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bible - Page 3

  • BHL est grand et BHL est son prophète

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    Je suis dans la salle d’attente. J’ai mal aux dents. Je feuillette un magazine pipolitique, le repose, m’apprête à en prendre un autre rigoureusement identique, lorsque j’aperçois, quelque part dans le désordre des canards, ces mots : Les dix command… Je songe aussitôt au Décalogue, puis, me souvenant de la mort récente de Charlton Heston, au film de Cecil B. DeMille. Je dégage les monceaux de torchons en vrac pour accéder à celui portant ce titre, et là, que lis-je enfin ? « Les dix commandements de la laïcité, par Bernard-Henri Lévy. » Et donc, je rigole.

    Dans l’hebdomadaire Marianne. Ce monde, décidément, est une merveille.

    Je feuillette – un magazine ne se lit pas – l’atroce article en question, qui commence par dire que la laïcité, of course, n’est pas une religion, poursuit sa chute en vantant à mots couverts l’idée « républicaine » d’un marché à l’américaine des religions qui se valent toutes de ne se devoir présenter là que castrées et démilitarisées, pour s’écraser je ne sais comment puisque j’ai déjà retoqué l’article, l’auteur et le canard, lesquels après un vol plané quelconque finissent échoués sur le dessus de la pile d’illustrés pipolitico-publicitaires.

    « Sacré » BHL. Encore un des ces humoristes contemporains pour attardés mentaux, fourguant d’autor sa bouillie humanitaire avariée, éclaboussant partout dans des jouissances de détraqué tout-puissant, n’ayant d’autre compétence que sa médiocrité médiacratique, d’autre légitimité intellectuelle que celle des réseaux d’affaire, puisque tout finit dans cet égout-là.

    Le bonhomme est tout à fait réputé pour s’être fait des couilles en or (1) sur la misère du monde. Il est même tout à fait capable, ce philosophe de plateau télé (avec d’autres Glucksman – père & fils – de carnaval), de vous rendre bankable n’importe quel lointain génocide.

    Mais ce n’est pas ça qui m’ « éclate » le plus, non.

    893060564.jpgCe qui me fait rire tout seul comme un crétin dans cette salle d’attente, sous le regard inquiet d’une dame âgée, c’est l’idée que ce brave couillon aurifère de BHL (2) se prend pour Dieu. Pour le doigt de Dieu, même. Puisque l’Exode dit que le doigt de Dieu écrivit les Dix Paroles… Il y a bien trop longtemps déjà qu’il ne se prend pas pour rien, notre BHL des Droits de l’Homme.

    Ça y est, c’est fait, il est Dieu. Enfin !

    Même qu’il écrit les Dix Commandements sur ce Sinaï bouseux que lui devient l’hebdomadaire Marianne. Il se prend sans doute aussi pour Moïse, dans la foulée. Parce que tout de même, cette histoire de doigt de Dieu à l’époque des Droits de l’Homme, on ne peut plus tellement y croire. En bonne logique athée – et BHL, qui vit dangereusement, est addict à l’athéeine – on devrait supposer que les Commandements, puisqu’ils furent écrits, le furent en réalité par le rusé Moïse… Pas de problème : il peut bien être à la fois Dieu et Moïse, notre BHL international. Ça ne risque pas de le gêner. A moins bien sûr que BHL ne soit Dieu, Marianne Les Tables de la Loi de la semaine qui finiront à la poubelle et le Lecteur-Républicain-Citoyen lui-même Moïse (merde, il faut bien flatter un peu son lecteur, pour autant qu’une telle comparaison puisse encore le flatter). C’est comme vous voulez, puisqu’on est en démocrassie.

    Je suis le Seigneur ton Dieu (Qui t’a fait sortir du pays d’Egypte). Tel est le premier des Commandements – de la Bible, hein, pas de BHL (mais il pense sans doute à l’adapter à sa sauce, pour un prochain succès de supermarché). Les catholiques s’arrêtent où commence la parenthèse, les juifs retiennent la phrase entière. Et alors ?

    Alors la dame âgée me prend à présent pour un cinglé complet. Un psychopathe (il faut avouer que je viens tout de même bien de lire une bonne demie page de BHL, ce qui ne plaide guère en ma faveur). Elle a peur, je le vois. On est chez le dentiste, tout de même. J’ai une chique à la joue droite et je rigole. Bon. Je prends sur moi. Je cesse de rire.

