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Audace de Falk Richter

Il ne reste plus grand-chose du théâtre, au sens qu’avait encore ce terme il y a encore vingt ans, et plus sûrement quarante. Pour être un peu plus précis, il n’en reste quant au tout-venant de la production culturelle française, et certainement européenne, que la parabase, c’est-à-dire, étendu à tout désormais, ce moment où – mais jadis, c’était par contraste – un personnage exprime l’opinion personnelle de l’auteur – laquelle opinion trahit généralement que l’auteur à appris à penser en lisant Libé ou Le Monde diplo, et à écrire dans le galimatias que diplôme l’Education Nationale (sic) ; légèrement au-dessus, si j’ose dire, enfin, au-dessus au moins dans l’ordre de la reconnaissance politico-médiatique, issue en droite ligne de l’idéologie libérale-libertaire véhiculée par les pousse-au-crime de soixante-huit, se tient la propagande, qui, nous devant manifestement tenir lieu de production d’élite, met parfois une sorte de paradoxal point d’honneur à imiter formellement, mais c’est pour mieux le défaire quant au fond, l’ancienne chose connue dans les siècles sous le nom de théâtre. Parabase proliférante ou propagande de pointe, voilà ce qu’il demeure du théâtre – et je tiens volontiers, contre l’indifférence générale, que ce n’est pas seulement navrant.

Bref, me dit-on souvent, heureusement qu’il y a les Allemands. Ah, les Allemands. Ah, mon pauvre vieux, me rabâche-t-on ces temps-ci, avec ta veine critique dont personne ici ne veut, si tu avais seulement eu la chance de naître Allemand… J’ai beau ne rien avoir de particulier contre les Allemands d’aujourd’hui – ce sont des imbéciles comme les autres, et qui n’expirent individuellement pas moins de CO2 que moi quand ils vantent la nouvelle écologie industrielle qui doit désormais rapporter du pognon – l’idée de devenir allemand, fût-ce intellectuellement, ne m’intéresse pas le moins du monde.

– Peut-être, me rétorque-t-on alors, mais les Allemands, eux, ont une vraie tradition d’un théâtre critique…

Tiens donc. Comment dit-on Molière, en allemand, déjà ? J’ai beaucoup d’admiration pour Goethe, et même pour Schiller, mais je ne vois pas le rapport…

Il appert vite que je remonte trop loin dans le temps, vers des époques qu’il ne faut certainement plus dire historiques, mais préposthistoriques – je veux dire, des époques dont personne ne devrait trouver son intérêt à seulement se souvenir…

– Non, non, précise-t-on, depuis Brecht ! Les Allemands ont une grosse tradition critique depuis Brecht, très vivante aujourd’hui.

Ce n’est sans doute pas faux. Pour qu’une tradition soit vivante aujourd’hui, il suffit certainement qu’elle soit née après 1945. J’aime d’ailleurs beaucoup Brecht, qui a vraiment été très intelligent. Personne avant lui n’avait jamais osé développer une théorie dramatique complète presque sans aucun rapport avec sa pratique dramaturgique réelle (c’est ici une façon comme une autre d’opposer encore les vieilleries conceptuelles que sont les mots de théorie et de pratique). Le seul à l’avoir clairement perçue, cette opposition qui devait fourvoyer tous les brechtiens à la con, et du vivant même de Brecht, est certainement Lee Strasberg, le génie clinique de l’Actors Studio, qui, faisant le voyage de Berlin pour voir je ne sais plus quelle pièce de Brecht, ne trouva aucun rapport entre le grand théâtre qu’il venait de voir et les écrits théoriques de Brecht qu’il avait lus en totalité auparavant…

Bref.

– Bon. Je dois lire qui, alors ?

– Tu ne veux pas plutôt aller voir, me répond On.

Je fais ici de On mon interlocuteur, c’est plus simple.

– Lis Heiner Müller, me disait donc On il y a encore dix ans.

Je l’ai fait. Avec application. J’ai beaucoup aimé. Ses phrases choc. Ses débuts dans l’ère stalinienne, ses démêlés incessants avec la censure, son passage à l’Ouest tout en restant à l’Est. Son œuvre, du coup, est une sorte de fatras. Beaucoup de perles poétiques dans une porcherie politique. Des bouts, des fragments, des ruines. Peu de choses dramatiquement structurées. Le plus intéressant à lire, du coup, ce sont ses entretiens, son autobiographie aussi.

– Mais aujourd’hui, dis-je, là, en 2009 ?

– Va donc voir Falk Richter, dit On.

– Bon. Je vais plutôt le lire.

Et je le fais, je le fais. Je lis donc Falk Richter. Pas de gaîté de cœur, hein. Mais bon. Il faut se tenir au courant de ce qui se fait, vivre avec son temps, etc. Tout le monde, d’ailleurs, me le recommande. Il paraît que Das System, monté par le nomenclaturé Stanislas Nordet, c’était géniaaal, et que Unter Eis (Sous la glace), monté par l’auteur lui-même – lequel est « auteur associé » à la Schaubühne de Berlin elle-même, laquelle est dirigée par l’immense Thomas Ostermeïer dont j’ai vu cet été à Avignon dans la Cour d’honneur du Palais des Papes un Hamlet si désespéramment nul et boueux que je me suis refusé à le chroniquer… – eh bien, dis-je, il paraît que Unter Eis, c’est à la fois high-tech et ‘achement bien, si, si, je te jure,  ‘achement bien…

Voilà, j’ai lu Falk Richter.

Que dire ?

