J’ai lu quelque chose sur internet qui m’a fait penser à une phrase de Malraux. Et comme je n’ai lu de Malraux que Le Miroir des Limbes (c’est-à-dire les Antimémoires et La corde et les souris), j’ai passé une après-midi à rechercher dans ce bon millier de pages la citation exacte et quand je l’ai finalement retrouvée, j’avais déjà oublié quelle était cette chose internetique qui me l’avait évoquée.
La voici tout de même, tirée de Lazare (1974), le dernier des livres composant ce fabuleux (dans tous les sens, d’ailleurs) Miroir des Limbes :
Le deuil disparaît, on écarte les enfants du cimetière, mais à la télévision, un jour sans meurtre serait un jour sans pain.
Evidemment, en écrivant ceci, alors même que je suis résolu à ne livrer ici que ce rapide constat malrucien, la référence oubliée me revient, je retourne lire le billet, et maintenant certain que c’est bien cette lecture-là qui m’avait évoqué Malraux, je peine à comprendre par quels méandres ma soi-disant pensée est passée et plus encore à expliquer quel lien s’est fait entre ce beau billet stalkérien sur Cendrars, Chessex et McCarthy et cette citation-là – en réalité, j’entrevois, mais vous donner ce cheminement de pensée-là me mènerait dans des sortes de fictions auxquelles, faute de temps, et de courage sans doute, je me refuse.
Mais vous trouverez peut-être…
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Un mot encore, pour dire qu’il y a ces temps-ci une sorte de mode à dégueuler Malraux – je ne dis pas critiquer, ce qui serait tout à fait légitime, mais bien dégueuler – que je ne parviens à expliquer que par une sorte de jalousie métaphysique – et stylistique. Yann Moix, par exemple, qui est liftier (1) au Figaro et cinéaste à Radio Nostalgie s’est illustré dans cette mode, et l’on peut lire, dans un quelconque de ses ouvrages, quelques pages d’une bassesse presque infranchissable. Le sympathique Basile de Koch, qui est demoiselle d’honneur dans tout un tas de coteries mondaines, a livré aussi au tout début de Causeur un article assez répugnant de facilités. Et au-delà, ou en-deçà – comme vous voudrez – de la jalousie métaphysique ou stylistique, il se peut aussi que Malraux, même « menteur », même amplifiant ou exagérant quelques faits, fabriquant en conscience sa légende, ait eu une vie d’homme passionnante, point exempte de bassesses sans doute mais pas dénuée non plus de grandeurs, croisant maintes fois l’Histoire, et que ceci soit insupportable aux amateurs de boîtes de nuit et autres cloportes germanopratins. (Même Houellebecq, pourtant le plus intéressant des romanciers français aujourd’hui, s’est livré, me souffle-t-on à l’instant, je ne sais pas où non plus, a un exercice de ce genre.)
(1) C’est un garçon qui travaille dans les ascenseurs, à grands coups de renvois – qu’il écrit.
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Lien : Sur La Route, de Cormac McCarthy
Commentaires
Ouaip. A en croire Louis Guilloux, et j'ai tendance à faire confiance à son jugement, Malraux était un homme dont il faisait bon être l'ami. Bien que n'étant pas un inconditionnel de "la Condition humaine", force m'est de constater que ce roman a fondé quelque chose à l'époque, au même titre que "le Sang Noir". Et que ce quelque chose, disons une sorte d'interrogation sur ce qui peut, malgré la modernité galopante, encore lier l'individu à l'Histoire, les bringueurs port-modernes dont vous parlez savent qu'ils n'en gouteront pas les saveurs. Malraux et Guilloux savaient aussi. Mais de leur temps, on pouvait encore faire semblant. Ce que Guilloux, écrivain sans doute plus pessimiste, fit avec modestie, Malraux le fit avec panache. Il fit semblant. On comprend que ça puisse énerver certains aujourd'hui.
PS. Je trouve que ça clope beaucoup sur cette page.
Réminiscences de "La Condition Humaine",
"The" livre qui a marqué mon adolescence...
Et pensées émues pour ma prof de français de 1ère, qui nous répétait souvent de sa voix grave et de ses yeux complices : "Ah....... Malraux......
Quel homme ! Quel bel écrivain......."
PS : C'est vrai que ça clope beaucoup....
Rideau.
Ca clope, ça clope, en effet. On ne s'en lasse pas.
