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Miracle de l'ordure

 

 

 

 

 

 

 

Ors sui, et ordoiez doit aler en ordure.

Ordement ai ouvré, ce set Cil qui or dure

Et qui toz jours durra, s’en avrai la mort dure.

Maufez, com m’avez mors de mauvese morsure !

 

(Ordure je suis. L’ordure doit finir en ordure.

Ordures, mes actions : il le sait l’Etre qui dure

Et toujours durera. Ma mort en sera dure.

Vous m’avez mordu, Maudits, de quelle maudite morsure !)

 

La traduction de ce quatrain nous est certes plus claire, mais on y perd énormément en poésie.

 

*

 

Comme il s’agit là d’une des premières pièces de théâtre écrites en français, qu’elle n’est manifestement pas longue, et que l’expérience en la matière de l’auteur devait fatalement être réduite, on se dit que ce Miracle de Théophile, écrit en 1263 ou 1264, va être simple. Et d’un certain point de vue, c’est extrêmement facile à lire, en effet ; mais cette simplicité même pose – par-delà les querelles de manuscrit et d’établissement du texte – d’abyssales questions.

L’auteur de cette pièce est le célèbre et très peu lu Rutebeuf, dont les Œuvres complètes sont publiées au Livre de Poche dans l’admirable collection bilingue Lettres Gothiques – édition de Michel Zink.

 

Ahi ! Ahi ! Diex, rois de gloire,

Tant vous ai eü en mémoire

Tout ai doné et despendu

Et tout ai aux povres tendu :

Ne m’est remez vaillant un sac.

Bien m’a dit li evesque « Eschac ! »

Et m’a rendu maté en l’angle.

Sanz avoir m’a lessié tout sangle.

Or m’estuet il morir de fain,

Se je n’envoi ma robe au pain.

 

Ainsi débute la première réplique de ce Théophile qui va entreprendre, toujours dans cette première prise de parole, de confier son âme au Diable. La traduction (de M. Zink) de ce qui précède :

 

Hélas ! Hélas ! Dieu, roi de gloire,

Je vous ai tant gardé en mémoire

Que j’ai tout donné, dépensé,

Tout distribué aux pauvres :

Il ne me reste même pas un sac.

L’évêque a bien su me dire « Echec ! »

Et me faire mat dans un angle.

Il m’a laissé tout seul, sans avoir.

Je n’ai plus maintenant qu’à mourir de faim

Si je n’engage mes vêtements pour avoir du pain.

 

L’histoire, héritée d’un certain Eutychianos mort vers 538, relayée bien plus tard par Paul Diacre, Fulbert de Chartres et Gautier de Coincy, est très simple.

Par crainte de Dieu, Théophile, refuse de succéder à l’évêque. Le successeur de celui-ci le destitue purement et simplement, et voilà notre Théophile en proie à la misère et à la rancœur.

Par l’entremise de Salatins et pour retrouver sa fortune, Théophile, sorte d’Ur-Faust, va vendre son âme au Diable en échange de quatre fois ce qu’il possédait avant sa destitution. Théophile retrouve donc sa fortune, mais, pris de remords, implore la Vierge Marie de le pardonner, ce qu’elle fait après lui avoir même récupéré sa « charte » passée avec le Diable…

Voilà. C’est très simple.

 

*

 

Rutebeuf.jpg

Plutôt que prétendre à quelques découvertes philologiques où je ne sais quoi, dont je suis très évidemment incapable, je dirai ce que j’ai particulièrement aimé, c’est-à-dire, essentiellement, ce qui m’a paru réellement ambigu dans cette pièce.

 

 

1.

J’aime beaucoup que lorsque Salatin s’adresse au Diable, il lui parle mal – s’énervant même qu’il ne paraisse pas illico. Mais après tout, si l’on prie Dieu, il faut certainement ordonner à Satan, quitte à lui causer comme à un chien.

 

Ne m’os-tu pas ?

Je te ferai plus que le pas

       Venir, je cuit !

Et si vendras encore annuit,

Quar ta demoree me nuit,

       Si ai bée.

 

       (Ne m’entends-tu pas ?

Je vais te faire venir au galop

       A mon idée !

Et tu viendras dès ce soir,

Car ton retard m’irrite

       A force d’attendre.)

 

Et finalement, pour le faire venir, ce Diable, il faut le conjurer – ce qui revient à s’adresser à lui en termes insensés, glossolaliques (salut, Artaud !)

Et lorsqu’il vient, le Diable de dire d’emblée :

 

Tu as bien dit ce qu’il i a :

Cil qui t’aprist riens n’oublia.

       Molt me travailles.

 

(Tu as bien dit ce qu’il faut :

Celui qui t’a instruit n’a rien oublié.

       Comme tu me tourmentes !)

 

Mais c’est qu’il rechigne, ce Diable, et qu’il faut bien qu’un homme lui force un peu la main…

 

 

2.

J’aime beaucoup que le Diable ait la manie juridique et que, de peur d’être roulé, il demande à Théophile une lettre scellée, une Charte – un contrat, en somme ; et que Théophile, sachant, fût-ce seulement par antithèse – à qui il s’adresse, déjà l’ait écrite. Mais après tout, si l’on prie Dieu, peut-être contracte-t-on avec le Diable.

J’aime la vitesse à laquelle, sitôt le marché conclu, les choses s’enchaînent :

 

THEOPHILES. –

Je ferai ce que fere doi.

Bien est droit vostre plesir face,

Puis que j’en doi ravoir ma grace.

 

Or envoie l’evesque querre Theophile.

 

L’EVESQUE. –

Or tost ! lieve sus, Pinceguerre,

Si me va Theophile querre,

Se li renderai sa baillie.

 

(THEOPHILE [au Diable, donc]. –

Je ferai ce que je dois faire.

