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Sur Mauvaise paix

 

A Ambre, dont je ne sais rien ;

aux autres lecteurs, connus et inconnus, amis ou ennemis, de ce blog.

 

 

Commençons, par goût pour l’auto-dérision, par citer l’un de nos meilleurs auteurs comiques, heureusement décédé :

« Ayant ainsi à tenir compte de lecteurs très attentifs et diversement influents, je ne peux évidemment parler en toute liberté. Je dois surtout prendre garde à ne pas trop instruire n’importe qui. »

Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle

 

Kill Bill.jpg

J’ai ouvert un nouveau fichier à minuit passé. Etant passablement fatigué, je voulais écrire une note courte sur le sujet qui m’avait occupé pendant la journée comme pendant quantité d’autres journées ces vingt dernières années : ce que c’est qu’une phrase ; et comme je ne suis pas tellement capable de théorie, en donner une illustration qui pourrait reprendre, sans lui être toutefois redondante, cette autre note étrangement intitulée Défaire la folie. Ainsi ai-je écrit la trop brève nouvelle Mauvaise paix, dont la concision même tient avant tout à la fatigue que je vous dis ; nouvelle, donc, que j’ai mise en ligne de suite, pour ainsi dire sans relire. Bon débarras. Roule, Mimile.

 

 

 

Au réveil, hier matin, café debout, je la relis. Et m’aperçois que je n’ai pas du tout écrit ce que je voulais, ou pensais. La surprise, néanmoins, n’est pas désagréable. Je souris.

Je souris de penser que j’avais commencé de rédiger cette fiction à la première personne du singulier, ce qui eût permis peut-être à de mauvais lecteurs de croire accéder à je ne sais quelles révélations privées ; mais plus encore de comprendre que ce qui m’allait de soi, et que dans ma concision je n’ai pas pris la peine de préciser, allait de toute évidence n’être que très peu compréhensible à mon lecteur, fût-il de bonne foi et quoique la bonne foi ne soit à l’ignorance de nul secours.

 

Comme la nouvelle est brève, je vais la couper en deux, puis examiner comme je l’entends chaque partie.

Première partie :

 

« Il a levé le nez de son café et il l’a regardée. Puis il a prononcé, assez lentement, la phrase qui s’était formée dans son cerveau. Et il l’a regardée la recevoir. Et, pour ainsi dire, il a vu la phrase exploser dans sa tête. Il a regardé ses yeux s’embuer et admiré l’effort qu’elle faisait pour retenir les larmes. Puis il a repris, par gentillesse, la conversation anodine qu’ils tenaient jusque là. »

 

Il y a donc dans Mauvaise paix un homme et une femme. L’homme dit à la femme une phrase qui manque la faire pleurer.

Et c’est à peu près tout.

Nous ne savons pas où sont ces gens. On sait seulement que l’homme boit un café. Mais le nombre des lieux dans lesquels un homme peut boire un café n’est pas fini. Du lit au troquet en passant par la thermos des randonnées…

Nous ne savons pas davantage quelle heure il est, et rien ne dit, par exemple, que ce café soit celui du matin.

Nous ne savons pas qui ils sont l’un pour l’autre. Rien ne nous en est dit. Ils peuvent être un couple – au sens de la copule –, ou des amis, ou des amants, ou des collègues, ou simplement des connaissances (comme on dit) ou des parents (père-fille, mère-fils).

  Mais je sais néanmoins, en choisissant de ne pas écrire tout cela, que le simple fait d’écrire qu’un homme dit à une femme une phrase qui manque la faire pleurer donnera instantanément l’idée – ne me demandez pas pourquoi, puisque j’ignore même qui sont la plupart de mes lecteurs actuels – à tout lecteur adulte et sain d’esprit que ces personnes-là couchent ensemble, ou ont couché ensemble ou sont sur le point de le faire ; et que là se trouve, pour ainsi dire le nœud de l’affaire, même si une pruderie bien compréhensible préférera parler d’amour où je parle de coucher.

A telle enseigne que je peux même me permettre de ne pas donner au lecteur cette phrase que dit l’homme à la femme (et cela tombe foutrement bien car, pour tout vous dire, au moment d’écrire cette histoire, je n’ai pas la moindre idée d’une phrase choc, sincère  ou vacharde à glisser là).