 

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Albert Camus reprochait, en une phrase justement restée célèbre, aux intellectuels de n’avoir jamais fait que placer leurs fauteuils dans le sens de l’Histoire. Tout est dit là, je crois. Dans notre belle époque post-historique, qui sait si bien cultiver son débraillé, je dirais simplement de Falk Richter qu’il ne fait, lui, que pisser dans le sens du vent. On m’objectera peut-être qu’il faut être foutument con pour pisser à contre-vent, ce dont je ne disconviens pas ; je tiens plutôt que le problème tient au fait même de pisser…

Des quatre textes, je n’ose dire pièces, présentés dans le volume récemment publié chez L’Arche éditeur, seuls Hôtel Palestine et Sous la glace ressemblent réellement à une pièce de théâtre : pas de théorie collectiviste fumeuse, pas de chœur politico-économico-truc évanescent, pas de système (maladie allemande) fourni en kit et à monter soi-même avec des bouts de dialogues tournant à vide. Hôtel Palestine est le plus lisible des deux, au moins en ce qu’il n’abonde pas en sorties poétiques adolescentes.  

Hôtel Palestine, au surplus, est assez intéressant et se lit très bien. J’ai dû me forcer à lire les trois autres textes et je ne peux pas jurer ne pas avoir sauté quelques pages – ce qui, d’ailleurs, ne nuit pas tellement à la compréhension…

Mais qu’Hôtel Palestine soit intéressant et se lise bien ne suffit pas du tout.

 

La pièce est une charge unilatérale contre l’administration Bush et la guerre en Irak.

Entendons-nous bien : je n’ai rien à foutre, au moins d’un strict point de vue théâtral, de l’administration Bush ou de la guerre en Irak.

Je dis simplement qu’on ne fait pas du théâtre avec un seul point de vue, le diffracterait-on ensuite entre divers personnages apparemment opposés. Il suffit d’ailleurs simplement de se dire que si Richter avait produit une défense de l’administration Bush et de la guerre en Irak aussi unilatérale que sa charge, personne n’aurait jamais entendu parler de lui – il serait même probablement persona non grata (blacklisté, en latin) dans tous les lieux prestigieux où il se produit aujourd’hui. Son théâtre n’en serait pourtant ni pire ni meilleur. En fait, ce n’en serait toujours pas. M’est avis, d’ailleurs, qu’il s’en fiche royalement ; n’appartient-il pas, de l’avis général, à cette école allemande d’un théâtre véritablement critique…

La propagande de pointe, habile et argumentée mais pissant dans le sens du vent, de Richter ne risquait donc pas de déplaire, en quoi que ce soit, aux publics de bobos éclairés (quitte à prendre des vessies pour des lanternes, dirais-je pour filer la métaphore) hantant Berlin, Avignon ou Paris, lesquels publics se sont donc en bonne logique (sic) empressés de réputer subversif cet auteur politique avec lequel ils sont immensément d’accord et qui, donc, ne les dérange en rien, bien au contraire, ah, quand même, ça fait du bien d’entendre ça... Car Richter est talentueux : il sait donner à son texte une allure d’impartialité, d’honnêteté et même parfois de doute qui le rend incomparablement supérieur à Michael Moore, par exemple, dont les procédés sont énormes.

Falk Richter, en somme, est un excellent journaliste d’investigation ; il fouille admirablement, à la recherche d’une nourriture choisie, dans les poubelles de la post-histoire (tant pis pour le pléonasme). C’est également un très bon commercial, et je ne sache pas que la Culture aujourd’hui soit en état de demander autre chose aux prétendus artistes qui, à grands frais, repeignent incessamment sa vitrine. Bref, si le sommet actuel du théâtre européen consiste en ce journalisme là, fût-il admirablement ficelé, c’est que le théâtre s’est tout à fait effondré. Le théâtre est une idée morte en Europe, et ce n’est pas seulement navrant : leurs sorts étaient liés.

 

Un conseil ? Laissez pisser.

 

 

 

Commentaires

  • Je ne connais pas grand chose au théâtre - ça ne doit pas être un hasard. Cependant lisant votre billet j'ai eu l'impression de tout comprendre, tout me semblait très lumineux - une lumière qui nous renvoie à nos ombres tues.

  • Merci.

  • Permettez-moi de le poster sur le weblog de La Carcasse !

  • Je laisserai donc pisser. Ce qui est terrifiant, c'est qu'en effet, ce n'est pas vraiment le théâtre qui est mort (la preuve, il y a des gens comme ce type qui écrivent des "pièces"). Mais, on le comprend bien à la lecture de votre billet, la raison d'être du théâtre : un public, un point de vue, une nécessité...

  • Lu, au hasard le billet qui s'appelle "La paix soit avec vous, de Vassili Grossman". La lecture de ce billet m'a fait du bien.
    (J'ai regardé ensuite la date: 22 février, qui se trouve être le jour de mon anniversaire, ce qui n'a rien à voir avec rien)

  • Tiens merci Sophie, je l'ai relu - il e semble l'avoir déjà lu - et j'en ai les yeux humides en effet... Vie et destin depuis un an dort sur mon étagère, quelle honte. Merci pour vos extraits Pascal.

    @Sophie, le 22 février. Rien à voir avec rien... Je serai encore à Lyon à cette date, peut être avec Solko ce jour là...

  • Relu " Tragédie (farce1)" et "Tragédie (farce2)".

  • Moi aussi, du coup. Rien compris.

  • Bonsoir Pascal...
    Je projetais de vous envoyer un mail ce soir, hélas j'ai fini trop tard et je vous envoie cela demain. Je ne souhaite pas vous envoyer un mail avec juste une pièce jointe. Ca n'allait pas...
    A demain (soir).

  • Vous venez de frapper trois coups :-)

    Et tombe un art
    Un intellectuel
    Et un continent

    Merci de ne pas laisser de papiers sur les fauteuils.

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