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Couple avec vue sur auto-tamponneuses

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Samedi matin 22 novembre, par froid coupant, soleil ras et lumière hivernale magnifique, nous nous sommes rendus, mon automobile et moi, jusqu’au village d’Auxon, situé quelque part sur la route vallonnée entre Troyes et Auxerre, encore dans l’Aube, en Champagne, pas encore dans l’Yonne, en Bourgogne, ou moins administrativement, dans ce pays d’Othe dont les frontières se rient des napoléoniennes divisions. A côté de l’église de ce village, dans le petit parc la jouxtant, on trouve cette incongruité-là : un manège d’auto-tamponneuses, en parfait état de marche et fermé au public. Comme je me rendais en ce village, aussi improbable que cela puisse paraître, pour assister et participer à ce que ses organisateurs nomment, avec une pompe des plus naïves, un convent d’auteurs (dramatiques), on me posa cette embarrassante question, à laquelle j’avais deux heures pétantes pour « répondre » : « Que vient faire ce manège d’auto-tamponneuses fin novembre à Auxon ? ». Quoique je doute fortement de l’intérêt intrinsèque de l’exercice, m’y étant plié d’assez bonne grâce, Chablis aidant, je ne répugne pas à livrer ici ma prétendue « réponse ».

 

 

 

Dans la cuisine. Elle et lui.

 

LUI. – Les doigts gelés, je me suis effondré en larmes. Les deux choses n’avaient pourtant rien à voir. Des bribes d’enfance d’un coup m’ont défoncé la gueule et je me suis retrouvé à chialer, là. J’aurais été risible s’il y avait eu quelqu’un, mais rien d’autre ne m’environnait que le ciel gris et la lumière aveuglante dans les branches d’arbres.

 

ELLE. – C’était quand, ça ?

 

LUI. – Tout à l’heure, près du manège des gosses. La dernière fois, c’était il y a deux ans en voiture, sur l’autoroute, tout à coup en pleine chanson qu’hurlait l’autoradio, qu’est-ce que c’était cette chanson je ne sais plus mais c’était en français, je roulais sous un ciel vide et vague, gris comme un regret à venir, je regardais les vallons et les champs catafalqués sous la neige, c’était magnifique de sérénité et je chantonnais les paroles débiles de la chanson, quand tout à coup un sanglot monstre est monté, je l’ai senti défigurer ma gueule, la bagnole a fait une embardée, j’ai raclé mes portes aux glissières, j’ai dû piler, parce que je me suis retrouvé arrêté dans la bande d’arrêt d’urgence, les larmes chialaient encore. Tout allait bien pourtant, trois minutes avant. J’ai retiré ma veste et mon pulovère, j’ai allumé une clope, j’ai respiré, et puis quoi ? Je suis reparti. On ne va pas en chier une pendule, j’ai un client à voir et je déteste être en retard. 

 

ELLE. – Tu me l’as déjà raconté. Tu travaillais encore. Ça fait bien plus de deux ans.

 

LUI. – Et alors. Je ne le raconte jamais deux fois de la même façon. Je change chaque fois des choses. Avant, je me souvenais de la chanson. Maintenant, je recherche tout : en quelle année c’était ; où j’allais ; entre quelles villes je me trouvais. La neige sur la gueule du paysage, c’est sûr.

 

ELLE. – Pourquoi ?

 

LUI. – Il y a des choses que je voudrais que tu comprennes. Et chaque fois ça échoue. Tu comprends juste à côté. Ton regard n’est pas celui que je voudrais te voir. Tu ne me regardes pas comme j’aimerais.

 

ELLE. – Comme un héros… Comme un enfant qui fait le héros et auquel il faut donner le change.

 

LUI. – Tu te moques. Mais tu as raison.

 

ELLE. – Tu n’es pas à ma merci, je ne te méprise pas, je te regarde sans pitié.

 

LUI. – Qu’est-ce que c’est un héros, un héros qui ne fait rien ? Le destin qui ne vient pas ne viendra pas. Tout aurait dû être là de toujours. Du coup, on s’est assis et on se regarde vieillir dans les yeux de sa femme. En vrai, on a été élevé pour quelque chose de dur, une chose dont on se fait une idée noble, trop haute peut-être, mais l’époque est passée par ailleurs ; elle vous a contourné le plus naturellement du monde, elle est d’une mollesse que rien n’entame, c’est pire que tout, et vous, vous n’avez rien vu ni senti, et vous mettez quinze piges à piger que oui, voilà, tout ce pour quoi on t’a construit, tout ce pour quoi on t’a mis au monde puis mis debout, ce pour quoi tu es fait et tout ce qu’en définitive tu es, c’est bon pour la casse et que même là, à la casse, ça ne peut pas s’y vendre. Ce n’est pas non plus donné, c’est jeté, juste jeté. Et c’est ainsi qu’on passe sa vie.

 

ELLE. – Tu crois qu’il ne se passera rien. Mais il ne se passera rien si tu ne bouges pas, tu sais. Au fond, tu ne veux pas qu’il se passe quelque chose, on s’en fout de quelque chose, ça veut dire quoi quelque chose, et c’est bien mieux ainsi, merci à toi. Les choses, il faut aller les chercher, avec les dents. Même à la télé, ils le disent, les gens qui réussissent. Les cons. Ils attrapent du rêve avec les dents et ils bouffent du néant. Les pauvres gens. C’est la guerre.