L'histoire est tellement truffée d'impostures que je m'en voudrais de tenir rigueur à Basile de Koch de son article. Il reste aux enfants de la proto-télé dont je fais partie, l'image étonnante d'un Malraux outrancier aux trémolos d'un autre temps lors du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon...
http://www.youtube.com/watch?v=x2gk0ZAp8ak
@ Gabriel Cloutier : Basile de Koch... Vous ne le trouvez pas, parfois, un peu trop barjo ?
:-D
Le cheminement, pour aller vite, au risque de me planter dans les virages: Stalker rapproche McCarthy et Chessex sur l'opposition entre l'horreur rationnelle, artificielle, aseptisée (Hitler est un précurseur, dit Heidegger, mais d'autres auraient pu le dire, Bloy, Massignon, voir le texte de Stalker sur Massignon en lien) et l'horreur irrationnelle, sadique, "naturelle". Toujours selon Stalker, dans la balance entre les deux horreurs, Chessex et McCarthy tendent à voir le pire du côté de l'horreur rationnelle. Toujours pour aller vite, la rationalité scientifique a dévalorisé la douleur. La souffrance est désormais perçue comme un échec scientifique. Là, on approche de la phrase de Malraux. Au nom du "ne pas souffrir", on élève les enfants dans un cocon, il faut qu'ils croient que la souffrance n'existe pas, donc pas de deuil, pas de mort (ou l'inverse) pas de cimetière. Avez-vous remarqué que les associations de défenseurs des animaux ne s'en prennent jamais aux élevages industriels, véritables camps de concentration invisibles, comme si la souffrance animale y était totalement absente? Le meurtre revient à la télévision ( et que dirait Malraux des jeux vidéos?) sous la forme du spectacle, déréalisé, aseptisé. Artaud dit lui aussi quelques vérités là dessus dans "Pour en finir avec le jugement de Dieu". Ai-je loupé beaucoup de virages, Pascal?
Vous parlez de Houellebecq par ici, Pascal? Ca m'intéresserait de vous lire sur le bonhomme, si j'ose dire.
A l'horreur du déchaînement de la technique s'ajoute bien celle de la négation de la mort - devenue insupportable pour nos sociétés, car désespérante hors de toute verticalité.
En effet en niant que notre naissance est tout autant signe de vie que de mort, donner la vie c'est aussi donner la mort, nous inversons les valeurs, brouillons les pistes et entravons toute entrée réelle dans la vie. Ecarter les enfants des cimetières et plus prosaïquement des enterrements en est un des signes patents et mortifère, ironie du sort!
Céline a dit en interview que le seul vrai problème de la vie c'était la mort. Bien que je n'aime guère Céline, et peu importe pourquoi, ça me parait on-ne-peut-plus évident. Il est sans-doute vrai que la mort est niée, beaucoup plus de nos jours qu'à l'époque où le paradigme en vigueur la qualifiait de passage, encore faudrait-il le vérifier... Mais j'ai vu beaucoup de parents éviter effectivement à leurs enfants les cimetières (sans par ailleurs leur éviter le spectacle perpétuel de la mort auquel on assiste quotidiennement dans les médias, sous forme réelle ou sous forme ludique...). Tout cela me rend très perplexe, car en l'absence d'une cosmogonie (vraie ou fausse, et je dirais "fausse" pour la commodité) qui enveloppe une destinée collective, comment avancer d'un pas assuré ?Autrement dit : comment parler de ce qu'on ne sait pas ? La mort ne me semble pourtant pas niée mais tout simplement inassimilable. L'a t'elle d'ailleurs jamais été ?
Je me permets encore une remarque à l'intention de Marie-Hélène. Je ne trouve pas que le développement de la technique soit horrible, étant sans-doûte un homme d'un temps où elle faisait défaut. Je serais curieux en tous cas de voir développer cette idée... ou plutôt comprendre ce ressenti qui m'est étranger.
Merci Gabriel pour votre remarque qui soulève un point crucial. La technique issue de la science n'est aucunement horrible en soi, et est même source de possibles plus qu'appréciables pour l'homme: in situ, n'avons-nous pas le plaisir d'échanger grâce à cette même techniqiue? Par ailleurs,les biotechnologies, par exemple, sont aussi source de solutions et de promesses de guérison pour des personnes gravement malades. Là où le bât blesse, et ên profondeur, c'est que la modernité, la nôtre se caractèrise par une croyance aveugle en la science et ses pouvoirs qui sont sensés atteindre aux "fins supérieures" de l'humanité. Bien sûr la science et la technique sont le signe de la maîtris de l'homme sur son univers en un sens mais de là à en faire un dogme et à le voir comme signe de progrès irréfutable il n'y a qu'un pas, et c'est celui que la modernité franchit: la science comme seul savoir de la vie c'est cela notre malediction commune, un de nos mythe actuels si vous voulez. Car ni la science ni la technique ne tiennent compte de l'essence de la vie, pour faire court, et elles sont leurs propres fins.