    Mais quand même murmuré-je :

    423334377.jpg– Apprends donc à compter jusqu’à quatre, BHL, sinistre couillon aurifère, ton imbécile Tétragramme n’a que trois lettres ! Et puisque YHWH (Yahvé) se doit prononcer Adonaï (id est Seigneur, en gros), comment devrait-on prononcer BHL ? Mammon ? Le Ploutocrate ? (3)

     

     

     

    (1) Peut-être était-il né avec. Mais il s’en fait souvent faire idolâtrement de nouvelles, tout à fait artificielles, et qu’il porte ostensiblement en écharpe par-dessus son décolleté, afin qu’on les lui lèche – ce qui, immanquablement, advient.

    (2) Voir (1).

    (3) Question subsidiaire : Où est passé Aristophane – dont l’ultime pièce fut Ploutos –, « notre Sauveur suprême Aristophane », comme l’écrit dans Opération Shylock Philip Roth ?

  • De l'invertissement (ébauche)

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    Ah ! Ah ! Je vais parler contre le suicide. La poésie contemporaine – cet adjectif est disqualificatif, je le rappelle – est devenue une Province de la Technique. On en est arrivé là lentement, de catastrophe en catastrophe, de romantisme triomphant en romantisme honteux. D’extases atroces, mais satisfaites, en atrocités industriées, jugées satisfaisantes dans la réalité – à preuve qu’on les poursuit, reniant chaque fois les précédentes, sur des échelles jamais vues, à des cadences infernales. Le Progrès. Jusqu’à l’humiliation définitive du poète – et peu me chaut qu’on juge immoral qu’après de telles évocations de meurtres de masse je ramène à ma phrase le seul petit poète, innocent amateur dans un monde de victimes toujours plus bankables –, humiliation consentie, quémandée, revendiquée. L’humiliation, hein, pas l’humilité – bien au contraire. Une espèce d’humiliation volontaire, selon le mode inverti qui occupe désormais le monde, dont grassement, avec des vulgarités de maquerelles, nous nous faisons titres de gloire – bons au porteur. Un néologisme pour caractériser cette accumulation-là : Invertissement. (– Tu fais quoi, en ce moment ? – J’invertis, tout bonnement. – Ah, et ça rapporte ?) Les poètes usinent précieusement de petites choses techniques, insensées, démolissent au glaviot la syntaxe. Le fait est qu’ils font des miniatures, point d’épopées ; mais des miniatures de quoi, je voudrais bien le savoir. On ne reconnaît rien, jamais. Il faut deviner ! Et lire encore n’importe quoi, en bons devins, dans les entrailles fétides de la modernité. Je suis sans doute bouché, je n’augure rien, et surtout rien de bon dans les cadavres… Ces poètes-là réputent donc leurs tristes messages encodés, encodés de ce pauvre code qu’ils seraient en définitive eux-mêmes, ces infatués du néant, et qui ne se communique pas. (– Qu’as-tu fait de ton Talent ? –  Eh bien, vois comme je suis vertueux, mais je lui ai chié dessus tout le long de la vie ! pour le protéger hein, et mes lecteurs éventuels se doivent d’être avant tout fouille-merde…) Ils ravagent le champ même de la langue, au nom que chacun fait la sienne ; et tous en font finalement une seule, et qui comme telle n’est pas. (Et je vous interdis ici de songer même à la Babel de la Bible ; les fameux Dalton de Lucky Luke, creusant pour s’évader de la même cellule du même pénitencier chacun leur propre trou exactement identique, et identique car différent, est une image bien plus juste.) C’est leur propre écrabouillis chaque fois qu’ils écrasent sur la page. Ils sont passés dessous la parole, sont retournés aux animaux en se prenant pour de petits dieux lares, et ça ne suffira pas, techniquement, de foutre à homme une majuscule de pure forme. Oh, ce n’est pas simplement un échec ou une impasse, moins encore quoi que ce soit qu’on puisse banaliser et ramener à tel ou tel particulier, et pas davantage ce n’est une aporie, non, c’est une extermination qui voue chaque langue à sa disparition paradoxale, ensevelie sous des mégatonnes de discours secondaires. Il faut désormais des tombereaux de citations ineptes, généralement de philosophes ou assimilés, ces favorites tarifées du tyran, lesquelles élèvent avec une candeur trafiquée de pervers sexuel leur athéisme au rang d’acquis social, pour défendre dans le vide de petits monceaux de syllabes qui font regretter de ne pas s’être plongé plutôt dans un magazine féminin, par exemple, ou dans un merveilleux roman – contemporain lui aussi. Les poètes dont je parle ce soir sont de droit, et tels sont aussi bien n’importe qui, et j’appelle donc ici poète exactement n’importe qui – l’invertissement toujours –, non qu’il se soit agi jadis de naissance mais bien plutôt d’une élévation et finalement d’une noblesse, en aucun cas d’un droit ; et voilà bien ce qui effraie ma chronique. Ils sont n’importe qui, dis-je, et l’époque recrute large, arguant d’une clause égalitaire qui justifie les abrutis, n’admettant de les discriminer que pour les propulser à d’inenvisageables sommets (mais que sont-ils vraiment, ces sommets de l’invertissement ?). Ils sont n’importe qui, ils parlent n’importe comment pour dire n’importe quoi, et ils s’en contrefoutent eux-mêmes, pourvu que ça serve, que ça invertisse et donc rapporte. Oui, je parle aussi, dans ce toujours même paragraphe, de l’argent, mais pas seulement ; je parle de son mode de collusion avec cette espèce de post-nazisme qui ne menace guère de submerger les basses terres de notre époque, parce qu’elles sont déjà intégralement noyées sous lui. Et je vais pour finir vous dire ce qu’ils font, ces poètes qui n’en sont aucunement, faute d’œuvre, eh bien c’est pourtant simple, comme ils peuvent, avec leurs pauvres moyens d’impuissants et leur nombre de plus en plus élevé, ils ne font rien moins que désincarner le Verbe (y parviennent-ils vraiment ?). Et le plus affligeant, et le plus amusant aussi, c’est qu’ils ne me contrediront pas. Ils sourient, même, flattés sans doute de cette reconnaissance. Et moi aussi, je souris – en me posant cette navrante question : qui ai-je donc imité ?