 

LUI. – Eh non, ce n’est pas la guerre, hélas. Ce serait au moins plus clair, même dans l’horreur. Et ce serait moins indigne.

 

ELLE. – C’est une idée de gamin. On ne choisit pas : c’est cette guerre-là, et elle ne se ressemble pas. C’est ce monde-là, et nous on est ce qu’on est.

 

LUI. – Ce n’est pas la guerre ; c’est le règne des vendeurs de culs, des avaleurs de paillettes et des suceuses de plus-values ; on permute et on recommence, et on permute et on se débine. La mort en costume bigarré de clown t’offre son trou en promotion. Brouillard de merde.

 

ELLE. – Non. Tu dis toujours la même chose. Mais tu restes assis, toujours. Tu ne vas pas le chercher ce monde. Et je t’en sais gré. Mais aussi je te connais, sais-tu ? Tu vas dire la même chose encore et encore, et vider cette bouteille, les paroles tournoient et elles te saoulent plus que ne le fait le vin. Le discours tourne et enfle sur lui-même, s’élève jusqu’à cogner son plafond puis d’un coup, dégueule son flot sur ma gueule qui n’en peut mais. Alors, pose ton verre, va marcher. Va crever ta haine dans le paysage, use-la à la boue des chemins, ne verse pas la bonde ici une fois de plus, dans les larmes et les gueulements. Je n’ai plus la force sans rien dire de ramasser encore ce qui est cassé depuis si longtemps. Et pourtant, je te porte, tu sais, je te porte.

 

LUI. – Non. Je casse les choses parce que ton regard n’est pas le bon. Pas celui que je voulais, que je n’ai d’ailleurs jamais reçu, même avant, même au tout début, dans la passion, bien avant qu’on s’aime enfin – comme tu dis. Il y a quelque chose qui est pour toujours déçu dans ton regard. Je suis un être décevant, et pourquoi ça ne pourrait pas me mettre en colère, à hurler de rage à la face du silence qui s’en fout, hein ?

 

ELLE. – Tu te trompes. Je ne te vois pas comme ça. Tu es là depuis toujours et je ne te vois pas. Tu es là comme si tu n’y étais pas, je ne m’étonne de rien, et tu es une espèce particulière de rien. Ne fais pas semblant de prendre ça mal, tu sais très bien que c’est au fond ce que nous pouvions réussir de mieux, non ? Je ne te regarde certes pas comme un héros, mais tu n’en es pas un. On est là, et c’est tout. On est là, et c’est tout, et il y a plus d’amour là-dedans que dans toutes les chansons qui te font chialer sur l’autoroute ou bien devant ce manège de butors auto-tamponnés où ton enfance revient te péter dans la gueule. – Et puis les autres, ailleurs, qui vivent d’autres vies qu’ils fourguent en couleurs, laisse-les donc où ils sont. Leur seule chance, c’est d’avoir paré leur misère de chatoyants atours et point-barre. C’est la même crasse infâme, dont ils n’emporteront rien nulle part. Leurs gosses aussi paieront les dettes. Des tas de merde qui se la pètent. Pose ton verre je te dis, va faire un tour, va marcher, hurle dehors, engueule aussi de ma part ces putains de ciels sans dieu, pense à notre petit garçon mort et reviens-moi calme comme ce rien qui m’environne et me protège.

 

LUI. – Tu m’emmerdes à la fin, ne me regarde pas comme ça.

 

Il sort.

Fin.

 

 

 

 

 

 

Commentaires

  • Pas mal, pas mal. Bravo, chablis.

  • La mort de l'enfant : un thème tabou. Ce morceau, vous avez eu l'occasion de le tester ?

  • @ Solko : Pas vraiment, non. Disons que juste après l'écriture, deux comédiens ont lu publiquement le texte, mais ils le découvraient à mesure et l'audition (l'espace n'étant pas "fait") s'en ressentait quelque peu. Tout est donc passé sans problème, aux dernières phrases du texte ont succédé les applaudissements convenus. Bref, il ne s'est rien passé - sauf pour une spectatrice, peut-être, laquelle m'a témoigné d'une bise appuyée quelque chose (but what?). Bref, c'est à refaire.
    Certes, le thème est tabou, quoique de moins en moins. Raison pour laquelle il apparaît en fin de course seulement, dans l'espoir qu'il demande une compréhension différente de tout ce qui précède...

  • A propos de votre réponse à Solko: incroyable c'est la première fois que j'entends un auteur parler de ce que "ça fait" en face: les applaudissements -convenus (ou pas ?, votre "what" sur ce qu'a voulu dire une spectatrice- alors là je suis sidérée

  • Refaites.

  • A lire c'est déjà remuant par endroits. Désolé Pascal je m'exprime maladroitement.

  • @ Solko: Je referai.

  • @ Sophie : je ne comprends pas ce qui vous sidère, en fait.

  • @ Tang : Je vois...

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