il a été mis en pièces et reconstruit tout à fait, soudure à froid.

Je rigole. – Dites tout de suite que je fais faux !

– C’est exactement ça.

Salope. Vingt ans bientôt, cet épisode. Rien de neuf depuis. C’était quand même assez bien vu.

Et la machine encore. On est seuls dans la nuit. Face à face. Je vais perdre, bien sûr. Mais ça n’importe pas. Ou guère. L’impression d’étrangeté, souvent, comme si c’était elle qui avait écrit, comme si je n’avais fait que lui obéir encore et encore, dopé à l’illusion d’être moi. Et que tout cela n’a aucun sens.

Et que c’est au fond bien fait pour ma gueule. Parce que je m’en fous. Si vous saviez.

C’est un jeu.

Je suis là, devant la machine, écran blanc vertical que j’ai charge de dégueulasser copieusement. Je suis l’autre bout du monde. Une terminaison nerveuse face à un terminal. Les eaux glacées du calcul égoïste te lamineront la gueule, petit père. Rien à foutre. On joue.

On joue. On est joué. Et alors ?

Vous croyez vraiment qu’il faut se préserver de tout ? Ne jamais s’exposer ? La peur, oui. Il y a la peur. Est-ce que j’ai peur ? Le plus souvent, je le sais, la peur chez moi vient trop tard, d’un jet, fulgurante, et paralyse tout action au moment exact où elle est le plus nécessaire. On passe dessus quand même, mais dans des gestes empruntés, pas vraiment de l’efficace requise. Tant pis. On mange un peu de poussière et on repart.

Je suis l’autre bout du monde. Une terminaison nerveuse face à un terminal. De l’autre côté de la machine, si ça se trouve, il y a d’autres gens en vrai. Si ça se trouve, je veux dire, si on les trouve. Il y a peut-être toi, là, qui lis ça !

On s’habitue assez bien à ce que les gens désormais soient sans corps. C’est désolant, cette absence tout à coup de la marchandise ! Et ce n’est encore rien que le corps. Mais il y a mille pire, bande de charognards, fétichistes de l’humaine marchandise prétendue libérée ! Sans chair. Oui, l’ultime bastion qui ne soit pas rendu encore. Qui ne soit pas en vente. Pas encore. Car bien sûr, on y travaille.

Inquiétez-vous, je n’en veux pas, n’en ai jamais tellement voulu, de votre marchandise ! Monnaie vivante ! Cours, camarade, le nouveau monde est derrière toi ! Ah, c’est qu’ils feront manquer les corps aux fins de putaniser la chair. C’est bien vu. Des océans de tristesse, je vous dis !

Et je ne dis rien de l’animal servant support à cet esprit-là, dont les phrases tentent en vain de défaire la machine. Comme s’il était vraiment possible que je fusse en deux parties distinctes et découplables. Qui donc veut me scier en deux encore ? – J’ai déjà donné.

Mais la peur. Celle-ci galvanise. Des gens s’insultent qui boiraient un café tranquillement en avançant avec prudence leurs désaccords si on les mettait en présence. Moulinets encore, rodomontades, tentatives encore de se faire croire vivant dans un monde mort. Mais non.

Misère. Oh, j’en participe assez, je sais bien.

Eh quoi, Monsieur, on ira fort bien lire des techniques commerciales d’OPA sur un corps jusqu’au fond de vos tristesses ! Et on aura raison. On ne se méfie jamais assez. Et d’ailleurs, si vous avez de ces blessures toujours rouvertes, pourquoi n’en créditeriez-vous pas, par-delà les calculs de la machine, ce vis-à-vis que vous supposez dans le miroir truqué ? Hein ? Et même si non, avez-vous pas dit qu’on n’était jamais à l’abri de soi ? Alors ?Vous avez une réponse ?

Non.

Des mots, des mots, des mots.

Je fais mon office. Bourreau qui n’atteint jamais qu’à sa propre chair.

Le temps, seul luxe...

C’est que voyez-vous, il faut peut-être beaucoup ruser, mentir, tricher, truquer, parler, tout ça, exactement comme assiégé on se battrait, pour maintenir, préserver même au centre exact du cataclysme une âme à peu près potable, dont seuls les bords peut-être auront été un peu roussis ! Avec de la chance.

Si tout ne finit pas calciné, brûlé au froid de la machine. NTTM.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les commentaires sont fermés.