    Je crois que maintenant, vous devriez lire ce texte.

  • Un conte de Noël : Zen U 20

     ... de chrétien zélé que j’avais été, j’étais devenu un esprit fort, c’est-à-dire un esprit faible. 

    Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Livre V, chapitre 15

     
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    Prologue

     

    L’histoire idiote que je vais vous raconter n’est pas vraie. J’en veux pour preuve qu’elle se passe dans le futur. Dans les années 2052 après Jésus-Christ, environ.

    Personnellement, je l’ai écrite cette semaine, dans un bar, en fumant de criminelles et « pornographiques » cigarettes…

    Mais peu importe. Puisque selon Boileau, le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable, reste à espérer que le vraisemblable, à son tour, ne devienne pas vrai.

    Je n’aime pas beaucoup la science-fiction, mais pour compenser : j’aime bien me foutre de la gueule du monde.

     

     

    Chapitre 1

     

    Je m’appelle François Dupin. Je n’ai jamais rien aimé de ce qui dure. J’ai toujours été contre les traditions abjectes. Toute ma vie, j’ai dégueulé mes pères. Je n’ai jamais cru à rien. Mais ce n’est pas cela que je voulais vous dire…

    Je m’appelle François Dupin. Je suis vieux. Je vais mourir. Ici, dans cette vieille ville de Lyon. En l’an 1430 de l’Hégire.

    Je m’appelle François Dupin. A moins que je ne sois déjà mort. A tout le moins, rêve ou réalité, je me vois mourir. Je suis sur ce lit électrique, à l’hôpital, métissage de crasse et d’hygiène où la mort sent le propre chimique et la vie, je ne sais pourquoi, la merde… et quoiqu’il n’y ait personne à mon chevet, je parle à la petite caméra fixée au montant métallique qui me fait face. C’est à cette minuscule saloperie technologique reticulée au monde entier, ou à ce qui désormais en tient lieu, que je lance d’une voix faible mes dernières et vaines phrases.

    Elles ne sont pas, d’ailleurs, celles que j’aurais souhaitées :  

    – Alors ils remplacèrent le mot Bible, qui signifiait Livre, par le mot Média, qui signifie Moyen.

    Et il y eut partout des médiathèques.

    Et il n’y eut plus nulle part des bibliothèques

    Puis vous vîntes.

