C’est toujours le même fond de ténèbre et c’est toujours la même joie opposée.
C’est toujours la même ténèbre comme un joyau à préserver et la même joie comme une force à opposer au monde, à dilapider là.
Et c’est toujours enfin le même silence.
J’ai bien l’impression de ne pas sortir de cela, de ne pas même vouloir sortir de cette distribution, d’être cette distribution-là, sans trop grandes variations – je mens un peu aussi : il y a de belles variations, d’ampleurs conséquentes, mais elles me semblent tout à fait accordées à l’ensemble. J’ai bien l’impression d’être distribué ainsi, d’aller mon chemin ainsi, chaotiquement et calmement.
Je ne dis pas qu’il y ait à cacher la ténèbre, ou je la cacherais bien mal. Et je ne dis pas davantage qu’il y ait à forcer la joie, ou bien tout sonnerait faux. Je dis qu’elles sont mon équilibre, l’une parlant quand l’autre se tait, peut-être même l’une parlant l’autre, tant il faut de joie pour volontairement dire la ténèbre, même un peu, même mal, tant il faut de ténèbre pour que la joie soit plausible, pour qu’elle ne soit pas seulement une posture, mais une petite et irréductible lumière dans un océan de ténèbre.
Je voulais parler un peu de moi ce soir, mais ce que je dis là ne parle pas tant de moi, peut-être. Ou pas seulement de moi. Parce que c’est toujours au fond le même mouvement de noircir ce qui est joyeux et de rire de ce qui est sombre. Et que cela ne m’appartient pas du tout, ou pas en propre.
C’est pour cela sans doute que je suis si sensible au gris, aux différentes teintes et nuances de gris, que j’aime tellement le gris. Je vis dans des paysages gris, c’est un fait aussi, et je me trouve à eux finalement assez accordé. N’allez pas penser tout de même que je serais triste ou bien que la grisaille favoriserait je ne sais quelle pleurnicherie inepte ; j’aime aussi les couleurs nettes et tranchées, vives. Mais j’aime qu’elles tranchent, elles-mêmes aveuglante lumière terrestrement appauvrie, dans toutes ces variétés de gris que j’avale par ailleurs volontiers et dont la plus sombre, a fortiori dans nos nuits désormais électriques, n’atteint pas non plus l’absoluité de la ténèbre. Je ne sais pas trop si vous me comprenez.
J’essaie simplement de vous parler de la banalité, peut-être. Je suis un type plutôt banal, je crois, avec une vie banale, ce qui au fond n’est pas très difficile à accepter. Je ne trouve pas du tout cela péjoratif, je ne dénigre ici rien. Il y a dans cette banalité toutes les teintes de gris, des joies et des peines, et finalement, aucune uniformité. C’est assez riche. Parfois même grisant. Et par exemple, je ne regarde pas un ciel d’hiver, bouché à la mine de plomb, sans penser à la puissante lumière qui me permet encore, de dessous toute cette épaisseur accumulée de nuages, de simplement les voir.
J’abandonne assez volontiers le restant à ceux qui se la pètent.
Eux aussi ont sans doute des vies banales ; les plus sincères d’entre eux l’ignorent et leur chute à la fin de cette adolescence qu’ils délirent infinie leur pètera les dents ; les moins sincères savent tricher, non pas avec les faits, mais avec simplement l’exposition des faits, et peut-être parviendront-ils à ne pas chuter, du moins selon eux, à ne pas chuter socialement : ils ignoreront toujours tout, jusqu’au mal qu’ils se font sans conscience, et le profond mépris qu’ils m’inspirent, devrait-il demeurer vain, s’apparente peut-être plus à la charité qu’à autre chose (c'est peut-être cela aussi qui permet cette morale).
Ce deux sous-espèces-là sont au demeurant des imbéciles du même tonneau ; des imbéciles qui se la pètent ; et la monnaie de singe frappée à leur effigie dans laquelle ils sont payés d’honneurs clinquants, de vanités diverses, je la leur laisse. Pour ce que cela me fait. Je leur laisse même la tiédeur à laquelle ils se brûlent ou font semblant de se brûler, si cela diffère en effet. Je leur laisse même l’époque.
Mais pas plus.