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Pour qui sonne le glamour ?

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En cette joulie période de Festival d'Avignon, j'entreprends de publier ici les scènes de Pour une Culutre citoyenne ! qui ne l'avaient pas encore été. Après une scène première plus que brève, le spectacle commençait réellement ainsi, par cette scène 2.

La photo est de Thierry Robert, les comédiens sont Arnaud Frémont et Emmanuelle Roussel. 

 

 

 

 

 

La scène représente une scène. Mais comme c’est très difficile pour une scène de représenter juste une scène, et comme aussi il est très nécessaire que cette scène représente juste une scène, on admettra par hypothèse ceci : La scène est d’abord une plage, puis une chambre d’hôtel. Sur cette scène unique, où s’annihilent enfin de prétendus espaces, il y a seulement un banal tabouret métallique sur lequel est assise la femme en maillot de bain – elle lit ; à côté d’elle, on trouve en short et torse nu, l’acteur. 

 

  

 

Plage.

 

L’ACTEUR. – « Ce paysage devant !

» Je suis devant ce paysage l’homme devant le paysage. Cela seulement.

» La falaise à mes pieds et tout autour ce cirque immense immobile des montagnes avec au loin, vers le Sud, ces quelques cimes enneigées…

» Je ne suis pas aveugle, non – et je suis aveugle quand même.

» Car en réalité, avant les formes et les couleurs il y a la douceur de l’air, et cette fraîcheur subtile qu’elle soulève. Le paysage lentement se déploie. Il se découvre. Il se révèle. Il se constitue lentement ; lentement se constitue en moi ce paysage devant lequel je suis.

» Je vois.

» Et la falaise à mes pieds !

» Je vois les roches éboulées de longtemps avec leurs ocres et leurs jaunes et leurs ombres tranchés net ; quelques arbres rachitiques, donquichottesques, émouvants imbéciles égarés – et pauvres ; les teintes électriques et changeantes de ce lac de montagne sous le soleil de juin.

» Ce paysage devant, je l’avale. Carte postale idiote, et qui vit en moi. Je reconnais ce paysage, mais par habitude seulement. Ô ces choses dont on reconnaît les noms presque sans y penser et dont les noms nous donnent l’air d’être si sensible quand c’est seulement que nous avons du vocabulaire – un peu, encore un peu. »

Putain, c’est compliqué à faire passer, ça…

« Je ne vois pas vraiment, donc. Je reconnais. Spontanément j’associe. De l’enfance en un compil de cartes postales, des rêves anciens mais montés comme des films faits seulement de brisures. Des choses apprises peut-être un peu, mais avalées surtout à mon corps défendant – voilà ce qu’il y a là : toute mon habitude d’être moi ; et des mots qui font bien. »

Compliqué aussi, ça. Mais c’est la même chose que juste avant. Espèce de poésie qui avance en se répétant, on y va :

« Je suis devant ce paysage déjà bâtard l’homme qui fume mollement une cigarette devant le paysage, oui. Mais.

» Ce paysage bâtard dans l’homme qui fume devant ce paysage, je l’emmène.

» Ce paysage impressionné en moi, je peux l’emmener loin de ce paysage.

» Il est possible que je l’emmène, ce bâtard paysage.

» S’il s’incarcère bien dans ma mémoire. De lui-même.

» Je l’emmène si je ne l’oublie. Fumée.

» J’en emmènerai des bribes, des brisures, des éclats, des cassures ; et leur refonte en moi bien malgré moi aussi.

» J’emmènerai surtout l’impression que je me souviens de ce paysage devant, dont je trafiquerai sans cesse, à chaque souvenir, le paysage même.

» J’abâtardis tout, moi. »

Ouais, moi aussi…

« Ce qui est certain, c’est que je la reconnaîtrai partout ailleurs, cette douceur de l’air ; et sa fraîcheur subtile, discrète. Et la douceur de l’air, sans que j’en sache rien, re-montera encore autrement ce souvenir faux ; mais quel autre paysage encore ce souvenir sera-t-il d’ici là devenu ? »

Et que je te réembrouille tout ! mais :

« J’en emmène des odeurs de clopes dans mon pull et des bouts de mémoire en trafic comme des rushes de vie fausse. Ce paysage avec cigarette est vrai comme un souvenir. Et il est faux, comme tout le reste.