En lien avec le fil suivi par Elisabeth B., j'ai évoqué le "déchaînement de la technique" (les idéologies et totalitarismes du XXème siècles en sont des illustrations) qui tue la vie lorsque justement la technique n'est plus rivée (enchaînée), contenue et au service de la vie pour l'homme.
J'espère avoir pu vous répondre un peu correctement.
@tous : Oui, ça clope pas mal, normal, c'est un blog fumeur, mais les non-fumeurs peuvent rester.
Le tabac est fait pour l'homme et non pas l'homme pour le tabac.
@ Elisabeth : Oui, ça se tient tout à fait, ce que vous dites, c'est une des routes possibles et je vous suis très bien. Mais je crois bien que j'ai fonctionné davantage par associations. Il y a peut-être eu, en plus de l'article de Stalker, un commentaire à son propos, sur Fb. Je ne sais plus trop. La phrase de Malraux m'avait marqué à la lecture. Quant à la façon dont nous n'affichons plus "socialement", vestimentairement par exemple, symboliquement aussi donc, la mort de nos proches. Quant à la banalisation du meurtre et de ses représentations, comme une manière aussi de compensation. Il y a que le meurtre est une mort scandaleuse, et, le scandale serait-il rendu banal par l'abus de ses représentations, que seul ce scandale justifierait l'indignation. La mort ordinaire est pour ainsi dire mise sous le tapis, du coup. Il n'y a pas à la marquer. On la cache.
En parallèle, la victimisation doit devenir rentable.
Pardonnez-moi, c'est un vrai torchon, ma réponse; un désordre. Si je parviens à mettre de l'ordre là-dedans, j'essaierai de faire un billet un peu construit.
(Sinon, j'aurais attribué à Lacan plutôt qu'à Heidegger la phrase sur les "nazis précurseurs". Non ?)
@ Gabriel : Bienvenue ici. Il y a sur cette question de la technique et de la monstruosité, un petit livre indispensable (à mon avis) de Günther Anders : "Nous, fils d'Eichmann". Je l'évoque ici, par une citation : http://theatrummundi.hautetfort.com/archive/2008/06/04/technique-monstre.html#more
Jacques l'a dit peut-être, Martin l'a dit, c'est sûr. Je ne sais plus dans quel ouvrage Heidegger écrit cette phrase (Le lettre sur l'humanisme?), je l'ai entendu citer une bonne centaine de fois par Gérard Guest.
Merci de votre réponse,moi aussi je vous suis. Je vais finir par regretter de ne pas être sur FB, je ne pensais pas qu'on y causait de tout ça!^^^^
Jacques l'a dit peut-être, Martin l'a dit, c'est sûr. Je ne sais plus dans quel ouvrage Heidegger écrit cette phrase (Le lettre sur l'humanisme?), je l'ai entendu citer une bonne centaine de fois par Gérard Guest.
Merci de votre réponse,moi aussi je vous suis. Je vais finir par regretter de ne pas être sur FB, je ne pensais pas qu'on y causait de tout ça!^^^^
Zut, j'ai dû cliquer deux fois! Comme quoi je n'ai pas ma place sur FB!
@ Marie-Hélène.
Je me permets d'avancer une hypothèse d'un optimisme probablement échevelé.
Le monde s'accroît effectivement en complexité. D'autres diraient en "information".
Les interdépendances économiques et technologiques des peuples et des civilisations obscurcissent également nos visions à court et à moyen termes.
"Armé" cependant de l'expérience que nous transmet l'Histoire de l'évolution des sociétés humaines en général, il me semble que la solution collective sera démocratique. Les totalitarismes (plus ou moins romantiques) du XXème siècle ont été combattus, de l'intérieur et de l'extérieur, car ils mettaient en danger la liberté humaine. C'est pourquoi je me risque à penser qu'il en ira toujours ainsi. Car aussi complexes, longues et exténuantes, que soient les tâches qui nous attendent, elles sont inévitables.
