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Hamlet ou Hécube, de Carl Schmitt (3)

Une tragédie attique est un morceau de la légende héroïque, formant un tout, poétiquement élaboré dans le style sublime pour être représenté par un chœur de citoyens attiques de deux ou trois acteurs, et destiné à être présenté comme une partie du culte de Dionysos.

Ulrich von Willamowitz-Moellendorff, Euripides Herakles, 1889 – cité ici par Carl Schmitt

 

Reprenons d’un peu plus haut.

Carl Schmitt compare en somme l’œuvre shakespearien et au drame allemand (Schiller) et à la tragédie attique (Eschyle, Sophocle, Euripide). Il note que l’œuvre shakesperien, en ce qu’il ressortit plutôt du jeu tragique que de la tragédie proprement dite, est davantage en rapport avec Schiller qu’avec les grands tragiques grecs.

Sauf Hamlet.

 

Citant Willamowitz-Moellendorff (dont je n’avais jamais entendu, je crois, même le nom), Schmitt note qu’il introduit délibérément « dans sa définition de la tragédie l’origine de la tragédie » : « un morceau du mythe ou de la légende héroïque ». 

Schmitt reproche ensuite à Willamowitz-Moellendorff de ne pas être fidèle lui-même à sa définition, pour finir par traiter le mythe ou la légende comme une simple source littéraire où puise le poète. Mais…

Mais la définition demeure juste, car elle conçoit le mythe comme un morceau de la légende historique, non seulement comme une source littéraire du poète, mais comme un savoir vivant commun, englobant poète et auditeurs, un morceau de réalité historique où tous les participants sont liés par leur existence historique. La tragédie attique n’est donc pas un jeu reposant sur lui-même [c’est moi qui souligne]. Dans sa représentation s’introduit constamment un élément de réalité qui vient du savoir mythique actuel des auditeurs et qui ne relève plus du pur jeu. Les figures tragiques d’Oreste, d’Œdipe, d’Héraclès, ne sont pas inventées mais données réellement comme personnages d’un mythe vivant et intégrées à la tragédie de l’extérieur – et en l’occurrence d’un extérieur présent.

Le drame schillérien demeure un jeu tragique, n’atteint pas à la tragédie, non pas du fait de ses vertus dramatiques intrinsèques, mais parce qu’il repose – comme maints pièces  shakespeariennes au demeurant – sur la connaissance historique, laquelle est source littéraire et non pas mythe vivant. 

C’est en somme en se heurtant à un tabou concret et à un personnage contemporain, c’est-à-dire à deux choses qu’il lui est impossible de traiter dramatiquement, que Shakespeare élève son « jeu tragique » à la dimension du tragique.

Hamlet (le personnage) accède au mythe.

Le noyau de réalité historique, non inventé et non susceptible d’être inventé, qu’il convient de respecter comme donnée préalable et présente, peut ainsi pénétrer dans la tragédie d’une double façon et il y a donc deux sources de l’action tragique : l’une est le mythe de la tragédie antique, en ce qu’il transmet l’action tragique ; l’autre est – comme dans Hamlet – le présent historique réel et immédiatement donné qui englobe poète, acteurs et spectateurs. Alors que la tragédie antique trouve le mythe déjà là et y puise l’action tragique, avec Hamlet on découvre le cas rare, mais typiquement moderne, d’un poète qui fonde un mythe à partir d’une réalité qui est là et qu’il trouve sans médiation. Ni dans l’Antiquité ni à l’Epoque moderne, le poète n’a inventé l’action tragique. Action tragique et invention sont incompatibles et s’excluent mutuellement.

C’est finalement à la fois par crainte autant que par tact que Shakespeare tire de l’actualité politique le personnage susceptible de devenir mythique. Qui ne voit passer ici, en filigrane, l’idée chère au juriste Schmitt de souveraineté ?...

Shakespeare est ainsi parvenu à issir un mythe d’une époque naissante – laquelle est peut-être encore un peu la nôtre – s’illustrant pourtant par le fait qu’elle démythifie et démythologise.

Et Schmitt conclut ainsi son ouvrage (je ne fais pas mention ici des deux annexes passionnantes suivant cette fin) :

Malgré cela, la littérature européenne a créé trois grandes figures symboliques : Don Quichotte, Hamlet et Faust. L’une d’entre elles, Hamlet au moins, est déjà devenue un mythe. Toutes trois, chose curieuse, sont des lecteurs de livres et donc, pour ainsi dire, des intellectuels. Tous trois, du fait de leur esprit, voient le cours de leur vie perturbée. Arrêtons-nous un instant à leur origine et à leur lieu de naissance : Don Quichotte est espagnol et pur catholique ; Faust est allemand et protestant ; Hamlet est entre les deux, en plein dans la fracture qui a déterminé le destin de l’Europe.

Tel est, me semble-t-il, l’aspect ultime et essentiel du thème d’Hamlet. Dans le poème de Ferdinand Freligath L’Allemagne est Hamlet et dans son allusion à Wittenberg, on trouve encore un pressentiment de ces connexions. Ainsi s’ouvre un horizon où il paraît judicieux de se souvenir de cette source d’un profond tragique : la réalité historique de Marie Stuart et de son fils Jacques I°. Marie Stuart, aujourd’hui encore, est pour nous à la fois autre chose et plus qu’Hécube. Même le destin des Atrides ne nous est pas aussi proche que celui des malheureux Stuarts. Cette lignée royale a été broyée par le destin du clivage de la foi en Europe. C’est dans l’histoire de cette lignée qu’a germé le mythe d’Hamlet.

 

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Ces propos datent de 1956.

Ils ouvrent pour nous, lecteurs en 2009, une foule de questions. L’Europe est Hamlet, et peut-être plus seulement l’Allemagne, mais combien de temps ce mythe pourra-t-il encore vivre, s’il n’est pas déjà mort ?

 

 

 

 

 

Commentaires

  • Intéressant tout cela. Hamlet est bel et bien lié à l'actualité et la conception politique du pouvoir de son temps. D'ailleurs, dès lors que l'époque est devenue révolutionnaire et que la doxa est devenue "démocratique", le mythe a cessé d'être aussi pertinent. Je me souviens avoir suivi un cours de Bonnefoy au Collège de France dans lequel il montrait que c'est bien au moment de1848 que le personnage a commencé à être raillé dans la poésie et la littérature française, chose qui aurait été impensable avant. Car il pose, en tant qu'intellectuel, la question de la pérennité de la monarchie à une société qui se moque de plus en plus de cette question-là. Le mythe d'Hamlet est en effet profondément monarchique, ce que ne sont pas celui de Faust ou celui de D. Quichotte.

  • C'est vrai. Shakespeare pose cette question du Roi, mais s'il continue d'intéresser tant de monde aujourd'hui, c'est qu'il se demande en somme ce qu'est la souveraineté (et personne aujourd'hui n'est bien capable de dire où exactement elle a foutu le camp et même s'il en demeure une)...

  • Je pense aussi à ses tragédies romaines, Jules César, Coriolan, Antoine et Cléopâtre, Titus Andronicus (non historique, cette dernière, je crois).

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