» Comme elle m’appelle, la falaise à mes pieds !

» L’extase est comme toujours différée.

» On n’en sait rien.

» Dégoût final, de n’emmener que des cendres.

» Sale trafic d’être là. »

 

*

 

LA FEMME. – Tu vas te taire, dis ?

 

L’ACTEUR. – Mais pourquoi ? Puisque tu lis ce que je dis.

 

LA FEMME. – Oui, sauf que je lis plus vite que tu ne parles. Alors il interfère, ton brouhaha. J’en suis déjà à la scène 4, moi.

 

L’ACTEUR. – Peut-être. Mais c’est moi qui dois jouer ce rôle à la rentrée. Alors, ne m’interromps pas, merci. J’en étais où ? Ah, oui, la tentative de suicide de mon Gunther…

 

LA FEMME. – Il n’y a pas de paysage, là-dedans. Il y a seulement des gens ; du public. Et c’est bien dans un théâtre qu’on est, si j’en crois cette indication de scène : « … se dressant invisible au milieu du public, une immense Croix du Christ. La manière dont le Prototype est cloué sur les morceaux de bois est abandonné à la Justice des hommes, qui est de toute façon la seule. » C’est écrit aussi, ça, non ?

 

L’ACTEUR. – Oui, mais c’est le tout début, ça. En plus, on dit des didascalies ; indications de scène, ça fait débutant nul. Et puis tu mélanges tout. Moi, je dis juste ce que j’ai à dire, le rôle de mon personnage et c’est tout : alors laisse-moi travailler, d’ailleurs tu mélanges tout. Et d’ailleurs, les didascalies de scène on s’en fout, c’est pour les cons. D’ailleurs, c’est sans doute de l’ironie. Franz Berck, en plus, il est superathée. Et puis, comment tu veux foutre une grosse croix de merde en plein dans le public, hein ? Et invisible, en plus, hein ?

 

LA FEMME. – Bref, je ne peux pas lire, alors.

 

L’ACTEUR. – Si tu ne peux pas lire tandis que je récite, et je récite à voix basse, alors non tu ne peux pas lire…

 

LA FEMME. – Merde. – Je vais me baigner.

 

L’ACTEUR. – Merde aussi, à la fin. En plus, il y a quand même bien ici un autre paysage, vu qu’on est à la plage.

Pour une fois que j’ai le premier rôle, ne me pourris pas mes vacances !

Je joue dans 92 scènes sur 128 ; rien que mes répliques, ça fait quatre heures de texte au moins. Une putain de performance. Du vrai théâtre populaire, même si on le sait déjà que le peuple n’y viendra pas.

Pourquoi faut-il qu’elle lise mes pièces au moment où je les apprends ?

Elle n’est tout de même pas partie se baigner dans le public, cette femme.

 

Elle sort.

 

*

 

Hôtel.

 

L’ACTEUR. – « Il a neigé toute la nuit, tu veux boire un verre ? »

 

LA FEMME. – C’est bon de prendre une douche. Tu m’as parlé ?

 

L’ACTEUR. – Non. Je me récite la scène 7, maintenant. Laisse-moi, merci.

 

LA FEMME. – Il reste assez d’eau chaude dans le ballon d’eau chaude. Si tu veux te laver…

 

L’ACTEUR. – Tu as remis un maillot de bain ? Tu comptes passer ta vie comme ça ? Même après la douche, re-maillot de bain ? Je sais bien que nous sommes presque toujours en vacances, mais…

 

LA FEMME. – Je ne suis pas belle ?

 

L’ACTEUR. – Mais si. Tu es belle comme les filles sur papier glacé. En fait, tiens, tu es comme belle.

 

LA FEMME. – C’est un peu raide, comme compliment. Tu es dur, Marc.

