Beaucoup de mes critiques ont caractérisé ma position comme un pessimisme extrême. Je proteste énergiquement. Au contraire, il s’agirait plutôt d’un optimisme extrême. Il est vrai que ces notions de pessimisme et d’optimisme, je les comprends dans un sens qui n’est pas du tout leur sens vulgaire. Imagine la situation suivante. Notre unité est encerclée par l’ennemi, qui nous est largement supérieur. Un homme déclare que l’ennemi est faible et que nous l’écraserons. Dira-t-on de lui que c’est un optimiste ? Un autre annonce que l’ennemi est beaucoup plus fort que nous et que nous n’avons aucune chance de nous en sortir. Dira-t-on de lui que c’est un pessimiste ? Non, évidemment. Pessimisme et optimisme sont des phénomènes d’ordre psychologique, qui n’ont rien à voir avec la situation décrite. Celui qui dira que nous sommes condamnés et que c’est pourquoi nous devons combattre jusqu’au bout (comme disent les Russes, tant qu’à mourir, il faut le faire en musique), celui-là ne sera pas un pessimiste. Ce sera un optimiste, mais d’une espèce particulière : un optimiste historique. L’optimisme historique signifie qu’on sait la vérité, si cruelle qu’elle soit, et qu’on est déterminé à se battre, quoi qu’il en coûte. L’optimisme historique ne compte sur rien ni personne, sauf sur soi-même et sur la bagarre.
Mais la bagarre est une affaire sérieuse. Elle a ses lois, sans le respect desquelles elle perd sa grande portée historique. J’en citerai une, à titre d’exemple, une loi qui, à mon sens, est essentielle à notre époque.
Au cours de mon enfance et de mon adolescence, il m’est souvent arrivé de me battre, et jamais de ma propre initiative : je ne faisais que me défendre. Lorsque mon adversaire était en gros mon égal sur le plan de la force, l’issue de la bagarre tournait parfois à mon avantage, parfois à celui de l’adversaire. Mais si cet adversaire était sensiblement plus fort que moi et que l’attaque fût le fait de plusieurs personnes, alors, de façon générale, je gagnais ou du moins je n’essuyais pas de défaite. Pourquoi ? Ce phénomène à première vue étrange s’explique très simplement, comme on le verra sur cet exemple. Un jour, des garçons d’une rue voisine me tendirent une embuscade. Ils étaient une dizaine, dont beaucoup étaient individuellement plus forts que moi. Je leur annonçai : « Le premier qui me touche, je lui arrache un œil, et ensuite vous pourrez faire de moi ce que vous voudrez ! » Ils me connaissaient et savaient que je tiendrais parole. Ils me laissèrent partir. Cet exemple est très instructif. Ils étaient beaucoup plus forts que moi et c’est pourquoi ils voulaient me rosser, sans avoir pourtant à souffrir. Ils ne voulaient rien perdre. Tandis que moi, je n’avais pas d’autre issue que de me battre par tous les moyens dont je pouvais disposer. J’étais prêt à tout perdre, mais en même temps à porter à mes ennemis tout le préjudice que j’étais capable de leur infliger. Par la suite, je généralisai cette expérience en un principe moral particulier que voici : défends-toi toujours et en toute situation. Si l’ennemi qui t’agresse est beaucoup plus fort que toi, tu as le droit moral d’employer tous les moyens dont tu disposes pour te défendre. Qui plus est, tu dois te battre jusqu’au bout, sans craindre aucune perte et en infligeant à l’ennemi tout le préjudice dont tu es capable. Je crois qu’à notre époque, lorsque l’individu subit le poids écrasant des grandes collectivités humaines et de l’Etat tout entier, ce principe moral va de soi et se justifie par une inégalité des forces. Il s’applique parfaitement aux rapports entre les petits pays et les immenses états qui les surpassent incommensurablement par leur puissance militaire. Etre prêt à subir n’importe quelle perte et à se battre jusqu’au bout, être prêt à infliger de sérieux préjudices à l’ennemi, voilà qui est un facteur important dans la lutte et qui réduit parfois à néant tous les avantages du puissant. Ce facteur n’est efficace qu’en tant que moyen de défense, mais en aucun cas il ne peut servir l’attaque, car il suscite alors une résistance qui le dépasse.
Alexandre Zinoviev, Nous et l’Occident (1979)
Extrait tiré de la lettre à André M, intitulée « La bagarre est une affaire sérieuse ».
Je publie à dessein ce texte le soir du second tour de la dérisoire élection présidentielle française. Parce que ça change un peu des conneries ; parce que, sait-on jamais, ça pourrait servir… (Enfin, on voit surtout à quel point, je crois, nous ne sommes pas prêts du tout à la bagarre, mais alors pas du tout.)