Mais ce siècle est neuf. Et je conçois ce que cette affirmation peut avoir de scandaleux. Peut-être s'agit-il (pour moi en tous cas) d'une forme de sagesse, encore que le mot ne me plaise guère, une manière de lucidité... A moins que ça ne soit l'inverse : folie et aveuglement. Folie de croire en la liberté humaine, et aveuglement de passer outre les problèmes ponctuels... dont la résolution n'ira pas sans heurt... mas nécessité fait loi.
Dans cet ordre d'idées, personne ne pouvait imaginer, il y a seulement vingt ans la chute du mur de Berlin et le démantèlement de l'Empire soviétique, ce dont le Président français de l'époque, François Mitterrand lui-même, a été surpris.
Concernant les idéologies du siècle passé, Marcel Gauchet vient de sortir un livre qui pourrait vous intéresser : http://gauchet.blogspot.com/
Bonne journée et merci de votre réponse !
- Pascal:
Et si on fume des clopes issues du commerce équitable?
Le commerce équitable n'est pas de ce monde, mon bon Tanguy. Tiens, je ne vous ai pas répondu sur Houellebecq : je ferai quelque chose, un jour... Bonne fête !
@ Elisabeth: vous auriez votre place sur FB sans souci, si vous permettez. Il est vrai que ce médium permet de faire de sacrées belles trouvailles au milieu d'un brouhaha de fond. Et regardez, j'ai mon profil et dans un passé récent j'ai réussi à cliquer cinq fois de suite pour un malheureux commentaire! (bon, c'est mon meilleur score) ;-)
@Gabriel: vaste sujet et une mine aussi dans tous les sens du terme. Merci! Gauchet a aussi écrit "La démocratie contre elle-même" (qui se défait en progressant, d'après ses analyses).
Oui, la représentation politique est un acquis substantiel sur lequel il ne s'agit pas de revenir mais qui n'est pas une fin en soi: elle ne nous dédouanne pas de la question du politique qui se pose à chaque génération de façon incontournable (et plus on l'évite et pire c'est mieux actuellement!). Au nom de quoi serions-nous à l'abri d'idéologies destructrices de sens et de vie commune, de totalitarismes ou encore de la bêtise et l'aveuglement politique, même machiavéliques? De la démocratie? Elle a bon dos car aujourd'hui nous baignons dans une démagogie éclatante et sans consistance qui n'assure même plus aux politiciens leurs réelections tant convoitées tant tout semble tourner à vide. Je crois qu'il s'agit plutôt d'un problème institutonnel, de rapport au temps politique (le temps long). Il y a une sorte de négation du temps, chaque politicien ayant pour seul souci de durer éternellement, ne s'inscrivant ni après un autre ni avant un prochain et agissant comme si personne derrière ne devra se charger des pots cassés. Toujours tout recommencer à neuf, ça peut faire peur. Et ça nous ramène aussi à notre histoire de cimetière et à Malraux.
Mais cela n'est pas désespérant car l'histoire ne s'arrête pas là. J'aime votre optimiste, car oui la liberté humaine existe mais l'assumer et en faire quelque chose qui fait sens est un sacré travail pour chaque génération: ce n'est jamais acquis d'avance, ce peut-être transmis en partie et encore faut-il pouvoir et vouloir accueillir cet héritage. L'accélération, dans tous les sens du terme, et les boulversements apportés par les nouvelles technologies ne sont pas non plus une solution mais ce à quoi nous devons faire face, notre monde aujourd'hui, et ces phénomènes ne nous éviterons pas de nous poser les vraies questions: celles qui font que nous parvenons à vivre ensemble, à discerner le bien commun, à s'humaniser toujours un peu mieux. Ceci n'évolue pas d'office selon une courbe croissante ou exponentielle, comme on aimerait parfois aussi nous le faire croire.
Merci, je vais regarder ce livre de M. Gauchet très prochainement dans ma librairie.
Désolée d'avoir été si longue, en espèrant malgré tout que cela apporte un peu d''eau au moulin.
Merci Pascal. Je vous lirai sur Houellebecq (aussi).
Tant pis, pour rattraper le commerce inéquitable je vais utiliser le mot "citoyen" aujourd'hui à l'un de mes cours... ce sera mon geste citoyen... Ah ah...
@tanguy: Civique, que diable ! CI-VI-QUE !!!!!
Ah je tiens à mon citoyen. non vraiment, même si vous insistez j'en reste à mon "geste citoyen". Un peu comme une "idée cadeau" si vous voulez.