     

     

    Chapitre 2

     

    Et il mourut, « vieux et pourri », ainsi que le dit, en français, pour s’amuser, Naïma, sa petite fille.

    Et voilà.

     

    (– Et alors ?

    – Alors, ses petits enfants n’avaient rien compris à ses dernières paroles. Il faut dire à leur décharge, que le son de la communication, on ne sait pourquoi, n’était pas terrible.

    – Oui ?...

    – Et il faut dire encore que le « vieux et pourri » avait parlé en français, et que ses petits-enfants (enfin, les quelques-uns d’entre eux qui avait assisté en ligne à sa mort) ne parlaient pas patois. Ils s’étonnaient tout de même que la dernière phrase – trois mots – leur demeurât incompréhensible à ce point.

    – Attends… Il a combien de petits enfants, le « vieux tout pourri » ?...

    – Mettons quatre. Ou quinze. Ou vingt-trois. Peu importe. Dont deux seulement assistent à sa mort en ligne.)

     

    Naïma, toutefois, accorda quelques minutes de son temps précieux à cette « chose », qu’elle réfléchissait dans sa langue maternelle, métissage citoyen de mauvais arabe dialectal et de français de collège du vieux temps (« Mon granpér é 1 vieucon mai mintnan il é crévé inchallah », écrivit-elle en s’appliquant dans son journal intime électronique). Puis elle mit en veille l’ordinateur, enveloppa soigneusement sa chevelure dorée dans un hijab Gucci fort seyant et se rendit à son cours de philosophie politique à la TRU (Tariq Ramadan University), dans l’Est de Lyon.

    Son cousin Nasser, à cent cinquante kilomètres de là, traduisit dans son globish natal l’ultime et incompréhensible phrase de son grand-père (elle lui semblait, du seul fait de ses qualités sonores, pouvoir faire l’objet d’un refrain dans une des chansons qu’il écrivait pour son « groupe » - il était seul dans son groupe et travaillait les divers instruments sur son ordinateur. Comme il était artiste, il entretenait divers engagements politiques, militait notamment dans une association qui lui avait passé commande d’une chanson : le MSDVRTSQOLDDFPD ou Mouvmen Sitoyen pour la Dépennalization des Viol en Réunions ou Tournante Si Quyz Ont Lieu Dans Des Filles Pas Déscente).

    « Zen U 20. »

     

    (– Ce qui veut dire ?

    – Eh bien, mais c’est sa traduction :

    Zen You Twenty.

    Then You Twenty.

    Puis vous vîntes.)

     

  • Lamentation de l'Epée, par Léon Bloy

     

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    La première fois que l’Esprit du Sabaoth parla de moi, ce fut pour que les hommes n’oubliassent pas qu’on m’avait vue tout en flammes au seuil de l’Eden perdu. 

    J’étais, en cet ancien jour, une épée de feu dans la main de feu du Chérubin qui gardait par moi le sentier de « l’arbre de vie ».

    La Famille humaine s’enfuyait sous l’épouvantable ironie de Dieu, à travers les épines d’un monde inconnu, désormais ensemencé de malédictions, où les gigantesques animaux, –  hostiles déjà, – la regardaient s’enfoncer.

    Ah ! on était, alors, de tristes Dieux, bien étrangement dénués ! On agonisait de jeunesse et l’inexpérience de la Douleur correspondait, en ces deux Etres qui devaient tout enfanter, aux lassitudes inexprimables des derniers temps à venir de l’Humanité.

    Il est probable qu’on ne rêvait pas beaucoup dans les crépuscules de cet exil. Les monts et les fleuves d’avant le Déluge étaient vainement prodigieux et les plateaux étalaient en pure perte leurs végétations emphatiques.

    Le soleil avait pâli pour toujours et l’immense tristesse de l’Orgueil était accroupie sur la Création. On se souvenait trop de moi et on se souvenait trop du Paradis.

    Un jour, enfin, longtemps après le premier Meurtre, exécuté je n’ai su comment, il arriva qu’un terrible garçon, sorti de l’Homme à la main sanglante, forgea quelque chose de resplendissant qui me ressemblait. Le Jardin des délices n’ayant existé que dans la mesure de l’humaine convoitise des Cieux et le Chérubin se lassant de préserver un symbole que ne menaçait plus la nostalgie d’aucun exilé, je reçus la permission d’incorporer ma brillante image et d’aller ainsi par toutes les vallées de la Mort, comme l’attestation du Châtiment et le rappel divin des Extases.