 

L’ACTEUR. – Non, ma chère, je ne suis très précisément ni raide, ni dur. – « Je peux t’appeler Jimmy ? »

 

LA FEMME. – Pardon ?

 

L’ACTEUR. – Mais ta gueule. Arrête de m’interrompre. Ca y est, maintenant j’ai perdu le fil. Merde.

 

LA FEMME. – Tu veux que je prenne le texte et que je fasse la réplique ?

 

L’ACTEUR. – Non. Laisse-moi. Va-t-en. Retourne à la plage. Fous le camp. Tiens, prends le texte et souffle-moi.

 

LA FEMME. – Je te souffle ou je te donne la réplique d’avant ?

 

L’ACTEUR. – « Je peux t’appeler Jimmy, Aziz ? »

 

LA FEMME. – « Of course. Et moi, je peux vous appeler Gunther ? »

 

L’ACTEUR. – « Demain, j’avouerai tout à mon père. »

 

LA FEMME. – « Ils s’embrassent. »

 

 

(Elle s'approche de lui pour l'embrasser.)

 

 

L’ACTEUR. – Mais laisse-moi, merde.

 

LA FEMME. – C’est écrit qu’ils s’embrassent.

 

L’ACTEUR. – Merde, on s’en fout, des didascalies.

 

LA FEMME. – C’était pour te rendre service.

 

L’ACTEUR. – Tu voulais m’embrasser pour me rendre service ? En pleine scène ? Alors que je ne fais qu’apprendre le texte…

 

LA FEMME. – Il y a combien de temps que nous n’avons pas fait l’amour, Marc ?

 

L’ACTEUR. – Je ne sais pas. Je ne compte plus. Deux ans, peut-être.

 

LA FEMME. – Seulement ?

 

L’ACTEUR. – Je crois. Quelque chose comme ça. Trois, peut-être.

 

LA FEMME. – Tu ne veux pas aller te laver en vitesse ?

 

L’ACTEUR. – Tu penses quoi de la pièce ?

 

LA FEMME. – C’est bizarre. C’est une histoire de pédés, non ?

 

L’ACTEUR. – D’homosexuels, oui. A cinquante ans, Gunther est un pasteur protestant dépressif qui a perdu la foi à cause du remords qu’il a d’avoir violé un jeune handicapé moteur, et qui donc, c’est un peu une rédemption privée, tombe amoureux d’un jeune rappeur musulman de seize ans qui pourrait être le fils qu’il n’a pas eu parce que sa femme est stérile. Il en parle à son père.

 

LA FEMME. – De quoi ? De la stérilité de sa femme ?

 

L’ACTEUR. – Non, de son amour fou pour Aziz. Le vieux con ne comprend pas et fait une crise cardiaque qui le laisse entièrement paralysé, c’est génial, cette dramaturgie symétrique…

 

LA FEMME. – Je suis malheureuse, Marc.

 

L’ACTEUR. – Je te passe les détails mais à la fin avec toute cette pression, Gunther n’arrive pas à s’assumer vraiment parce qu’au fond le bonheur lui fait peur, et il se suicide par respect pour sa femme. Sa femme un peu vieux jeu se suicide pour rester unie à son mari. Aziz se fait exploser la gueule dans un héroïque attentat contre l’ambassade d’Israël à Rome. Et le vieux con de père paralysé qui reste à la fin seul sur la scène, bouffé de remords, envisage de se convertir à l’Islam salafiste. C’est génial, non, traiter d’un seul coup toutes les exclusions ?

 

LA FEMME. – Marc, je suis malheureuse.

 

L’ACTEUR. – D’ailleurs, Franz Berck est super connu en Allemagne pour son humour super trash, à 24 ans il vient d’avoir le prix Heinrich von Kleist pour l’ensemble de son œuvre à venir et deux pages dans Télérama pour le lancement à Bruxelles-Europe de la Handicap International Parade. C’est une bête, ce mec, c’est génial.

 

LA FEMME. – Marc ?

 

L’ACTEUR. – Quoi encore ?

 

LA FEMME. – Non, rien.

 

 

 

 

 

 

 

 

Toute LA CULUTRE

 

 

 

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