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La Maison de Dieu, un poème

L’incipit, déjà, en italiques comme une didascalie, est un petit chef d’œuvre. Le voici :

 

Le Kilimandjaro est une montagne couverte de neige, haute de 6.021 mètres, et que l’on dit être la plus haute montagne d’Afrique. La cime ouest s’appelle le « Masai Ngàje Ngài », la Maison de Dieu. Tout près de la cime ouest il y a une carcasse gelée et desséchée de léopard. Nul n’a expliqué ce que le léopard allait chercher à cette altitude.

 

Eh bien voilà, les poètes à la ligne déjà peuvent aller se rhabiller.

Puisque j’ai brûlé mes vaisseaux, autant le dire tout de suite : le poème en question est Les Neiges du Kilimandjaro, d’Ernest Hemingway, et c’est une célèbre nouvelle d’une quarantaine de pages, écrite en 1936. Mais je le maintiens, c’est un poème. Mieux, c’est un poème plein de poèmes.

 

Kilimandjaro.jpg

 

*

 

Dans ce poème, Harry, qui est écrivain, va mourir sur un lit de camp.

 

Maintenant, jamais il n’écrirait les choses qu’il avait gardées pour les écrire jusqu’à ce qu’il eût assez appris à les écrire bien. En tout cas, cela lui éviterait d’échouer dans sa tentative. Peut-être n’arrivait-on jamais à les écrire, et peut-être était-ce pour cela qu’on les remettait à plus tard et qu’on ne pouvait pas se résoudre à commencer. Eh bien, il ne le saurait jamais, maintenant.

 

*

 

Il va mourir accompagné d’Hélène, sa riche compagne, avec laquelle il faisait une sorte de safari. Il va mourir au pied du Kilimandjaro.

Elle est gentille, dévouée même. Elle ne veut pas qu’il meure.

 

– Tu ne peux donc pas laisser un homme mourir aussi tranquillement qu’il le peut, sans l’engueuler ? A quoi bon m’engueuler ?

– Tu ne vas pas mourir.

– Ne dis pas de bêtises. Je suis en train de mourir. Demande à ces salauds-là.

 

(Les vautours.)

 

Il va mourir de rien : il va mourir parce que la voiture est tombée en panne et qu’aucun avion ne vient. Il va mourir parce qu’il n’a pas soigné il y a quelque temps une petite plaie et que maintenant sa jambe est pourrie.

 

C’est un dialogue entre un homme et une femme, donc. Entre un homme qui va mourir et une femme qui va lui survivre.

Avec la mort pour tiers, donc.

 

– Tu ne ressens pas une impression bizarre ? lui demanda-t-il.

– Non. Un peu sommeil, simplement.

– Moi, je la ressens, dit-il.

Il venait de sentir de nouveau passer la mort.

– Tu sais, la seule chose que je n’ai jamais perdue, c’est la curiosité, lui dit-il.

– Tu n’as jamais rien perdu. Tu es l’homme le plus complet que j’aie jamais connu.

– Bon sang, dit-il. C’est fou ce que les femmes connaissent peu de choses. Qu’est-ce que c’est ? Ton intuition ?

Car à cet instant, la mort était venue poser sa tête au pied de son lit et il pouvait sentir son haleine.

 

*

 

Le poème d’Hemingway écrit, de manière condensée – mais Dichten = condensare, comme l’écrivait  Ezra Pound – tous ces romans qu’Harry n’écrira pas, et qu’il avait gardés à écrire : ils passent, à grande vitesse, dans le délire – en italiques, lui aussi. Ils sont remplis d’histoires de soldats, d’histoires d’amour, de paysages, d’alcool, de guerres, de putes, de villes, Paris, Constantinople ; et finalement, d’écriture. Ils s’accumulent à toute vitesse, tous ces romans perdus ; ils s’accumulent en poèmes. 

Vous en voulez un court, dur, vers la fin ?

 

Il se rappela l’officier artificier, cela remontait à très loin, quand Williamson avait été blessé par une grenade à manche que quelqu’un d’une patrouille allemande avait lancée alors qu’il passait les barbelés cette nuit-là, quand, avec des hurlements, il avait supplié tout le monde de l’achever. C’était un homme corpulent, très brave et bon officier, encore qu’il s’adonnât aux exhibitions les plus extravagantes. Mais cette nuit-là, il avait été pris dans le réseau de barbelés, éclairé par un projecteur et ses boyaux s’étaient répandus dans le barbelé, si bien que lorsqu’on l’avait ramené, vivant, il avait fallu couper dedans pour le délivrer. « Tue-moi, Harry. Mais bon Dieu, tue-moi. » Ils avaient eu un jour une discussion à propos de Notre-Seigneur qui n’envoyait jamais rien qu’on ne pût supporter et quelqu’un avait proposé comme explication qu’à un certain moment la douleur vous faisait automatiquement tourner de l’œil. Mais il s’était toujours rappelé Williamson, cette nuit-là. Rien n’avait pu le faire tourner de l’œil, et il avait dû lui donner tous ses comprimés de morphine qu’il avait toujours gardés pour lui, et même alors ils n’avaient pas fait de l’effet tout de suite.

 

*

 

Au matin, Harry n’est pas mort. L’avion vient le chercher. Compton (1) pilote. Il ne va pas dans la bonne direction : il file vers les neiges du Kilimandjaro. La Maison de Dieu.

Hélène se réveille en sursaut (elle rêvait de son père, qui s’était montré insupportable) : Harry est mort sur son lit de camp (2).

 

 

 

 

 

 

 

(1) Nom banal, quoique puissamment symbolique, non ?

(2) Ces deux "fins" ne sont pas du tout anodines.

 [Lu dans la traduction de Marcel Duhamel, dans le vieux livre de poche (photo) de mon père, avec sa belle couverture à l'illustration non signée.]

Commentaires

  • magnifique, cette image du léopard saisi en pleine "quête"...

  • Voilà qui donne envie de remettre son nez dans Hemingway.
    D'autant plus que je lisais l'autre jour je ne sais plus trop où (un journal égaré sur une table sans doute), que les neiges éternelles du K. étaient mal en point. Il en restera toujours un texte. Ce que dit votre titre.

  • C’est un dialogue entre un homme et une femme, donc. Entre un homme qui va mourir et une femme qui va lui survivre.
    Avec la mort pour tiers, donc.

    "– Tu n’as jamais rien perdu. Tu es l’homme le plus complet que j’aie jamais connu."

    Bien sûr que si qu'elle avait AUSSI senti la mort, mais elle gardait pour elle cette douleur... de savoir que l'être aimé allait mourir. Et si elle "l'engueule" c'est pour ne pas pleurer.

    "Elle est gentille, dévouée même. Elle ne veut pas qu’il meure."

    Je souris... non elle n'est pas gentille, elle est aimante.

    C'est quoi au fait l'histoire? Pfff! Quand on parle d'amour je ne vois rien d'autre moi. Comme dirait Zemmour Eric : vous faites dans la guimauve Ambre, dans l'émotionnel pour plateau de télévision. Tsss.

    La Maison de Dieu existe donc... au sommet du Kilimandjaro.

    "Ils sont remplis (...)d’histoires d’amour, (...)et finalement, d’écriture. Ils s’accumulent à toute vitesse, tous ces romans perdus ; ils s’accumulent en poèmes."
    J'aime.

  • Très joli blog

  • Oui, joli blog.

  • Je confirme, ça sent pas la charogne par ici.

Les commentaires sont fermés.