Elle est un peu moins jolie qu’elle ne croit et pas encore charmante ; elle a vingt-quatre ans, est récemment sortie d’une prestigieuse école nationale de théâtre et m’explique, ce soir-là, avec une condescendance qu’elle juge deux fois légitime – j’ai quinze ans de plus qu’elle et je vis en cette entité géographique par essence indéterminée et floue que l’on appelle la province –, qu’il n’y a pas de personnages au théâtre et que, fort harmonieusement (mais c’est moi qui emploie cet adverbe), le théâtre ne raconte pas des histoires. Je l’écoute poliment, sachant qu’elle ne verrait pas mon sourire si d’aventure je le laissais paraître, et même lui offre un verre ; le fait est qu’elle débite son catéchisme culturel post-structuraliste post-brechtien avec la conviction d’acier de qui n’a jamais réfléchi une seconde – et tant mieux pour elle : la réalisation de sa carrière tout entière semble tenir à cette seule absence-là de réflexion. Il n’était pas jadis nécessaire d’être auteur dramatique pour savoir très simplement que le théâtre racontait, par le truchement exclusif de personnages parlant, des histoires ; et l’on savait aussi que ce savoir si banal et d’évidence tellement insuffisant ne permettrait pas à lui seul aux auteurs d’écrire des chefs d’œuvre. Mais le pépère savoir inverse aujourd’hui enseigné au mépris de toute réalité historique dans les meilleures écoles nationales, fleurons de l’excellence française, garantit au moins qu’aucun chef d’œuvre n’arrivera par là ; et rien sans doute n’est aussi rassurant à la médiocrité instituée. Risque zéro. Oh, on peut bien sûr penser que tout cela n’a guère d’importance. Mais une telle négation de l’art, faite au surplus en son nom, même contre toute raison, engage toute une époque en normant la manière dont elle-même se représente, ou plutôt, justement : ne se représente pas. Ma brave jeune femme conclut tranquillement en vidant son mojito que, donc, les paroles au théâtre n’ont en fin de compte aucune espèce d’importance ; et, à considérer honnêtement les auteurs qu’elle aime et met en scène, elle est assurée d’avoir parfaitement raison, et cela seulement saurait lui importer. Se peut-il vraiment qu’à la fin de cette soirée pas mal arrosée, alors que considérablement saoule et manquant s’effondrer elle s’accrochait à moi, je lui aie glissé au prétexte de la retenir mon majeur dans son cul ? Et se peut-il aussi qu’elle ne se soit aperçue de rien, comme si ce soutien-là lui était, en quelque sorte depuis toujours, aussi parfaitement naturel que rigoureusement insensible ? Et moi-même, n’avais-je pas ainsi un instant, et très transitoirement, occupé la place exacte de cette carrière dont cette pauvre jeune femme, ignorant depuis toujours être abusée, ne doute pas une seconde qu’elle ne lui soit dûe ?
Commentaires
Vous n'avez pas peur de mettre le doigt dans la m..., vous !
PS : La maigreur d'extraterrestre à la E.T et les deux incisives de F.R, au centre de son sourire de jument, ont quelque chose d'étymologiquement monstrueux, vous ne trouvez pas ?
Vous enfoncez des portes ouvertes, D'Artagnan.
Et comme il fait sombre, vous glissez sur une merde.
@ Solko : En effet.
@ Jacques Brodier : Oui, ces portes ont longtemps été ouvertes. Elles ne le sont plus. Il fait bien sombre, oui. Mes yeux glissent sur votre commentaire.
Vous êtes de ces types que j'aimerais mieux avoir pour ami que pour ennemi, Pascal...
Ce billet mérite la qualificatif, généralement galvaudé, d'assassin.
Vous êtes de ces types que j'aimerais mieux avoir pour ami que pour ennemi, Pascal...
Ce billet mérite le qualificatif, généralement galvaudé, d'assassin.
Au fait, comment faut-il comprendre "très transitoirement"?
Aussi comme ça, oui.
Je me délecte, pour ma part, du "brave jeune femme". Beauté de l'adjectif antéposé. Elle me paraît tout de suite "racornie", la belle. Et son discours, j'en devine presque le phrasé (ayant eu l'occasion de croiser quelques-uns de ces spécimens...).