    *

    Aussitôt je devins la Guerre, et mon redoutable Nom fut partout le signe de la Majesté.

    J’apparus l’instrument sublime de la providentielle effusion de sang et, dans mon inconscience merveilleuse d’élue du Destin, j’épousai, le long des siècles, tous les sentiments humains capables de l’accélérer.

    La Colère, l’Amour, l’Enthousiasme, la Cupidité, le Fanatisme et la Démence furent servis par moi d’une façon si parfaite que les histoires ont eu peur de tout raconter.

    Pendant six mille ans, je me suis soûlée, sur tous les points du globe, de massacres et d’égorgements. Il ne m’appartenait pas d’être juste ni d’avoir pitié. Il suffisait que je fusse indiciblement sainte par ma Vocation et que j’aveuglasse de tant de larmes les yeux des mortels que les plus orgueilleux en vinssent à tâtonner humblement du côté du ciel. J’ai tué des vieillards qui ressemblaient à des palais de la Douleur, j’ai tranché les mamelles à des femmes qui étaient comme de la lumière et j’ai percé des petits enfants qui me regardaient avec des yeux de lions mourants.

    Chaque jour, j’ai galopé sur le Cheval pâle dans l’avenue des cyprès qui va de « l’utérus au sépulcre », et j’ai fait une fontaine de sang de tout fils de l’homme qui se trouvait à ma portée.

    Si je n’ai pas frappé Jésus, c’est que j’étais trop noble pour Lui. J’étais trop auguste pour qu’Il acceptât la mort que je donne.

    C’était bon pour Ses apôtres et pour Ses martyrs, pour Ses vierges et pour leurs bourreaux, qui périssaient à leur tour. Je n’étais pas ce qu’il fallait à cet Agneau de l’Ignominie.

    *

    J’ai, sans doute, le droit d’être fière, car je fus passionnément adorée.

    Etant la messagère ou l’acolyte du Seigneur Très Haut, jusque dans l’apparente iniquité de mes voies, on s’aperçut que j’accomplissais une besogne divine et il vint un jour où l’héroïsme occidental me donna précisément la Forme sacrée de l’instrument de supplice qui m’avait été préféré pour la Rédemption.

    Le monde alors fut en extase pour ma beauté. Les chrétiens adolescents rêvèrent de moi, je reçus le dernier baiser des monarques agonisants, les conquérants treillissés de fer s’agenouillaient en me regardant et des continents furent ensanglantés de la prière dont j’étais l’inspiratrice.

    Lorsque l’enthousiasme de la Croix s’éteignit, je condescendis à l’investiture de ce que les hommes appelaient l’Honneur, et, dans cet abaissement, je parus encore assez magnifique pour que l’Europe entière se précipitât aux pieds d’un seul Maître qui m’avait placée dans l’ostensoir de son cœur.

    Assurément, il ne priait pas, cet Empereur de la Mort, mais, quand même, je répandais, à l’entour de lui, l’œcuménique oraison du Sacrifice et du Dévouement, – la terrible oraison rouge qui se vocifère dans les abattoirs de peuples.

    Ah ! ce n’était pas aussi grand que le passé, mais qui dira combien ce fut beau ? J’en sais quelque chose, moi, l’Epée, dont il est écrit que je dois tout dévorer à la fin des fins !

    *

    En attendant, je suis humiliée par des pollutions indicibles. Il n’a pas fallu moins de dix-neuf siècles de christianisme après tant de fois mille ans d’idolâtrie, pour qu’on en vînt à me prostituer ; mais aujourd’hui, c’est irrémédiablement accompli et voilà pourquoi la Tueuse impassible se désespère !

    Ah ! sans doute, on m’a vue souvent passer en des mains étranges, mains d’oppresseurs, mains de bourreaux ou mains de bandits. On m’a vue même dans la sacrilège main des lâches d’où je m’enfuyais aussitôt qu’ils entendaient gronder le tonnerre.

    On ne sait pas ce que je pèse dans la balance inique des victorieux et on ignore combien je me fais légère au poing léger des adultères ou des parricides. Car mon royaume est exclusivement de ce monde, je domine sur le vaste empire de la Chute et toutes les catégories d’expiations m’appartiennent. Les gens à courte vue peuvent donc, à la rigueur, tout me reprocher, puisque je suis à la fois le Crime et le Châtiment.

