Etre médiocre, c’est être conscient de sa condition sans pouvoir prétendre à plus. Etre médiocre est ce qui peut arriver de pire à un être humain.
Eric Bonnargent, Atopia
Atopia est un livre tout à fait roboratif ; Eric Bonnargent y écrit très bien ce qu’il a bien su lire. Il fait d’ailleurs davantage œuvre de lecteur que de critique, ou plutôt, en défendant ces trente livres pour ainsi dire sur un pied d’égalité, laisse supposer que le choix critique – l’évacuation de ces livres, pour des raisons qu’on imagine très différentes, dont il ne sera pas parlé – est antérieur à la composition méticuleuse de son livre, dont le sous-titre : Petit observatoire de littérature décalée n’est pas, comme d’ailleurs le titre, d’un entendement si aisé qu’il ne demande d’abord quelques explications.
L’adjectif « décalé » traduirait possiblement atopôtatos (dont fut qualifié Socrate lui-même), laissant la possibilité de traduire atopia par « décalage » – substantif banal, sinon même laid, que l’auteur emploie bien moins souvent que sa forme adjectivale – mais aussi par « étrangeté », au sens de l’ « inquiétante étrangeté » du docteur Freud (1). L’écrivain serait ainsi décalé, étant au monde sans y être vraiment, de la masse de ses pourtant semblables, comme la littérature décalée – celle qu’illustre et défend notre auteur – serait décalée (donc) de la littérature de masse, à laquelle est ainsi accordé (involontairement ?) une manière de statut princeps… Cette thèse légère, souple – apte aussi à ne paradoxalement déranger personne dans les milieux intellectuels ou artistiques où le premier imbécile venu prétend produire, en se donnant du « créateur », une « œuvre décalée » sans jamais, ou rarement, à la différence d’Eric Bonnargent, dire de quoi – sert de fil conducteur à la lecture au surplomb philosophique discret mais tenace que l’auteur propose de ses propres lectures d’œuvres modernes – le commencement de ladite modernité étant pour l’exercice fixé aux années 30 du vingtième siècle.
Les trente lectures de Bonnargent, pour décalées qu’elles soient, n’en sont pas moins soigneusement rangées par trois, en dix thèmes aux couleurs sombres – à l’exception peut-être du premier, plus ouvertement conceptuel –, camaïeu d’anthracite qu’un colloque quelconque réunissant sociologues et psychiatres renierait difficilement : L’individu, la misanthropie, la perte de contrôle, la marginalité, désespoir et mélancolie, le suicide, la mort, le syndrome Bartleby, l’art de disparaître, no man’s land. Au fil d’une lecture paradoxalement très agréable, très accessible, où la pédagogie – au sens le plus haut – ne travaille jamais au détriment de la finesse et de la précision, maniant avec une réelle maîtrise les citations, Bonnargent nous fait descendre dans l’épouvantable médiocrité de la condition humaine, médiocrité individuelle ou collective et dont la lucidité de l’écrivain n’affranchit pas, bien au contraire. Il semblerait même que ce soit de la conscience aiguë de sa propre médiocrité, à laquelle fait miroir celle de ses semblables, que l’écrivain doive tirer son carat de vérité, ce décalage tant aimé – quand même il irait d’un mouvement profondément mélancolique jusqu’à déplorer son existence tant désirée ; et cela, qu’il s’attaque littérairement, avec une violence plus ou moins grande, à sa propre médiocrité ou à celle qui l’environne et l’oppresse, quand ce n’est pas aux deux. C’est dans la manière chaque fois différente qu’il a de la fuir ou de la combattre, ne parvenant jamais à la fuir vraiment ni à la vaincre en rien, et en définitive en admettant son échec dont il fait œuvre, que l’écrivain produit, ou peut produire, une œuvre littéraire ambitieuse, digne de figurer par exemple dans ce petit observatoire de littérature décalée. Les admirateurs de médiocrité transcendée par l’œuvre d’art viendront narcissiquement s’y mirer, peut-être infiniment plus rassurés que réellement inquiétés, se sentant appartenir, par le dérangement convenu qu’ils y trouvent, à une sorte de club d’élite qu’une sourde idéologie les empêchera de publiquement admettre, celui des amateurs de littérature décalée justement, dont ils nieront peut-être même carrément l’existence, au nom, qui sait ? de leur propre et très relative médiocrité portée en étendard.
A suivre…
(1) Les traductions existantes d’atopôtatos varient, nous dit Bonnargent, de déroutant, grand original, extraordinaire, déconcertant ; après quoi, avec son « observatoire », le sous-titre de ce livre peut n’être pas si éloigné du sollersien Théorie des exceptions, théorie étant ici à prendre au sens de « procession »…