Ce qui est d’autant plus amusant que nous ne savons pas non plus quelle est cette conversation qui a précédé cette phrase inconnue, conversation que l’homme, voyant l’effet produit par sa phrase, décide de reprendre « par gentillesse ».

Je tiens quant à moi, au vu de tout ce que nous ne savons pas, que mesurer un peu objectivement le degré d’ironie contenu dans ce « par gentillesse » est impossible, mais aussi que les hypothèses, du fait même de l’absence de ces précisions, sont toutes également recevables.

Puisqu’ici, c’est le lecteur qui, en quelque sorte et avec plus ou moins de conscience, raconte l’histoire ou du moins, s’en fait l’interprète, sans se départir le moins du monde de mettre au compte de l’auteur ce qui lui-même le dérange dans sa propre interprétation.

Tout cela me va très bien.

 

Bien. Venons-en maintenant au moment que, pour parler vulgairement, « ça chiotte un peu ».

Deuxième partie :

 

« C’est bien plus tard qu’il a compris qu’il s’était aussi fait mal. Mais il a bien failli, une fois encore, ne pas s’en apercevoir. – Mais elle, tu l’aimes ? C’est le genre de questions auxquelles, sincèrement, il n’a jamais eu de réponse. Du coup, il a plutôt tendance à dire oui. Pour avoir la paix. »

 

Donc, cette arbitraire seconde partie commence par un assez vague mais assez explicite à mon goût « C’est bien plus tard… » destiné à signifier, en somme, et pour tomber à la tautologie, que du temps a passé. Oui, c’est assez simple, désolé.

Nous ne savons pas néanmoins combien de temps. Certes.  J’imagine pourtant qu’un lecteur attentif, je veux dire ayant remarqué que la phrase précédente commençant par un « Puis… » était encore relative à la conversation en cours, peut déduire que ce « bien plus tard » est quant à lui relatif à un quelconque moment – non précisé donc – postérieur à cette conversation de la première partie mettant aux prises un homme et une femme.

On m’objectera peut-être que j’aurais pu signifier cette ellipse en ouvrant un nouvel et second paragraphe. Objection rejetée. Je tiens à mon histoire en un paragraphe unique.

Jusque là, donc, en gros, ça se tient.

Mais voilà le problème (mea culpa).

Il y a une phrase, à présent. Une phrase parlée. Introduite par un tiret et posant une question.

« – Mais elle, tu l’aimes ? »

C’est là que ça chiotte, donc.

Ou plutôt. C’est là que ça coince. Ça passe, si vous voulez. Mais ça passe en coinçant.

Pourquoi ? Parce que le locuteur n’est pas précisé. Et que je cours le risque que mon lecteur aille penser, allez savoir pourquoi ! que la question se rapporte à la conversation de la première partie. Alors que pourtant nous sommes dans ce « bien plus tard » où il n’est plus question que de l’homme seul. Ça coince parce que si mon lecteur se met à penser que cette question a été ou est posée par la femme de la première partie, il est justifié à continuer de penser que cet homme et cette femme sont un couple – au sens toujours de la copule – et qu’il est question d’adultère dans mon texte. Et si tel est le cas, le sens se ferme. Et telle n’est point ma volonté (mais on a l’inconscient qu’on peut – j’ai acheté le mien d’occase et je ne cesse de me ruiner en réparations diverses).

Non. Cette phrase devait être, et elle peut certes être lue ainsi, ce qui ne suffit pas, bien plus explicitement, la question que se pose à lui-même cet homme à présent seul à propos de cette femme avec laquelle il a eu, bien avant, cette conversation dont nous savons que nous ne savons rien.

De sorte qu’il y ait toujours deux personnages seulement, et aucun troisième pour ainsi dire « hors champ ».

Mais cela n’est pas assez clair. Mea culpa.

J’aurais en somme dû être plus précis pour que la situation entre cet homme et cette femme ne puisse pas être réduite à une hypothèse certaine !

J’aurais pu écrire, par exemple :

« Il se demanda s’il aimait cette femme. »

Pas s’il aimait encore cette femme. Non, juste, s’il aimait cette femme.

 

Mais voilà.

Cette phrase écrite ainsi eût ruiné ma nouvelle.

Puisque je me demandais simplement ce que c’est qu’une phrase.