    Mais ce qui se passe en cette rognure de siècle désavouée par la racaille de l’Abîme est si dégoûtant que je ne sais pas où l’Exterminateur devra me tremper un jour, pour me dessouiller des usages inouïs que l’on fait de moi. Je suis devenue la ressource dernière et la fatidique salope des maquereaux en litige ou des journalistes oblats dont la purulence eût épouvanté Sodome !…

    *

    On voit des semblants d’hommes, de corpusculaires Judas, paraissant avoir été obtenus par les fétides accouplements de quelques sales et vénéneux vieillards, qui, non contents de s’être versé réciproquement sur la tête leurs âmes de fumier, s’ingèrent encore de vider par moi leurs querelles de lupanar.

    Ils osent, de leurs mains pourries, capables d’oxyder les rayons du jour, toucher à l’Epée des Anges et des Chevaliers !

    Ils osent m’offrir leurs poitrines, leurs impurifiables poitrines que n’épuiserait aucun vidangeur céleste et du fond desquelles semblent monter les borborygmes effrayants de leur courage militaire !

    En d’autre temps, lorsqu’il y avait encore des êtres faits pour commander, ils eussent assurément gardé de très beaux cochons sur la pisseuse lisière de ces mêmes forêts que déshonorent aujourd’hui leurs malpropres combats.

    Ils eussent été trop heureux de pâturer à l’ombre des chênes, en rêvant de carotter quelques additionnelles pitances aux nobles chiens du Seigneur, sans trop s’exposer à la trique de l’ergastulaire.

    Ces drôles immondes vivent aujourd’hui, comme s’ils étaient les concubins de la gloire et le troupeau de groins qu’ils paissent a vraiment l’air d’être les trois quarts de l’humanité contemporaine, devenue assez liquide pour se choisir de tels pasteurs.

    Abusant effroyablement de la Parole dont ils ont fait une ordure, ces hermaphrodites avortés pérorent dans les journaux ou les assemblées et se badigeonnent entre eux de leurs excréments et de leur sanie.

    Les coqs de France n’osent plus chanter et les trois au quatre derniers aigles qui se sont obstinés à vivre pour être les témoins du prochain déluge, ne savent plus où reposer leurs tristes ailes fatiguées de les soutenir au-dessus de ce dépotoir.

    C’est ainsi qu’on peut contempler dans l’un ou l’autre crépuscule, sous les frondaisons désolées, de pâles charognes s’aligner pour de dérisoires escrimes où il est parlé d’honneur !

    Et c’est moi, le très vieux Glaive des Martyrs et des Chefs de guerre, qui suis employé à cette besogne de dégoûtation !

    Mais qu’ils y prennent garde, les nocturnes palefreniers de la jument populaire.

    Je dévore qui me touche et j’en appellerai de moi-même à moi-même pour punir mes profanateurs.

    Mes lamentations sont mystérieuses et terribles. La première a percé les cieux et noyé la terre ; la seconde a fait couler deux mille ans des Orénoques de sang humain ; mais à la troisième, que voici, je suis sur le point de reprendre ma forme antique. Je vais redevenir l’Epée de flammes et les hommes sauront enfin, pour en crever d’épouvante, ce que c’est que ce tournoiement dont il est parlé dans les Ecritures !…

       

    (1890)

       
  • Nouveaux prophètes de l'Apocalypse

    La scène se passe en France, c’est-à-dire nulle part.

     

    NICOLAS BULOT. – Faites pénitence ! Ou vous aurez l’Apocalypse ! La vraie ! Demain… Flagellez-vous, chiens mécréants ! Payez vos indulgences ! Ou bien la terre se réchauffera, ses entrailles s’ouvriront, les raz-de-marée noieront vos villes et vous serez détruits, vous, vos enfants et les enfants que vos enfants n’auront pas ! Faites pénitence ! Flagellez-vous ! Et payez ! Demandez à payer ! Soyez volontaires toujours à payer plus ! Ou c’est de votre vie que Notre Mère la Terre vous le fera payer ! Laissez-vous taxer ! Payez de bon cœur vos indulgences ! Laissez-vous tondre, ô mes petits moutons de l’Apocalypse enfin… Votez Grenelle ! Et repentez-vous ! Repentez-vous !

    (Ejaculation. Le spectateur essuie sa face.)

    NICOLAS BULOT. – Souris, connard.