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  • Technique monstre

    Quelles sont les racines qui plongent plus profond que les racines politiques ? Qu’est-ce qui a rendu possible le « monstrueux » ?

    La première réponse à cette question semble banale. Effectivement, elle énonce : c’est le fait que nous sommes devenus, quel que soit le pays industriel dans lequel nous vivons et son étiquette politique, les créatures d’un monde de la technique.

    Comprenez-moi bien. En elle-même, notre capacité de produire en très grandes quantités, de construire des machines et de les mettre à notre service, de construire des installations, d’organiser des administrations et de coordonner des organisations, etc., n’est nullement monstrueuse, mais grandiose. Comment et par quoi cela peut-il mener au « monstrueux » ?

    Réponse : du fait que notre monde, pourtant inventé et édifié par nous, est devenu si énorme, de par le triomphe de la technique, qu’il a cessé, en un sens psychologiquement vérifiable, d’être encore réellement nôtre. Qu’il est devenu trop pour nous. Et que signifie cela maintenant ?

    Tout d’abord, que ce que nous pouvons faire désormais (et ce que nous faisons donc effectivement), est plus grand que ce dont nous pouvons nous faire une image ; qu’entre notre capacité de fabrication et notre capacité de représentation un fossé s’est ouvert, qui va s’élargissant de jour en jour ; que notre capacité de fabrication – aucune limite n’étant imposée à l’accroissement des performances techniques – est sans bornes, que notre capacité de représentation est limitée de par sa nature. En termes plus simples : que les objets que nous sommes habitués à produire à l’aide d’une technique impossible à endiguer, et les effets que nous sommes capables de déclencher sont désormais si gigantesques et si écrasants que nous ne pouvons plus les concevoir, sans parler de les identifier comme étant nôtres. – Et, bien sûr, notre capacité de représentation n’est pas seulement dépassée par la grandeur démesurée de nos performances, mais aussi par la médiation illimitée de nos processus de travail. 

     

    Voilà. C’était Günther Anders, en 1964, dans Nous, fils d’Eichmann.

  • Sous les réseaux, la mort

    Je livre ici, après une courte présentation publicitaire désormais obsolète, le spectacle ne se jouant plus, une interview de 2006 à propos du spectacle et du texte demi-dieux 7.0 – l’une de mes rares incursions dans un domaine que je n’ose qualifier de science-fiction. Le texte (ed. Le clou dans le fer) et ses premières représentations datent de 2003. La photographie est de P. Latour, et l'on y voit la comédienne Christine Bruneau.

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    Imaginez que la réalité tout entière soit devenue un jeu… Que ce jeu, demi-dieux 7.0, ait sur toute chose une emprise totale.

    Imaginez qu’un jour, la Matrice décide, pour des raisons économiques, d’éliminer Santamaria, sa meilleure joueuse ; et que Non-Non, le virus humain créé à cet effet n’obéisse pas (mais pourquoi ?).

    Le jeu sera-t-il en capacité d’intégrer son propre dysfonctionnement ? Et n’est-il pas dans sa nature de machine de ne fonctionner qu’à coups de dysfonctionnements ? Et quelle place alors demeure-t-il à ce qui reste de l’homme ?

    Bonne chance à tous.

     

     

    SOUS LES RESEAUX, LA MORT

     

    Q. – De quoi parle demi-dieux 7.0 ?

    R. – De ce qui reste de l’homme dans un monde soumis à la Technique, ses machines, ses réseaux.

    Q. – Le titre n’en demeure pas moins énigmatique.

    R. – Dans la pièce, demi-dieux 7.0 est le nom du jeu pour ainsi dire total auquel Santamaria, la joueuse, voue sa vie. Tous les autres personnages sont des émanations du jeu, de la machine ; à commencer par cette voix tout à la fois neutre et féminine qui fait annonce (en décide-t-elle ?) des conditions et contraintes du jeu dans lequel tous sont pris.

    Q. – Comment fonctionne ce jeu ?

    R. – C’est le hic : on ne sait trop, et lui-même pas davantage. Il envoie un virus, Non-Non, éliminer la joueuse qui lui coûte trop cher. Mais, problème, Non-Non n’obéit pas. Du coup, le jeu intègre son propre dysfonctionnement, et décide de gratifier la joueuse d’une promotion. Pour continuer de fonctionner, le jeu ne cesse pas de changer ses règles. Quoiqu’il en soit, c’est sur la joueuse que le piège se referme.

    Q. – Le jeu, ici, est donc une métaphore.

    R. – Oui. On peut penser au système libéral, au marché (culture incluse), comme aussi bien à la vie en général : il n’y a pas d’autre jeu que celui-là et c’est cette vie qu’il faut vivre. Après quoi, même posée ironiquement, la question reste la même : y a-t-il un au-delà ? Dans le spectacle, le jeu et la machine se confondent. – Les hommes ont fabriqué des machines, des réseaux ; puis ils leur sont devenus adjacents. Entre les hommes, il y a des relations (c’est-à-dire de la parole, puisque relation est proche parent de relater) ; entre les machines, des réseaux. Plus il y a de machines et de réseaux, moins il y a de l’homme. Ce qui est tragique, ou aussi bien comique, c’est que l’homme, pour survivre, est obligé de vouloir toujours plus de machine, de réseau. De plus en plus interchangeable et anonyme, il se survit en disparaissant dans la machine, dont il est devenu le carburant. – Comme à la fin de la pièce Santamaria, acceptant de physiquement disparaître pour devenir la nouvelle voix de la machine, une voix officielle.