Et que je voulais simplement montrer comment, en somme, une seule phrase fout le bran.

En somme, il y a la première phrase, celle qui manque faire pleurer la femme, dont nous ne savons rien. Elle n’est pas là : il n’y a pas de phrase.

Et la seconde, que nous pouvons lire en toutes lettres, et que tout le monde comprend à côté, moi le premier.

Je ne ferais bien sûr croire à personne que cette phrase parle d’amour par hasard. Et que le lecteur, toujours un peu plus salace qu’il ne voudrait, pense en termes de coucheries. (Cartésien tendance Freud grave, le coïto ergo sum n’est pas le moins lourdingue ni le moins partagé des symptômes de notre basse époque.)

That’s all, folks !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[PS :Rassurez-vous. Je ne vais pas faire un commentaire comme celui-ci pour chaque billet publié sur TM.]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Commentaires

  • Wouaouh! Là, je prends mon pied!
    1) Ou vous êtes un peu fêlé? (ce que je ne crois pas un instant car je continue de parcourir vos billets, j'ai bcp de retard à rattraper, et je me régale. En aparté;-) puisque les com. sont fermés j'ai apprécié celui sur Bégaudeau à propos de Entre les Murs et cette petite phrase : "A quoi sert une palme, fût-elle d’or, à un trou du cul ?" - fin de la parenthèse)
    2) Ou vous êtes très attentif aux commentaires de vos lecteurs, au point de vouloir leur faire comprendre au mieux ce qu'ils n'ont pas compris et çà c'est honorable.

    Il reste que chaque lecteur interprète ce qu'il lit, avec un égocentrisme certain, selon son ressenti. Pour ma part, je ne sais pas lire autrement qu'en pensant A MOI, A MA VIE, CELLE VECUE voire CELLE A VENIR.

    Sans doute, n'avais-je pas lu avec assez d'attention car effectivement ce : "bien plus tard" m'avait un peu échappé (rires). A la réflexion et, en relisant ce texte, en UNE SEULE PARTIE, je me dis qu'Il doit l'aimer finalement cette femme. Car s'il ne l'aimait pas, il n'aurait pas besoin de "dire oui pour avoir la paix", le non s'imposerait.

    Je vais arrêter là... car je crains que mon commentaire soit réellement nullissime, au vu de la pertinence de votre blog. (Eh oui, Solko, vous le savez que j'évite de commenter les billets qui m'impressionnent).

    Vous ne savez rien d'Ambre...
    A Solko qui me demanda si on pouvait me lire quelque part j'avais répondu : non, et je n'ai rien à dire qui puisse intéresser qui que ce soit et sûrement pas des lecteurs de votre qualité. Mais Solko m'a titillée et, j'écris, pour moi, des billets, d'une banalité qui vous affligerait.

    (P.S.- Rassurez-vous je n'ai pas l'habitude de "m'étendre" ainsi)
    (et j'aime vraiment vous lire).

  • P.P.S- Je lis encore dans votre blog, ce billet "Défaire la folie" :

    "La question de la lecture est celle du juste rapport entre ce qui est écrit et ce qui ne l’est pas."

    On ne peut mieux dire.

  • Ambre.
    plutôt le 1) mais par défaut.
    Et pas tellement le 2). Quoique je ne sois pas inattentif aux commentaires de mes lecteurs, je veille à ce qu'ils ne m'influencent pas trop. (J'ai d'ailleurs eu beaucoup de réticence à ouvrir les commentaires et je me pose la question de le faire à chaque publication.)
    En fait, l'idée de ce "commentaire" m'est venue, comme je l'évoque vers son début, de constater le lendemain d'avoir posté le billet que je l'avais moi-même lu de traviole.

  • Bon pour une fois j'avais bien compris...

    Bonjour à vous Pascal, et à Solko. Et à Ambre.

    (I'll be back!)

  • Pas le temps de relire "mon" Debord pour trouver le contexte de la phrase citée de sorte que:
    1-ladite phrase illustre à merveille votre propre propos.
    2- Votre "phrase" d'introduction,( "l'un de nos meilleurs auteurs comiques", "heureusement décédé" ) pourrait bien être une anti-phrase!

  • @ Alexandrine : La citation est tirée de la première page des Commentaires sur la société du spectacle (1988).
    Phrase et anti-phrase tout à la fois !

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