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Artistes distingués contre grandeurs morales

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Et Sarpédon dit à Glaucos au douzième chant de l’Iliade : « Ami, si échappant à cette guerre, nous devions pour toujours être exempts de la vieillesse et de la mort, je resterais moi-même en arrière… Mais mille morts sont incessamment suspendues sur nos têtes ; il ne nous est accordé ni de les éviter ni de les fuir. Marchons donc. »

Debord, In girum imus nocte et consumimur igni

 

Citation du vieil Homère, qu’on lit ainsi en Pléiade, dans la traduction de Robert Flacelière :

 

Ah ! s’il nous suffisait, mon brave ami, de fuir la bataille aujourd’hui pour n’avoir plus jamais à redouter la mort non plus que la vieillesse, tu ne me verrais pas lutter au premier rang, ni t’envoyer toi-même au combat glorieux. Mais puisqu’en fait, toujours et quoi que nous fassions, les démons du trépas, innombrables, nous guettent, et que nul des mortels ne peut leur échapper, allons ! et procurons la gloire à quelqu’un d’autre, ou plutôt, gagnons-la, nous, aux dépens d’autrui.

 

Contrairement à ce que je m’imaginais, connaissant grosso modo « l’histoire » que racontent ces deux œuvres admirables, j’ai eu un grand plaisir à lire l’Iliade, tandis que l’Odyssée me fut pénible. Les ruses d’Ulysse mêmes me semblaient plus extraordinaires dans ce décor planté tout entier pour l’affrontement brutal qui devait voir la légendaire défaite d’Ilion que dans la succession de situations faites, dirait-on, tout spécialement pour permettre leur seul déploiement que décline l’Odyssée. 

 

Mais peut-être nous faut-il, Homère ayant composé deux ouvrages si différents, en préférer un seul. Il se peut bien, après tout, que ce goût pour l’un ou l’autre de ces chefs d’œuvre soit déterminant, et que quantité des œuvres produites par l’Occident tiennent en effet, qu’elles le sachent et s’en soucient ou non, plutôt de l’un ou plutôt de l’autre…

 

S’entretenant longuement, pour la radio, avec Jean Amrouche en 1951-1952 (Mémoires improvisés), Paul Claudel répond ainsi à son interlocuteur, à propos du Soulier de satin :

 

AMROUCHE. – […] Ainsi, par exemple, ai-je été très frappé de voir qu’un homme comme Gide avait, je crois, profondément apprécié vos premières œuvres, du temps que Gide se sonnait lui-même comme chrétien, du temps que les problèmes religieux l’intéressaient, l’inquiétaient, il m’avait semblé qu’il était vraiment capable de participer profondément à vos drames. Et voici que, en 1929, nous découvrons cette note célèbre de son Journal, après qu’il eut achevé de lire Le Soulier de Satin : « Achevé Le Soulier de Satin de Claudel : Consternant ! » Bref, tout se passe comme si une porte qui était demeurée ouverte jusqu’à quelques années de là, s’était tout à coup fermée, et qu’il ne pouvait plus pénétrer dans cet univers !

CLAUDEL. – Eh ben, c’est son affaire ! Tout ce que je peux dire, c’est que pour entrer dans mon drame, il n’y a précisément aucun besoin d’être chrétien, il y a besoin simplement, si je peux dire, d’être claudélien ; pas plus que pour entrer dans Homère, il n’y a besoin de croire aux différents dieux et aux différents pouvoirs surnaturels qu’il fait marcher sur la scène, mais il faut au moins avoir un certain sens du surnaturel, un certain sens des grandeurs morales, des grandeurs providentielles qui se mêlent continuellement aux affaires humaines. Et il peut arriver que des gens, d’ailleurs fort artistes et fort distingués, soient complètement rebutés par ce côté grandiose qui dépasse la vie de tous les jours. Je ne vous en citerai qu’un exemple, emprunté justement au Journal de Gide. Il cite une conversation avec Valéry, dans laquelle Valéry lui dit : « Peut-il y avoir quelque chose de plus ennuyeux que L’Iliade ? » Et Gide lui répond : « Oui, il y a La Chanson de Roland ! » Ça prouve deux hommes, d’ailleurs parfaitement distingués et artistes dans leur genre, mais non seulement peu attirés, mais même violemment rebutés par des grandeurs morales qui leur sont inaccessibles. Personne ne croira que, si distingués qu’ils soient, que Valéry et Gide aient raison ; seulement il s’agit là d’un monde pour eux qui est fermé.

Eh bien, un homme qui regarde Le Soulier de Satin n’a pas besoin d’être chrétien complètement convaincu, mais il a besoin certainement d’avoir un désir d’autre chose, un désir de surnaturel, d’avoir des sentiments profonds qu’il a à exprimer, et il en trouve le lieu, le paysage, si vous voulez, dans ce drame où beaucoup de choses lui échappent mais qui, cependant, lui paraît adapté comme peut l’être une serre, par exemple, au développement  de certains sentiments inarticulés qu’il  portait en lui-même.

 

Il y a certes une rouerie manifeste dans cette façon qu’a Claudel de parler de Gide et Valéry, mais il y a plus encore quelque chose de profond à opposer artistes et distingués à grandeurs morales.

Et positivement, à comparer le drame à une serre…

 

 

 

 

 

 

 Note : Je ne sais pas quelle traduction d’Homère utilise Debord, grand amateur des traductions « classiques », plus littéraires que littérales. Tradition hélas perdue, que je dirais de francisation, et à laquelle on doit aussi d’aller à Rome, Berlin ou Londres plutôt qu’à Roma, « Berline » ou London, d’écouter Bak et Mozart et non pas Barrrrr et Modzarte, de lire Machiavel et Le Tasse etc. ; et que les Don Diègue et Rodrigue de Corneille (ou de Claudel, tiens) ne soient pas de banals Diego Rodriguez…

 

 

 

 

Commentaires

  • "j’ai eu un grand plaisir à lire l’Iliade, tandis que l’Odyssée me fut pénible"

    il est plus facile de lire un paysage familier qu'une terre inconnue. quand troie tombe, le regard du lecteur change de perspective.

  • Reprenant (gentiment hein!) les mots de ma commentatrice de ce soir à propos d'Anna Karénine, ben je vais dire à propos du Soulier de Satin: "je n'avais plus de livres sous la main, ça tombe bien que tu parles de celui-ci, ça me tente de le lire" !
    Merci à vous, en vrai.(parce que je vais le lire, en vrai)

  • @ Sophie : Bonne idée !

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