Que les poètes s’inspirent plus de la nature, où, si le fond de tout est un et obscur, la forme de tout est individuelle et claire. Avec le secret de la vie, elle leur apprendra le dédain de l’obscurité. Est-ce que la nature nous cache le soleil, ou les milliers d’étoiles qui brillent sans voiles, éclatantes et indéchiffrables aux yeux de presque tous ? Est-ce que la nature ne nous fait pas toucher, rudement et à nu, la puissance de la mer ou du vent d’ouest ? A chaque homme elle donne d’exprimer clairement, pendant son passage sur la terre, les mystères les plus profonds de la vie et de la mort. Sont-ils pour cela pénétrés du vulgaire, malgré le vigoureux et expressif langage des désirs et des muscles, de la souffrance, de la chair pourrissant ou fleurie ? Et je devrais citer surtout, puisqu’il est la véritable heure d’art de la nature, le clair de lune où pour les seuls initiés, malgré qu’il luise si doucement sur tous, la nature, sans un néologisme depuis tant de siècles fait de la lumière avec de l’obscurité et joue de la flûte avec le silence.
Proust, Contre l’obscurité, 1896