Il est bien juste que j’agisse selon votre plaisir,

Puisque en contrepartie je rentrerai en grâce.

 

L’évêque envoie alors chercher Théophile.

 

L’EVEQUE. –

Allons vite ! Debout, Pinceguerre,

Va me chercher Théophile,

Je lui rendrai sa charge.)

 

 

3.

Nous en sommes au nœud.

Théophile a passé contrat avec le Diable, mais il doit son retour en grâce (annoncé par Pinceguerre) à une bonne action tout unilatérale de l’Eveque.

Car rien ne dit dans le texte, ni ne laisse entendre, et donc ne permet de supposer, que le Diable ait eu commerce avec cet évêque.

Alors, que cela signifie-t-il ?

Que le Diable, contrat ou pas, n’a rien à voir avec le retour en grâce de Théophile (sauf peut-être du point de vue de Théophile) ?

Que l’action du Diable est tout entière contenue dans cette « bonne action » que l’évêque fait (et que donc le Diable lui aurait suggérée) ?

Autre chose encore ?

Beaucoup de questions. Aucune réponse.

 

THEOPHILES. –

Deables i puissent avoir part !

J’eüsse eüe l’eveschié,

Et je l’i mis, si fis pechié.

Quant il i fu, s’oi a lui guerre

Si le cuida chacier pain querre.

Tripot lirot par sa haïne

Et por sa tençon qui ne fine !

G’irai, s’orrai qu’il dira.

 

PINCEGUERRE. –

Quant il vous verra, si rira

Et dira por vous essaier

Le fist. Or vous reveut paier

Et serez ami comme devant

 

(THEOPHILES. –

Que les diables puissent y avoir leur part !

J’aurais pu avoir l’evêché

Et je l’y ai mis : quelle faute !

Une fois qu’il y fut, il me fit la guerre

Et pensa me chasser, me faire mendier mon pain.

Qu’il aille se faire voir avec sa haine

Et ses querelles interminables !

J’irai, et j’entendrai ce qu’il a à dire.

 

PINCEGUERRE. –

Quand il vous verra, il prendra l’air souriant

Et dira que c’était pour vous mettre à l’épreuve

Qu’il a fait cela. A présent il veut vous dédommager

Et vous serez amis comme auparavant.)

 

 

4.

Puis l’Eveque accueille en effet Théophile et lui rend sa charge (les motivations réelles étant indiscernables, tenons-nous en aux faits…).

Point calmé par cela, Théophile s’en prend aux autres serviteurs de l’Evêque – ses amis de jadis. Il se sent, lui, le devoir de tenir son contrat avec le Diable, « laisser le bien et faire le mal ». Mais après qu’il a querellé Pierre et Thomas, Théophile est brutalement, mais alors vraiment brutalement, puisque cela semble même interrompre le dialogue (quoique l’on apprenne quelques vingt vers plus loin que Théophile servit Satan sept ans), frappé de remords et entreprend de se repentir – car il déteste l’Enfer auquel il s’est voué et le Paradis n’est pas pour lui, puisqu’il fait guerre au Seigneur (je paraphrase lâchement).

Ou bien, c’est là, à cette didascalie :

 

Ici se repent Theophiles

Et vient a une chapele de Nostre Dame et dit :

 

qu’il y a, pour parler en dramaturgie moderne, changement d’acte.

Le repentir de Théophile (48 alexandrins – 12 quatrains)  est suivi de sa prière à la Vierge (108 hexasyllables – 9X12), moments magnifiques de poésie (que je vous laisse généreusement aller lire par vous-même) ; j’aime que ce moment en quelque sorte soit symétrique à celui où Salatins appelle le Diable.

A l’issue de la prière, la Vierge elle-même consent à apparaître à Théophile et, mieux, décide, après avoir entendu ce dernier, d’aller elle-même récupérer la Charte.

Voici la scène :

 

NOTRE DAME. –

Sathan ! Sathan ! es-tu en serre ?

S’es or venuz  en ceste terre

Por commencier a mon clerc guerre

       Mar le penssas.

Rent la chartre que du clerc as,

Quar tu as fet trop vilain cas.

 

SATAN. –

       Je vous la rande !

J’aim miex assez que l’en me pende !

Ja li rendi je sa provande,

Et il me fist de lui offrande

       Sanz demorance,

De cors et d’ame et de sustance.

 

NOTRE DAME. –

Et je te foulerai la pance !

 

Ici aporte Nostre Dame la chartre a Theophile.

 

(NOTRE DAME. –

Satan, Satan, où te caches-tu ?

Si tu es venu dans ce pays

Pour faire la guerre à ce clerc qui est mien,

       Tu as eu une mauvaise idée !

Rends la charte que tu tiens du clerc,

Car tu t’es conduit de façon ignoble !

 

SATAN. –

Moi, vous la rendre ?

Plutôt être pendu !

Je lui ai rendu sa prébende,

Et il s’est donné à moi

       Sans attendre

De corps et d’âme, de tout son être.

 

NOTRE DAME. –

Et moi je vais te piétiner la panse !

 

Ici Notre Dame apporte la charte à Théophile.)

 

 

5.

J’aime beaucoup la fin.

Théophile, obéissant à Notre Dame, remet la Charte récupérée à l’Evêque, pour qu’il en fasse lecture publique afin d’édifier la foule et que d’autres ne soient pas trompés.

Or la Charte qu’avait écrite Théophile et que lit l’Eveque n’est manifestement pas de la main de Théophile. C’est le Diable qui y parle.

 

*

 

Voilà.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Commentaires

  • On dirait un peu "Crafouilli", ce semble. Avec juste 700 ans d'antériorité.
    http://srivron.free.fr/crafouilli/craf2.html

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