    Q. – Comment le spectacle parle-t-il de cela ?

    R. – Du point de vue du texte, avec les outils archaïques depuis toujours propres au théâtre : des personnages, des situations, des scènes – et la parole poétique pour mouvoir tout cela. Du point de vue de la scène plongée dans le noir total, avec les outils de l’illusion (apparition, disparition) et la proximité inquiétante entre acteurs et marionnettes.

    Q. – Justement, pourquoi travailler avec des acteurs et des marionnettes ?

    R. – Depuis l’aube des temps, des légendes racontent la volonté de l’homme de créer des êtres artificiels autonomes ; maintenant, c’est fait. Ses plus vieux rêves, l’homme les réalise en cauchemars pour de vrai. – Sur la scène du théâtre les marionnettes, pourvu qu’elles soient confrontées à des êtres de chair, peuvent représenter ces êtres artificiels. Dans le spectacle, les marionnettes ont des voix artificielles, elles s’avouent marionnettes ; et l’inquiétant provient de ce que les acteurs se modèlent sur elles, se marionnettisent…

    Q.- Il reste des rapports homme-femme, tout de même ?

    R. – Pour la première fois dans mon écriture, non. Dans demi-dieux 7.0, on est après le conflit, après l’extermination de la différence ; pour ainsi dire après l’humanité. Il y a la joueuse, bouffée d’isolement, et elle n’a de contact avec rien qui soit un être humain, homme ou femme. Ce qui n’empêche pas qu’on lui propose une duplication, sorte de croisement entre la reproduction techniquement assistée et le clônage pur et simple. Le monde-machine dont je parle (et qui est en grande partie déjà là) n’a plus besoin des mâles ; s’il en conserve quelques-uns, en guise d’épouvantails réactionnaires, c’est pour le décorum ou bien la propagande.

    Q. – Vos propos, tout de même, tournent autour de l’idée de création, de dieu ou de demi-dieu ?

    R. – L’homme, c’est le mauvais démiurge. Il ne sait pas du tout faire. Il amalgame, il empile, il connecte, il indifférencie, il décloisonne, il abolit les frontières et fait sauter les tabous, comme s’il voulait oublier que toute civilisation est fondée sur des tabous, à commencer par les interdits du meurtre et de l’inceste. Ca produit à coup sûr des horreurs. A contrario, le Dieu de la Genèse, lui, crée en divisant ; il sépare le jour de la nuit, le ciel de la mer puis la terre de la mer, l’homme des animaux, et même la femme de l’homme. En divisant – en discriminant dirait-on aujourd’hui –, il nomme. Nommant, il est le Verbe. Aujourd’hui, le premier imbécile anonyme venu, tout farci de faciles amalgames en vente libre et de prétentions mégalomaniaques à la con, parle de création (1) et regardez comme ses prétendues créations filent en effet tout droit vers l’inarticulé, la perte de langage, de logique, de raison… Le théâtre n’est pas création, mais mimésis, c’est-à-dire imitation d’un réel donné, cette imitation supposant un écart, une séparation, une différenciation et partant, une interprétation critique qui est avant tout opération de langage.

    Q. – En somme, votre spectacle, qui décrit un univers hautement technologique, n’a pas recours à ce qu’on appelle aujourd’hui les nouvelles technologies ?

    R. – Et vous, pour parler de Tchernobyl par exemple, et en penser quelque chose, vous avez besoin d’uranium ?

     

     

     

     

    (1) Il emploie le mot de création simplement pour masquer que ses problèmes réels, très banalement, ne sont que des problèmes de production et de vente ; et par là, se vautrant dans la vulgarité, il se donne l’air artiste.

  • Le savant moderne quadrille la surface en technicien

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    Le savant moderne quadrille la surface en technicien.

     

    Le savant moderne se trouve en quelque sorte voué à devenir un technicien plus ou moins brillant, c’est-à-dire : plus ou mois spécialisé, de sa discipline – quelle que soit en définitive celle-ci, et cela aussi explique l’espèce de pullulement des disciplines contemporain –, parce que descendre aux profondeurs historiques ou même métaphysiques des choses, la connaissance seule donnant accès à la compréhension et finalement à l’adhésion, le contraindrait à nier lui-même les positions qu’il est ordinairement rémunéré pour défendre.

     

    Un homme qui, par exemple, ne tiendrait pas le même discours en privé qu’en public, et cacherait au public les conclusions auxquelles l’a mené son travail, conclusions qu’il exposerait par ailleurs volontiers en privé, serait en définitive taxé par l’idéologie totalitaire de la transparence, non pas comme jadis d’hypocrisie – qu’on peut toujours défendre ou attaquer –, mais de schizophrénie. Cette psychiatrisation de l’hypocrisie la plus nécessaire au maintien des formes civilisées d’une société semble devoir trouver une manière de compensation dans la fascination exacerbée d’un certain nombre de savants envers les malades schizophrènes, modernement présentées comme victimes de leur maladie et dont la voix singulière et souffrante nous est proposée pour oracle.

     

    Pourquoi ai-je dit « descendre aux profondeurs » où il est question, somme toute, d’élévation ? Parce que ce monde est à l’envers, et maintenu à l’envers de toute la puissance de l’Argent.

    J’appelle cette action invertissement néologisme croisant « génétiquement » inversion et investissement. Ce monde n’est pas seulement passivement inversé et inverti, il invertit activement en lui-même, et les dividendes sont la seule division, la seule séparation qu’il admet in fine.